• Aucun résultat trouvé

L’approche théorique : L’anthropologie politique et juridique et l’analyse des politiques

Chapitre 3 : Démarche méthodologique

3.1 Le cadre conceptuel

3.1.1 L’approche théorique : L’anthropologie politique et juridique et l’analyse des politiques

Notre approche de recherche porte sur l’analyse d’une expérience de mise en œuvre de la participation publique institutionnalisée par l’État au niveau local par les communes. Elle questionne la variation de la mise en œuvre de la participation publique par des communes soumises au même mandat institutionnel et dotées d’un même cadre organisationnel général. Dans cette perspective, l’objectif général de notre étude est de comprendre les raisons de la variation de la mise en œuvre entre les communes des obligations de participation publique institutionnalisées par l’État central. Pour ce faire, notre question de recherche interroge les relations entre les facteurs contextuels (géo-démographiques et économiques), institutionnels et politiques de la commune et la mise en œuvre de la participation publique. Une telle perspective appelle à allier trois sous-disciplines des sciences politiques, à savoir l’anthropologie politique et juridique et l’analyse des politiques publiques.

Selon Hesseling, Djiré et Oomen, « la perspective de l’anthropologie est celle de l’homme même, de ses relations, des institutions qu’il instaure, du sens qu’il leur donne et des sociétés dont il fait partie » (2005, 9). Elle offre une perspective à l’étude du pouvoir local en portant le regard sur les liens entre le politique et son ancrage sur le territoire, notamment les modes de légitimation des élus (Genieys, Smith, Braize, Faure et Négrier 2000). Bierschenk et Olivier de Sardan (1998) mobilisent cette perspective pour se pencher sur la configuration du pouvoir local au Bénin dans le cadre de la mise en œuvre de la décentralisation. Pour ces auteurs, « les logiques étatiques et locales sont à la fois "traditionnelles" et "modernes" […et], s’entrecroisent de différentes manières dans les arènes politiques locales » (Bierschenk et Olivier de Sardan 1998, 23). Dans cette optique, la démarche privilégie « l’analyse des intermédiations politiques et culturelles […] et des réseaux de médiation, d’influence et de pouvoir » (Bierschenk et Olivier

95 de Sardan 1998, 25). Elle s’inscrit dans la lignée des travaux de l’École de Manchester, notamment l’œuvre de Kuper (1970) intitulée « Kalahari village politics. An African democracy. » L’approche est fondée sur le postulat que :

Chaque société locale peut être considérée comme une arène socio-politique, dans laquelle différents "groupes stratégiques" sont en confrontation, coopération et négociation permanentes les uns par rapport aux autres. Les interventions extérieures sont un élément supplémentaire de la dynamique de ces contradictions locales, au cours desquelles les nouvelles règles du jeu politique et les nouvelles structures décentralisées sont régulièrement réinterprétées, transformées et même "détournées" (Bierschenk et Olivier de Sardan 1998, 14).

Cette démarche nous paraît pertinente pour le cas malien, où les mêmes constats semblent perceptibles au niveau local. Selon Djiré (2005), on y observe une recomposition de l’espace politique et institutionnel à la suite de la réforme de décentralisation avec des stratégies de repositionnement des acteurs. L’auteur identifie différents groupes d’acteurs en interaction permanente dans l’arène locale, à savoir l’État à travers la tutelle (gouverneur, préfet et sous- préfet), la commune et les parties prenantes directes comme les autorités coutumières, les associations et les partenaires techniques et financiers (Djiré 2005, Keïta 2005). Selon Keïta, ces « divers acteurs […], pour atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés, font intervenir diverses formes de légitimité », c’est-à-dire les règles coutumières et les institutions modernes qui sont même souvent combinées (2005, 80).

Néanmoins, « en se focalisant sur les acteurs, la notion d’arènes politiques court le risque de négliger les conditions structurelles dans lesquelles les luttes locales se produisent » soulignent Hesseling et Oomen (2005, 12). C’est pourquoi ces auteures suggèrent d’élargir le regard au paysage institutionnel local, point d’entrée de « l’anthropologie juridique. » Selon Rouland, « on peut définir l’anthropologie juridique comme la discipline qui […] étudie les processus de juridicisation propres à chaque société, et s’attache à découvrir les logiques qui les commandent » (1990, 9). En ce sens, elle questionne non seulement l’arène politique locale, mais aussi ses conditions structurelles, notamment institutionnelles faites de structures formelles et informelles :

Quels y sont les acteurs les plus importants ? La commune ? La chefferie ? Les ONG ? Et quelles sont leurs relations ? […] Sur quelles sources se basent-ils dans les négociations locales : les références à la coutume, la pratique, les textes de loi, ou bien la simple force ou les moyens financiers ? Mais aussi : dans quelles conditions

96 structurelles ce jeu est-il joué ? De quelle façon les actions des acteurs clés prennent- elles forme et comment sont-elles limitées par les facteurs culturels, économiques, géographiques, etc. ? sont quelques questions à poser selon Hesseling et Oomen (2005, 13).

