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Ce rapport différencié des expériences du travail et de la guerre avec la littérature constitue, outre le signe d’une appartenance à des régimes de pensée distincts, la clef respectivement de leur transmission et de leur refoulement. Dans Élise ou la vraie vie, la guerre est une « bataille de l’écrit » journalistique, dont l’actualité trop pressante empêche le travail formel nécessaire à son expression. La réalisation éventuelle de ce labeur, cependant, n’est pas exclue : le roman se

68 Roland Barthes, « La nouvelle Citroën », dans Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 140-1. Plus violent – on est en

pleine grève à Peugeot-Sochaux –, Charles Loriant décrit lesdites « opérations techniques » comme suit : « Une bagnole, ce n’est donc pas seulement une carrosserie banalisée sur un antique moteur à explosion, ce n’est pas seulement de la matière grise de Cravate [chef], du savoir-faire et du labeur d’esclaves, c’est, en plus, de la hargne et de la vacherie de Cravate, et c’est enfin, technologie de pointe, du rêve criminel d’OS de pendre des centaines de salauds par leur cravate. » (Charlie Hebdo, 18 novembre 1981, n° 575.)

termine sur l’évocation d’une « espérance » couvant « sous les cendres » dans l’attente du « souffle qui l’attisera » (ÉV, p. 276), image organique de la montée différée de l’espoir qui rappelle celle de la « germination » des hommes « grandissant pour les récoltes du siècle futur » qui clôt le roman minier de Zola (G, p. 405) et qui peut être interprétée comme un appel personnel à une remémoration partagée. Les passages entre les deux « paliers » en effet sont fluides. Maurice Halbwachs effectue le rapprochement sur la base de l’unicité des « cadres sociaux » qui les organisent, définissant ainsi la mémoire individuelle comme un « point de vue sur la mémoire collective69

» : si chacun a le sien propre, selon la place occupée vis-à-vis du matériau mémoriel, celui-ci reste inchangé peu importe l’angle sous lequel on l’envisage. Chez Etcherelli, la stase momentanée relève d’un oubli individuel désiré mais garant de la maturation prochaine du souvenir collectif, selon la relation dialectique de ces deux termes qu’on a vue nécessaire à toute prise en charge mémorielle conséquente, aux dires de Tzvetan Todorov, qui suggère encore que « loin de s’y opposer, la mémoire est l’oubli : oubli partiel et orienté, oubli indispensable70

». Dès lors le texte, s’il symbolise la rupture qui a lieu à l’époque dans la passation de l’expérience de la guerre et thématise les conditions d’une amnésie à venir, croit – ou veut croire – à la potentialité d’une mémoire, ressoudée après une période d’occultation…

Cinquante ans plus tard, Élise s’est fourvoyée. Force est de constater que l’oubli « partiel et orienté » a trop longtemps été oubli total et hermétique pour avoir un avenir. Cela n’empêche pas le passé de ressurgir, bien sûr : le Churchill très freudien qu’on a croisé en épigraphe de Meurtres pour mémoire le savait bien. Il le fait toutefois sous des formes déplacées – l’expression « devoir de mémoire » le montre à elle seule – qui mènent à ce que Todorov dénonce comme Abus de la mémoire, c’est-à-dire à une remémoration sans autre fondement que la conservation d’événements révolus, qui nous coupent du temps présent. Car s’il est essentiel de recouvrer le passé, « cela ne veut pas dire que le passé doit régir le présent, c’est celui-ci, au contraire, qui fait du passé l’usage qu’il veut71

». Et c’est bien la première et malheureuse

69 Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, PUF, 1950, p. 33.

70 Tzvetan Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien. Enquête sur le siècle, Paris, Robert Laffont, 2000, p. 140.

