• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 : La participation publique, d’une dynamique à un impératif

1.2 Les populations au cœur des processus de décision publique : l’institutionnalisation de la

1.2.2 La participation dans les pays du Sud : la décentralisation comme outil privilégié

Dans la perspective des théoriciens classiques tels Dahl (1961) ou de Pateman (1970), la décentralisation est généralement idéalisée (Bherer 1999) comme un tremplin vers une promotion de la participation des citoyens à l’action publique locale : « decentralization to democratic […] local government authorities will give rise to a number of benefits : greater participation by citizens in local development decisions » (Crook 1996, 695). Entendue comme une politique de « répartition entre le centre et la périphérie du pouvoir, de l’autorité et des responsabilités relatives aux systèmes politique, financier et administratif » (Brinkerhoff et Johnson 2009, 646), la décentralisation favoriserait la démocratisation, notamment la participation : « decentralization has had (or will have) a positive and direct impact on democratization processes, as seen in the […] impulse to create institutional structures that promote citizen participation » (Santín del Río 2004, 60). Dans cette optique, elle est recommandée par les bailleurs de fonds internationaux dans les pays du Sud dans le cadre de l’initiative « good governance » (Crook 1996, Assogba 1996). Cependant, certaines études empiriques tentent de relativiser une telle hypothèse « conventionnelle » (Spina 2013) établissant un lien direct entre décentralisation et promotion de la participation du public (Andrews et De Vries 2007).

Selon Hart (1972: 604), même si « les facteurs à l’origine de la décentralisation sont nombreux, la principale justification porte sur le fait qu’un gouvernement décentralisé est la condition optimale à la participation citoyenne. » Dans cette optique, l’échelon local est considéré comme le lieu idéal (Bherer 1999), dû à la proximité qu’il induirait entre les représentants et les représentés : « many rights and duties of citizenship have a local practical significance because they are concretely exercised locally rather than nationally » (Boudreau 2003, 793). La déclaration de Orestes Quércia (cité dans Andrews et De Vries 2007, 473), président du parti du Mouvement démocratique brésilien (PMDB) à l’occasion des élections municipales de 2004, témoigne de cette idéalisation de l’échelon local lorsqu’il souligne que « le citoyen ne vit pas dans son pays, il vit dans sa ville. » C’est dans cette perspective que les politiques de décentralisation se multiplient depuis les années 1970 (Lemieux 2001).

Selon Stern (2012), si la décentralisation est soutenue aujourd’hui dans les pays du Sud, cette dernière a une histoire qui peut être structurée en trois phases. Par exemple, en Afrique, la première phase se situe avant et au moment des indépendances (1940-1960), marquée par des

17 expériences d’institutions locales inspirées des gouvernements locaux (pour les Britanniques) et des communes de la métropole (pour les Français). Néanmoins, au lendemain des indépendances, et eu regard aux « multiples et urgents problèmes de moyens, de gestion administrative et de mise en place de structures étatiques » (CGLU 1998, 28), la plupart des États optent pour la centralisation et limitent les pouvoirs des institutions locales (Stern 2012). La deuxième phase se rapporte aux années 1970-1980 où des comités de développement sont mis en place au niveau local pour pallier la centralisation excessive et les problèmes de mise en œuvre des projets de développement. Mais selon Stern (2012, 575), « this trend at decentralization […] was more like deconcentration than true, political decentralization. » Finalement, l’auteur situe le début de la troisième phase en cours dans la décennie 1980-1990: « by the late 1980s and early 1990s […,] a great number of states […] opted to undertake measures of decentralization from the center to local governments » (Stern 2012, 577). Si l’auteur et même d’autres écrits (CGLU 2008) notent le soutien de la société civile à cette troisième phase des politiques de décentralisation dans le cadre des demandes de démocratisation, il convient de souligner aussi le rôle des institutions internationales13.

En effet, depuis les années 1980, les bailleurs de fonds internationaux encouragent et soutiennent la décentralisation dans les pays du Sud (Blair 2000). Face aux échecs constatés des Programmes d’ajustement structurel14 (Osmont 1998, Petrelle 2004) mis en place dans le sillage des politiques néolibérales dans les pays du Nord (Pierre 2009, Béal et Rousseau 2008), la Banque mondiale estime qu’il y a une crise de gouvernance dans les pays du Sud, notamment en Afrique subsaharienne : « underlying the litany of Africa’s development problems is a crisis of governance » (The World Bank 1989, 60). Ainsi, l’initiative « good governance » (Crook 1996) est promue par la Banque mondiale et d’autres bailleurs de fonds internationaux pour amener les pays post coloniaux au développement (Assogba 1996) dans une perspective de gestion plus efficace et transparente du service public (Allemand 2000). Le problème principal de ces pays serait l’absence d’une classe politique légitime et respectée et d’une société capable d’exercer un contrôle rigoureux sur les instances administratives (Crook 1996). Dans ce sens, la décentralisation en faveur des collectivités locales est prônée (Stoker 2008) afin de promouvoir la participation et le contrôle citoyen (Crook 1996, OCDE 1997), et ce, en

13 Sur les débats entre facteurs internes et externes de ces changements, voir Rasheed, Sadig 1995. « The

Democratization Process and Popular Participation in Africa: Emerging Realities and the Challenges Ahead. » Development and Change 26 : 333-354.