Ainsi, ces auteures lient le succès des nouvelles structures de la décentralisation à la façon dont ces dernières s’instaurent dans le paysage local et parviennent à conclure des alliances avec les autres acteurs vitaux de la place (Hesseling et Oomen 2005). Par ailleurs, tout en visant la démocratisation, notamment la promotion de la participation citoyenne, la décentralisation pourrait mener à une exclusion des débats de certaines communautés, creuser le fossé entre « allochtones » et « autochtones » ou même consolider des autorités traditionnelles (Hesseling et Oomen 2005). En ce sens, la politique de décentralisation adoptée au niveau national court le risque de produire des « effets pervers » (Hesseling et Oomen 2005) sur le terrain, d’où l’intérêt de l’analyse des politiques publiques dans la compréhension de la mise en œuvre de la participation publique.

Dans sa thèse de doctorat, Bherer (2003) insiste sur l’importance de l’analyse des politiques publiques comme démarche de recherche sur la participation publique : « l’analyse des politiques publiques confirme […] son caractère heuristique dans l’étude de la norme participative » (2003, 42). Cet intérêt s’avère particulièrement intéressant dans l’analyse de la variation de la mise en œuvre de la participation publique en ce sens que l’une des caractéristiques de l’analyse des politiques publiques est de se pencher sur le fonctionnement pratique de l’administration publique à travers lequel est concrètement mise en œuvre une politique publique (Muller 2013)93. Dans cette perspective, Bernier note que :

Les décisions sur le terrain […] teintent, opérationnalisent, transforment ce que les parlements votent ou ce que les élus souhaitaient […]. Le passage à l’exécution peut être rendu plus difficile par l’absence d’une stratégie de mise en œuvre […], ainsi que l’absence de contrôle d’exécution. (2010, 257-260)

Comme le mentionne ici Bernier (2010), l’influence de l’absence de stratégie de mise en œuvre et de contrôle de l’exécution est soulignée par certains auteurs dans le domaine de la participation publique. Par rapport à la stratégie, Nabatchi (2012) note que la politique de participation devrait fournir suffisamment de directives et d’informations pour une mise en œuvre

93 Mazeaud souligne cet intérêt de l’approche de l’analyse des politiques publiques d’autant plus que « les

spécialistes de la démocratie participative se sont peu intéressés aux apports de l’analyse des politiques publiques » (2009, 11).

97 en conformité avec l’objectif de la participation. Ainsi, Tapscott et Thompson (2013) parlent de la nécessité d’établir des règles et des normes de participation plus précises. Cette précision semble d’autant plus nécessaire que les administrations locales peuvent souvent voir la participation comme une limite à leur autonomie de décision : « low-level bureaucrats see a more assertive civil society as a threat to their autonomy » (Manor 2004, 204). Par ailleurs, l’absence de contrôle ressort dans l’analyse de la mise en œuvre de la décentralisation en général et de la participation publique en particulier. En ce sens, au Mali, « le contrôle des collectivités territoriales par l’État, appelé techniquement l’exercice de la tutelle, peut être considéré […] comme un des talons d’Achille de la décentralisation malienne » selon A.K. Dicko (2013, 162). Plus spécifiquement, l’efficacité du contrôle du gouvernement central est identifiée comme l’une des conditions de l’effectivité de la participation : « accountability is identified […] as being key to increasing the responsiveness of local government […]. Other key factors […] include: the strength of the relationship between central and local governments such that local governments are monitored » (Devas et Grant 2003, 309).

Comme on le constate, en prenant pour ancrage ces trois sous-disciplines des sciences politiques que sont l’anthropologie politique et juridique d’une part et l’analyse des politiques publiques d’autre part, notre approche intégrée de l’analyse de la variation de la mise en œuvre de la participation s’inscrit dans une perspective pluridisciplinaire. En ce sens, elle appelle à se pencher sur ce qui se joue dans les communes dans la mise en œuvre des obligations de participation publique, mais aussi les moyens déployés par l’État pour s’assurer de leur application. Ainsi, pour poursuivre notre démarche, il convient de définir les concepts clés de notre hypothèse de recherche qui soutient que la variation de la mise en œuvre des obligations de participation publique entre les communes est davantage liée à des facteurs politiques internes qu’à des facteurs contextuels ou institutionnels.