L’auteur souligne.

proposition qui me vient à l’esprit, tout extérieure que je sois à ces événements et avec la distorsion qu’une telle extranéité suppose, lorsque je lis les réflexions de Boucheron et Riboulet suite aux attentats de janvier 2015 :

À la croisée exacte du chassé-croisé meurtrier de la rue Copernic entre l’antisémitisme de l’extrême droite [plus tôt : « le vieil antisémitisme d’État »] et la haine des Juifs qui s’autorise de la souffrance du peuple arabe se trouvait déjà, pour la France, l’immense blessure algérienne – où l’on retrouve Maurice Papon, préfet régional à Constantine depuis 1956, préfet de police à Paris lors du massacre de Charonne le 17 octobre 1961, où l’on retrouve l’OAS et le putsch des généraux, dont l’un donne désormais son nom à une rue de Béziers, mais où l’on retrouve aussi les atrocités de la guerre civile algérienne, le GIA, les attentats en France après que l’on a volé la victoire électorale du Front islamique du salut (huit morts à la station RER de Port-Royal, […] c’était le 3 décembre 1996 […]72

).

La citation est tronquée car « à tirer ce fil, c’est toute la pelote qui vient73

», celle qu’en dépit de ses épingles ou ses aiguilles Élise n’osait pas tout à fait – quoique, à bien y penser les « corps que l’on jette [à l’eau] certaines nuits de grosse rafle, dans l’ivresse de la haine » (ÉV, p. 270), sont peut-être aussi, dans un roman publié en 67, ceux d’octobre 1961 – ou n’avait tout simplement pas les moyens de dévider. Celle, finalement, d’un monstrueux ratage dans la préservation de l’histoire.

Si l’identité d’un groupe se bâtit d’abord sur sa mémoire, il faut reconnaître avec Joël Candau que « [cette] mémoire collective est sans doute davantage la somme des oublis que la somme des souvenirs74

», et par conséquent que les membres d’un groupe ont d’abord en commun ce qu’ils ont oublié du passé partagé. Afin de mieux comprendre la signification et les retombées d’un tel état de fait, un détour par la Grèce ancienne n’est pas aussi incongru qu’il en a l’air : pour refonder la cité après la guerre civile qui suivit la défaite dans le Péloponnèse, les Athéniens firent serment en l’an 403 avant notre ère de « ne pas se rappeler les maux du passé » (me mnesikaeîn). En d’autres mots, ils se livrèrent sciemment et à l’instigation des vainqueurs

72 Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet, op. cit., p. 119. Les auteurs font référence à l’attentat du 3 octobre 1980,

présumément lié à la situation palestinienne, contre la synagogue de la rue Copernic. Cette première violence antisémite depuis la Deuxième Guerre mondiale survient alors que « Maurice Papon était ministre du Budget sans que pratiquement personne n’y trouve à redire » (p. 117).

73 Ibid., p. 120.

démocrates des combats à l’opération intellectuelle que les Français des années 1960 firent tous plus ou moins inconsciemment, selon Nelly Wolf. Il ne s’agit pas là des seules occurrences historiques du phénomène, peu s’en faut – qu’on pense, entre autres, aux suites du génocide rwandais et à ceux des peuples autochtones partout à travers le monde –, mais l’exemple grec a ceci de particulier qu’il présente les rouages mêmes de sa structure dans une pureté qu’il est tentant de qualifier de « tragique ». En prêtant ouvertement serment les Athéniens évaluent le marché de l’oblitération et l’acceptent jusqu’au parjure, puisque jurer d’oublier c’est forcément se souvenir.

Cette dualité est au centre de l’analyse que fait Nicole Loraux de l’événement : « Comme si la mémoire de la cité, suggère-t-elle, se fondait sur l’oubli du politique comme tel75

. » Ce glissement a pour fin de neutraliser le krátos – la victoire, la supériorité d’un parti sur un autre76 – dans demokratía, au nom d’un idéal d’unanimité qui minimise la division et le débat77

, qui lui sont pourtant consubstantiels, afin de « se masquer à elle-même [la pólis] la réalité de son fonctionnement78

». Le parallèle est risqué – quoique l’historienne s’en autorise de semblables, à propos des crimes contre l’humanité commis entre 1939 et 45 –, mais cette automystification paraît aussi le fait de la France d’après-guerre à l’égard de ses pratiques coloniales et de leurs conséquences : Stora montre bien que la censure qui frappe la guerre d’Algérie en métropole vise à préserver la population de la simple réalité79

. Et dans les deux cas le conflit ne s’efface pas si aisément : « le prix à payer pour [l’]oubli80

» est d’importance. L’examen des plaidoyers juridiques de l’époque permet à Loraux de conclure que « barrer la mémoire n’[a] d’autre

75 Nicole Loraux, La cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 2005 [1997], p. 40. L’auteure

souligne.

