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Chapitre 3. Jeunesses et automobile : devenir

II. Objet automobile et permis de conduire, vers l’autonomie

9. Le partage de la route

Sur la route l’habitacle est un univers de sens. Cependant, conduire signifie également sortir de son confort et se confronter à l’hétérogénéité du monde. Conductrices et conducteurs croisent à chaque sortie différents acteurs de la route, qu’ils soient en voiture

ou non. En effet, il existe mille manières d’investir le bitume. Hormis sur autoroute, il est possible au cours d’un même voyage de partager la trajectoire avec des cyclistes, motards, piétons, joggers, etc. Pour ces raisons, une sociologie de la route s’inscrit dans une sociologie du quotidien. Dans la lignée de Lefebvre219 et Maffesoli220, Grassi parle de ces

« microévenements significatifs »221 qui adviennent à chaque instant. Constamment, l’acteur se confronte tout un ensemble de détails qu’il interprète pour se construire. Particulièrement, chacune des interactions transforme l’individu à son échelle. Elles sont une marque, un tatouage invisible au service de la psychologie personnelle. Pour certains, la pluralité routière se ressent positivement. Mais pour les interrogés, le partage de la route soulève plutôt de nombreuses problématiques. Ainsi, pour les jeunes, l’autre est une des premières causes de risque :

« C’est de là que peut venir le premier risque. Parce que moi toute seule sur la route, je ne suis pas dangereuse. Mais une fois qu’il y a une prise en compte des autres… Les autres, tu ne calcules jamais trop leur attitude, leurs déplacements et je pense que le danger peut venir d’une non-évaluation de ce que l’autre peut faire dans sa voiture. Enfin, pas dans sa voiture parce que les piétons peuvent aussi emmener un danger. En fait, tout ce qui peut être amovible, parce que même les animaux que tu vois sur les routes peuvent être un risque à prendre en compte. Je dirais les autres êtres vivants. » (Sixtine,

20 ans, Rennes, étudiante) ; « Le plus grand danger c’est les autres. Non, on ne sait

jamais ce que les autres peuvent faire au volant, il faut être attentif, même sur un rond-point par exemple, il y en a beaucoup qui ne mettent pas de clignotants, on peut penser qu’ils sortent à cette sortie alors que non, c’est juste qu’ils ont oublié le clignotant, ça peut vite créer, si on n’est pas attentif, si on roule qu’en faisant attention à soi, je pense que des accidents, il y en aurait bien plus. » (Sophie, 23 ans, Strasbourg, étudiante). La

présence d’autres conducteurs sur la route est très souvent ressentie comme un danger. Ils sont l’imprévu, l’inconnu. Et l’autre est rarement soi, bien que certains se remettent tout de même en question : « On ne sait jamais à quoi s’attendre, donc il faut faire attention. Après, ça peut être nous le danger sur la route […] parce qu’on peut conduire dans un

219 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’arche, 1958-1962

220 Michel Maffesoli, La conquête du présent : pour une sociologie de la vie quotidienne, Paris, Desclée de Brouwer, 1998

221 Valentina Grassi, « Sociologie du quotidien » in Valentina Grassi, Introduction à la sociologie de

autre état que normal, on peut conduire dangereusement, trop vite, quelque chose comme ça. » (Jean, 22 ans, Strasbourg, étudiant) ; « Je pense, enfin ça, ça vaut pour moi aussi, mais le manque de projection, se rendre compte qu’on n’est pas tout seul sur la route c’est je pense que c’est ce qu’il y a de plus grave, bon ça implique beaucoup de choses, mais je pense que c’est ça qui est la base de beaucoup d’accidents et de dangers qui sont pris sur la route. De se rendre compte qu’on ne conduit pour soit, mais aussi pour les autres, de se rendre compte qu’on n’est pas tout seul sur la route. Déjà qu’on représente un danger pour soi, on peut aussi possiblement si on n’a pas de conduite adaptée en représenter pour les autres. » (Gaétan, 23 ans, Aressy, étudiant).

Il existe une catégorisation des acteurs routiers ressentie par les jeunes. En effet, s’opposent presque radicalement deux manières de se comporter sur la route : « Moi, le gros danger, je trouve qu’il y en a de plus en plus, ce sont les vieux. Je trouve qu’ils sont dans leur monde en fait. Le souci, c’est que moi, le matin je vais au travail, j’ai envie d’y arriver vite parce que j’ai envie de repartir au travail, enfin bref. Tu tombes sur un vieux, tu sais que tu arrives 20 min après. Il ne capte rien, il ne regarde pas, il est à 10 à l’heure, il n’en a rien à foutre de ce qu’il se passe autour. Moi, je trouve que c’est un danger, vraiment. Il freine d’un coup, tu ne comprends pas, tu es obligé d’anticiper, c’est un problème. » (Mélissa, 22 ans, Tarbes, commerciale). Les plus âgés sont soumis à la

critique. Le Japon propose, sur une base de volontariat, aux conducteurs les plus âgés d’apposer une vignette spécifique pour prévenir les autres usagers. Mais la France, nous l’avons vu, ne propose que la vignette « jeune conducteur ». Malgré tout, l’autocollant reste une manière de prévenir l’autre du manque d’expérience du jeune sur la route. Prévenir du danger est déjà une des manières de contourner le risque.

Nombre de jeunes se plaignent du contraste opposant les différents usagers de la route. Au-delà du sentiment de discrimination du jeune conducteur, elle est en effet vécue comme un espace d’interactions parfois paradoxales. Les cyclistes sont par exemple un imprévu dérangeant qui revient souvent : « Ce sont des dangers, ils se croient tout permis alors qu’ils doivent respecter le code de la route. Ce sont le genre de personnes qui vont passer au rouge au feu, après, ils vont râler, ils vont passer au passage piéton en roulant alors qu’ils sont censés descendre, ils font un peu ceux qu’ils veulent. Un coup je suis considéré comme un piéton, une autre fois, je suis un cycliste sur la route. Ils débarquent de n’importe où, ils te doublent à droite, à gauche. Ce qui les arrange. » (Raihane, 22 ans,

Bayonne, étudiante) ; « Eux, ils me gavent ! Ils sont toujours en pelotons en plus, c’est un

problème. Mais moi, j’en trouve même sur la nationale, il faut trouver une solution, c’est hyper dangereux, je n’arrive pas à comprendre. Après, s’ils veulent jouer leur vie, ils jouent leur vie. En plus, la route, elle est à leur mère, comme ça au moins, tu es serein ! C’est un délire. Ça me gave, mais bon, qu’est-ce que tu veux faire ? Ils veulent faire du vélo on va leur laisser faire du vélo. Après, je pense qu’il y a des routes un peu plus aptes à les recevoir qu’une nationale. Après, ils font ce qu’ils veulent. Ils me gavent, surtout que tu es obligé d’aller sur la file de gauche putain. Je trouve ça dangereux. La personne d’en face elle n’a pas compris, elle avance, tu te la prends en pleine face. Pourquoi ? Pour un putain de cycliste. » (Mélissa, 22 ans, Tarbes, commerciale). Le cycliste dispose

d’une triple casquette. Parfois piéton, parfois automobiliste, parfois cycliste, certains s’approprient le Code de la route sans se soucier de l’autre. Peu encombrant, le vélo se faufile entre les voitures, sur le trottoir et les zones piétonnes. Ceci lui vaut souvent la critique des différents acteurs de la route. Sa présence se vit comme une injustice, un danger, bref, une nuisance.