14 Réformes économiques imposées aux pays du Sud dans les années 1980 par les Institutions financières

18 dépit des conclusions souvent nuancées sur le lien entre la décentralisation et la participation citoyenne (Rondinelli, Nellis et Cheema 1983, Litvack, Ahmad et Bird 1998).

La décentralisation est ainsi devenue un pilier majeur des recettes pour les pays du Sud, « elle augmenterait la transparence, l’imputabilité, la participation des citoyens, l’efficacité, la mobilisation des ressources, la démocratie, l’inclusion, la productivité » (Thede 2010, 139). Au cours donc des années 1990, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) met en œuvre près de 250 programmes de décentralisation dans divers pays en développement, tandis que l’Agence des États-Unis pour le développement international (United States Agency for International Development – USAID-) en soutenait près d’une soixantaine (Blair 2000). De même, en 1998, Litvack, Ahmad et Bird (1998) constatent une forte présence de la composante décentralisation dans la plupart des projets de la Banque mondiale dans ces pays, soit 19% des projets en Afrique, 14% en Asie du Sud, 13% en Amérique latine, 11% au Moyen-Orient et en Afrique du Nord et 6% en Europe et en Asie centrale. En 1997, un rapport du Comité d’aide au développement (CAD)15 de l’OCDE vient renforcer cette idéalisation de la décentralisation comme le moyen d’atteindre le développement participatif en soulignant que :

La délégation d’une partie des missions et du pouvoir de l’État combinée à la mise en place d’une administration locale démocratique peut être un moyen important d’améliorer l’efficacité des services et de permettre aux citoyens ordinaires de participer à la gestion des affaires publiques. (OCDE 1997, 13)

Or depuis 1980, la Banque mondiale relevait déjà des difficultés dans l’atteinte des résultats des politiques de décentralisation (Rondinelli, Nellis et Cheema 1983). En effet, plusieurs études empiriques nuancent les effets supposés de la décentralisation sur la participation. Selon Andrews et De Vries (2007, 469), « aucun lien n’a pu être établi entre [le] renforcement [de la participation] et les processus de décentralisation. » Par exemple, Santín del Río (2004, 60) illustre bien cette absence de lien dans le cas mexicain : « decentralization and democratization in Mexico […] is generally in the opposite direction. » Selon l’auteure, c’est la pression des partis politiques d’opposition et l’activisme des mouvements sociaux qui ont amené le gouvernement fédéral à mener des réformes dans le cadre de la décentralisation. À partir d’une étude comparative entre le Brésil, le Japon, la Russie et la Suède, Andrews et De Vries (2007, 493) pour leur part soulignent que « l’idée selon laquelle la décentralisation renforce la participation se fonde davantage sur une “croyance” que sur des données empiriques ». Encore plus

19 récemment, Spina (2013, 11) confirme cette perspective en Europe occidentale et orientale à la suite d’une analyse de la participation politique16 : « an analysis of citizen behaviour in 22 countries fails to confirm that extensive decentralisation is a major determinant of citizen participation. »

Nonobstant les résultats de travaux émettant des nuances sur la capacité des politiques de décentralisation à atteindre les objectifs escomptés, notamment en matière de participation citoyenne, la détermination des bailleurs de fonds internationaux et des pays du Sud n’est pas affectée. Ainsi, à la faveur de la vague de démocratisation en Afrique subsaharienne francophone dans les années 1990 (Assogba 1996), l’engouement pour la décentralisation se renforce (CGLU 2008). Cette dernière « s’est rapidement imposée comme un instrument de la participation » (Fisette et Raffinot 2010, 30). Le même objectif est toujours visé, à savoir : « favorise[r] des choix concertés des politiques de développement et la responsabilisation des populations pour leurs propres affaires au niveau local » (PDM17 2003, 14). Ainsi, dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne par exemple, « divers mécanismes sont en effet expérimentés en vue d’associer les populations et les organisations sociales à la gestion publique locale » (CGLU 2008, 46). Parmi ces mécanismes, on trouve, notamment la publicité des sessions ou des périodes de débat entre assemblées et populations.