76 La définition courante de la démocratie antique comme « pouvoir du peuple » élude la dimension conflictuelle

également contenue dans le krátos : le pouvoir n’est pas donné, il s’acquiert ou se négocie et les débats de l’agora le rappellent.

77 Cet idéal n’est pas conditionnel à la démocratie. Dans le récit des trois races et des trois métaux de la République,

le dèmos est décomposé en catégories et en fonctions mais le krátos n’entraîne pas de rapports de domination pour autant : la distribution des biens est à l’inverse du mérite. Les gardiens de la cité, désignés tels car leur âme est mêlée d’or, ne peuvent en posséder matériellement puisqu’« il n’est pas pieux de souiller cette possession divine, en l’alliant à la possession de l’or mortel ». (Platon, La République, trad. Georges Leroux, Paris, Flammarion, 2008 [380 ACN], III, p. 205.)

78 Nicole Loraux, op. cit., p. 20. 79 Benjamin Stora, op. cit., p. 70. 80 Nicole Loraux, op. cit., p. 195.

conséquence que de mettre l’accent sur une mémoire hyperbolisée mais figée81

», ce qui nous ramène en droite ligne au phénomène d’« inflation mémorielle » constaté par Wolf suite à l’amnésie collective de la période gaullienne, ou encore à la « pelote » empoisonnée de Boucheron et Riboulet. Si maintenant l’on se risque à tirer de cette dernière un autre fil, en projetant sur fond contemporain les réflexions étymologiques sur la démocratie de Loraux, le constat n’est guère plus riant mais en regard, cette fois, du pendant thématique de la guerre chez Etcherelli et sujet principal de cette étude : le travail.

Dans La mésentente, Jacques Rancière explique le triomphe actuel de ce qu’il désigne comme « post-démocratie », soit « le paradoxe qui fait valoir sous le nom de démocratie la pratique consensuelle d’effacement des formes de l’agir démocratique82

», par l’abandon de plusieurs conditions fondatrices du régime premier. Celui-ci aurait notamment renoncé à se définir comme le pouvoir du peuple83

, c’est-à-dire qu’au court-circuit du krátos des Athéniens nous aurions substitué celui du dèmos – voire nous les aurions « additionnés » car, si les « démocraties84

» en cause ne sont pas les mêmes, Rancière parle aussi d’excès consensuels. Les conséquences sont multiples : d’une part la société supposément « sans classes » est le lieu d’une nouvelle exclusion plus insidieuse que ses formes antérieures, d’autre part le « partage du sensible » réaménagé qui résulte de l’effacement du peuple et, dans son acception marxiste, du travailleur est corollaire de phénomènes sociaux de vaste portée.

Il y a vingt ans, nous n’avions pas beaucoup moins d’immigrés. Mais ils portaient un autre nom : ils s’appelaient travailleurs immigrés ou, tout simplement, ouvriers. L’immigré aujourd’hui, c'est d’abord un ouvrier qui a perdu son second nom, qui a perdu la forme

81 Ibid., p. 265-266.

82 Jacques Rancière, « Démocratie ou consensus », dans La mésentente. Politique et philosophie, op. cit., p. 142. 83 Abandon signifié avec ironie – ou une grande naïveté – par le titre de l’émission du 12 avril 2016 de Du grain à

moudre (par Hervé Gardette, sur France Culture) : « Faut-il confier la démocratie au peuple ? » Disponible en

ligne : http://www.franceculture.fr/emissions/du-grain-moudre/faut-il-confier-la-democratie-au-peuple

84 Sur l’évolution du mot « démocratie » dans le vocabulaire politique, on se référera à Francis Dupuis-Déri,

Démocratie. Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France, Montréal, Lux, 2013, 446 p. L’auteur montre

que sa conception actuellement dominante résulte d’un retournement sémantique qui remonte au milieu du XIXe

siècle, ce qui signifie qu’elle est postérieure aux révolutions des XVIIIe et XIXe siècles. Les systèmes de gouvernement qui sont issus de ces dernières et qu’on associe à l’idée de démocratie ont de fait été instaurés contre cette idée, porteuse de connotations négatives et plébéiennes aux yeux des élites politiques, jusqu’à ce que le terme en vienne à progressivement désigner ce qui était jusqu’alors appelé « république », à savoir un régime libéral électoral.

politique de son identité et de son altérité, la forme d’une subjectivation politique du compte des incomptés. […] Ce qu’il a perdu, c’est son identité avec un mode de subjectivation du peuple, l’ouvrier ou le prolétaire, objet d’un tort déclaré et sujet mettant en forme son litige85

.

Élise ou la vraie vie représente l’état qui précède cette dé-subjectivation de la figure ouvrière, avant qu’elle ne « se scinde […] en deux : d’un côté, l’immigré ; de l’autre, ce nouveau raciste auquel les sociologues donnent significativement un nom de couleur, l’appelant "petit Blanc", du nom naguère attribué aux colons modestes de l’Algérie française86

». Et pourtant, la scission se profile dans la contradiction que recèle la xénophobie des ouvriers blancs et communistes – « Ceux-là qui auraient dû les accepter, les reconnaître, les avaient repoussés, eux qui clamaient dans leurs congrès : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous." » (ÉV, p. 236) – et, sur un plan métaphorique, dans la liquidation des deux travailleurs principaux du roman, hormis Élise. (Cette dernière ne s’intègre de toute façon jamais vraiment à l’usine : les cris de ses collègues masculins l’en empêchent et sa tâche, « écrire » [ÉV, p. 80] les défauts de fabrication, est inconciliable avec le refus de l’écriture que l’usine érige en norme.)

Pour représentative de l’oblitération de la guerre que soit l’abolition narrative conjointe de Lucien et d’Arezki, en effet, le décalage entre les moyens mis en œuvre pour parvenir à cette fin est révélateur du traitement du travail. Le premier est mis à mort par le texte, qui se contente de faire disparaître le second en insistant sur le cul-de-sac auquel sa recherche aboutit : impossible de savoir ce qu’il est advenu de lui. Si cette incertitude mine la pauvre Élise, elle conduit le lecteur à se demander si ce degré de vitalité « supérieur » à celui de Lucien n’est pas à mettre au compte de leur statut respectif. L’ouvrier français (c’est-à-dire, en France, l’ouvrier tout court) est tué, l’ouvrier immigré ce n’est pas sûr. Peut-être, justement, parce qu’il n’est tué qu’à moitié, parce qu’il n’a perdu qu’une des composantes de sa double identité : la même qui est aussi annihilée chez Lucien et dont la perte préalable – on se rappelle qu’Arezki est renvoyé

85 Jacques Rancière, op. cit., p. 161. Le regard social pénétrant du polar et particulièrement de Daeninckx est à

souligner encore une fois, lorsqu’un personnage de thésarde en histoire fait du Rancière dix ans avant Rancière : « Les immigrés ont remplacé les romanichels, les jeunes chômeurs ont pris la place des biffins. » (Op. cit., p. 133- 134.)

de l’usine – explique sans doute sa fin tragique. « Il ne lui reste alors qu’une identité sociologique, dit Rancière, laquelle bascule alors dans la nudité anthropologique d’une race et d’une peau différentes87

» et, pour l’amoureux algérien d’Élise, dans l’effacement textuel. En d’autres mots, si du travailleur immigré est soustrait le travailleur, il ne reste que l’immigré – un fantôme du texte qui pointe vers son avenir incertain. La « vraie vie » comme « prise de conscience » (cf. supra) tourne court : le peuple non seulement ne surmonte pas le jeu formel de la démocratie, il se délite.