Comme on le constate, l’idée de participation est valorisée autant au Nord qu’au Sud. Comme le mentionne Blatrix (2002), le processus résulte désormais d’une sorte d’injonction à participer. Néanmoins, si le foisonnement de législations nationales et d’initiatives locales démontre une certaine ouverture des politiques en faveur de l’implication des citoyens dans le processus de production de l’action publique (Bingham, Nabatchi et O’Learay 2005), elle semble ne pas dépasser dans la plupart des cas le stade d’énoncé de principes (Blondiaux 2005). Selon ce dernier auteur, la « rhétorique » de la participation développée par les pouvoirs publics contraste dans la plupart des cas avec l’investissement réel. À l’exception de quelques rares expériences comme le budget participatif, nombre de mécanismes de participation sont rarement en prise directe avec la décision démocratique18. Dans cette perspective, des auteurs s’interrogent sur les attendus de l’offre de participation venant d’en haut.

16 L’auteur analyse cinq dimensions: « contact politician, sign petition, vote, campaign badge, work in party » (Spina

2013, 11).

17 Partenariat pour le Développement Municipal (PDM) est une association régionale qui regroupe les différentes

associations nationales de pouvoirs locaux d’Afrique.

18 La LAU au Québec et la loi Barnier du 2 février 1995 en France portent aussi des obligations formelles en matière

20 Par exemple, selon Godbout (2005), l’acceptation d’être « mobilisé, consulté », d’être « concerté » limite la capacité d’opposition à l’extérieur des groupes de citoyens. Dans ce sens, Blatrix (2002) souligne que les règles du jeu institutionnel sont interprétées comme tendant à affaiblir la critique et la contestation. Or, pour elle, la démocratie est d’abord fondée sur le droit à l’opposition. L’institutionnalisation des procédures de participation conduit immanquablement à l’obligation pour le public invité à la table des délibérations de respecter les règles du jeu imposées et fixées par le politique. « When associations engage in co-operation there is a possibility or risk of co-optation by the state » (Tostensen, Tvedten et Vaa 2001, 14). En ce sens, la participation publique pourrait aussi favoriser les conditions d’une cooptation par la

sphère politique de « représentants légitimes » issus de la société et l’apparition de « professionnels » de la participation (Jouve 2005, Gasparini 2006).

Pourtant, d’autres auteurs (Abers 2000, Avritzer 2005, Storrie 2006) par contre insistent sur l’intérêt de l’institutionnalisation. Par exemple, Bherer (2003, 8) note que « la légitimité de l’ensemble du processus est justement tirée des dispositifs institutionnels » à partir des règles qui les encadrent. Ainsi, selon Habermas le succès de la délibération passe « par l’institutionnalisation de procédures et de conditions appropriées de la communication » (1997, 323). À en croire Avritzer (2005), l’institutionnalisation semble surtout nécessaire dans un contexte où les organisations civiques et les demandes des mouvements sociaux pour la démocratisation sont très limitées. Non seulement, les pouvoirs publics jouissent d’une autonomie d’agir pour contraindre ceux qui tentent de s’opposer au processus, mais ils ont aussi la capacité de promouvoir l’organisation et le renforcement des groupes sociaux plus faibles comme un moyen de garantir à long terme le soutien de la société pour les réformes (Abers 2000). Dans cette veine, l’institutionnalisation de la participation peut contribuer à l’autonomisation des groupes selon certains auteurs : « in some cases, interactive policy-making unintentionally inspires people to organise themselves and take the matter into their own hands » (Akkerman, Hajer et Grin 2004, 86). Enfin, tout en reconnaissant l’encadrement des processus institutionnalisés, d’autres perspectives « intermédiaires » notent la difficulté d’un cantonnement des dynamiques participatives par les pouvoirs publics, une fois enclenchées notamment « lorsqu’elles sont le produit (ou qu’elles impliquent) des mobilisations collectives » (Bacqué, Blanc, Hamel et Sintomer 2006, 16). Dans cet ordre d’idées, Fontan, Hamel, Morin et Shragge (2006, 123) soulignent à la suite de Maillard (2002) que bien qu’étant « de plus en plus partie prenante de la gestion publique [les associations…] ne sont pas pour autant entièrement instrumentalisées par l’État ». Pour Tostensen, Tvedten et Vaa (2001, 14), la mise en relation de la société civile et des pouvoirs publics peut légitimer ou délégitimer l’action publique :

21 « whatever the nature of the relationship between civil society and the state it may have a legitimising or delegitimising effect on the exercise of state power. »

En définitive, ces affirmations nous montrent la façon dont la participation est revalorisée et promue par les pouvoirs publics presque partout dans le monde à la suite de la crise de l’État. Depuis cette période, la tendance est à l’injonction à participer contrairement aux premiers mécanismes de participation qui résultent des contestations des mouvements sociaux. Au-delà des avis partagés sur les avantages et les contraintes de cette institutionnalisation de la participation, la tendance générale est au développement de cette dernière avec des perspectives variées en termes de mécanismes et d’objectifs (Bacqué, Rey et Sintomer 2005).