Ces dernières réflexions sont à prendre avec toutes les réserves que l’orientation prospective qu’elles prêtent au roman suppose. Si rien n’est moins sûr que leur validité, je porterai à leur défense qu’elles tiennent de la lecture « actualisante » que défend et revendique Yves Citton dans Lire, interpréter, actualiser : « elle[s] s’attache[nt] à exploiter les virtualités connotatives des signes [du] texte […] afin d’en tirer une modélisation capable de reconfigurer un problème propre à la situation historique de l’interprète » pour, finalement, « apporter un éclairage dépaysant sur le présent88

». Qu’on accepte ou non ce plaidoyer, le recours à la pensée de Rancière a le mérite de nuancer la stricte opposition de la guerre et du travail en termes mémoriels qui, de prime abord – c’est-à-dire si l’on s’en tient à l’analyse de leur rapport à l’écriture –, apparaît trop simple pour rendre compte d’une réalité complexe. On a vu l’usine évacuer la médiation graphique obligée qui « fige » et « hyperbolise » la guerre, dans les mots de Loraux, et rend dangereusement branlantes les projections textuelles de sa mémoire. Elle offre plutôt un accès à sa réalité au sujet tout en ménageant la possibilité de sa mise en forme, selon un processus en deux temps qui induit un décalage reproduit dans celui entre le titre du roman qui en résulte, dont la troisième personne crée une certaine distance, et sa narration, liée à un « je » très intériorisé. Tous ne parviennent pas à réaliser ce programme, cependant, et la « vraie vie » n’est pas nécessairement positive : la connaissance qu’elle engendre peut être terrible au point d’en faire rechercher activement le refoulement, ainsi qu’Élise le constate, et elle a partie liée avec la mort – c’est un « mortel réveil » (ÉV, p. 98), qui emporte son frère parce qu’il a voulu vivre vraiment.

87 Ibid., p. 161.

88 Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007,

Or, si dans la conjugaison de l’accident de Lucien à la disparition d’Arezki on lit le remplacement de la figure du travailleur par celle de l’immigré, la transmission de l’expérience de l’usine devient elle aussi incertaine, alors même que c’est un « oubli » – celui de l’idée de peuple – qui explique la mutation effective selon Rancière. Pour peu en effet que l’on sorte (encore) du texte, les processus mis en évidence dans la mémoire collective empêchée de la guerre d’Algérie empruntent un tracé que reprennent ceux qui régissent une invisibilité ouvrière contemporaine qu’on ne peut expliquer simplement par des fermetures d’usines, aussi catastrophiques soient-elles : un rapprochement qu’il s’agira d’avoir en tête lorsqu’on examinera, chez François Bon, les implications sociales, imaginaires, « paysagères » aussi de tels événements. Si la métaphore guerrière continuera à servir de guide pour interpréter au moins en partie les textes, la thématisation d’une panne de transmission basculera complètement du côté du travail – à moins, bien sûr, que l’on ne garde en mémoire l’exemple de Claire Etcherelli, comme la modernisation française semble l’avoir (malheureusement) fait de l’Athènes antique.

*

À ce point terminal de l’étude de la représentation de l’usine dans Élise ou la vraie vie, il convient d’effectuer un ultime virage pour noter que la fin absurde de Lucien, parallèlement à ses implications en regard du devenir du travail et de la mémoire de la guerre, est hautement symbolique compte tenu de l’importance de la voiture – et partant de l’accident de voiture – dans l’imaginaire social des Trente Glorieuses. Les accidents de Françoise Sagan, de Roger Nimier, d’Albert Camus et de Michel Gallimard, le Week-end de Godard ou les Tricheurs de Carné ne sont que des exemples d’une longue liste d’occurrences réelles ou fictives du phénomène, dont Ross dresse l’inventaire89

. À côté de ce rêve de vélocité et de sa variante cauchemardesque, la montée d’Élise à Paris est aussi risible que celle de d’Artagnan sur son bidet jaune – « Des gens fendaient les routes à de folles vitesses, et moi, je prenais le train pour la première fois » (ÉV, p. 60) – et la mort de Lucien encore plus : « Vie manquée, mort dérisoire.

Les jeunes héros du siècle mouraient au volant dans le fracas de leurs bolides et lui se tuait sur un solex. » (ÉV, p. 267) Victime de sa mauvaise maîtrise d’un véhicule que Pierre Bergounioux a pu décrire comme un vélo équipé d’un « moteur idiot placé à un mètre du sol90