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Chapitre 3. Jeunesses et automobile : devenir

I. Introduction générale : pour un imaginaire de la vitesse

2. Le culte de la performance

Réflexifs sur leur expérience de la route, les jeunes de notre enquête font eux aussi, part de cette observation : « Je fais attention, en tout cas, j’essaie d’être une bonne conductrice. Après, je pense qu’aux yeux des gens, je ne suis pas une mauvaise conductrice, mais je ne suis pas une très bonne conductrice parce qu’il y a un peu le cliché que je suis un peu une mamie sur la route. On ne dira jamais de moi que je suis une bonne conductrice. « ouais, Tiffène elle conduit bien, elle ne va pas très vite ». C’est

toujours cette histoire de performance. » (Tiffène, 22 ans, Strasbourg, étudiante). Les

jeunes générations grandissent dans ce culte de la performance, de la compétition. Un « culte de la performance » bien ancré dans les représentations. Nous dit Ehrenberg :

« Le culte de la performance prend son essor au cours des années 80 à travers trois déplacements. Les champions sportifs sont des symboles d’excellence sociale alors qu’ils étaient signe de l’arriération populaire. La consommation est un vecteur de réalisation personnelle alors qu’elle connotait auparavant l’aliénation et la passivité. Le chef d’entreprise est devenu un modèle de conduite alors qu’il était l’emblème de la domination du patron sur l’ouvrier. »246

Au travail effectivement, haut lieu de socialisation de notre échantillon, le culte de la performance est particulièrement explicite. Une piété à la compétition, au dépassement de soi intimement lié à la bonne gestion du risque. À ce propos, ressort du congrès annuel de la Fondation européenne des associations de risques management :

« Il existe une évidente corrélation entre la maturité des processus de gestion des risques et l’amélioration durable de la performance des entreprises : c’est l’un des principaux enseignements de la dernière étude menée par Ferma, en coopération avec ses partenaires, AXA Corporate Solutions et Ernst & Young. Ces résultats étaient divulgués le 22 octobre, en introduction de la sixième édition du rendez-vous annuel de la fédération, qui se poursuit le 23 octobre au Palais des Congrès de Versailles. L’enquête montre notamment que les organisations les plus matures en termes de risk management, affichent le plus fort niveau de croissance au cours des cinq dernières années. ».247

246 Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Levy, 1991

247 Rédaction NA Pro, Risk Management : Un lien évident entre gestion des risques et performance des

entreprises, 2012,

L’imaginaire d’entreprise à l’heure du néolibéralisme valorise la maîtrise du risque. Bien entreprendre, c’est se jouer du péril et de ses revers. C’est correctement anticiper, prévenir. La performance est la devise de l’homme d’affaires. Et dans de nombreux domaines, la vitesse est indéfectible de la performance et du risque. « La vitesse, ça a

toujours été attirant. Même pas qu’au volant, pour n’importe quel sport, la vitesse, c’est un sentiment de… je ne sais pas comment expliquer. Par exemple, quand tu fais du parachute, tu descends à pleine vitesse, même du vélo en descente, c’est une sensation agréable » (Justin, 20 ans, Mirepeix, concours gendarmerie). En effet, le champ de la

compétition sportive illustre cette tendance à valoriser la vitesse. Très souvent, l’imaginaire athlétique se couple à la maîtrise de la vitesse.

« La vitesse est une notion centrale en sport précisent Miller et Ontanon. À un premier niveau elle constitue le critère de performance dans tous les sports chronométrés, tels que, par exemple pour ne citer que ceux-là̀, les courses athlétiques, les épreuves de natation ou encore les épreuves de ski alpin. C’est le plus rapide qui gagne ! Cependant, la durée de certaines épreuves chronométrées, comme par exemple le marathon, impose une répartition de l’effort. Il ne s’agit plus d’être le plus rapide dans l’absolu, mais de tenir la plus grande vitesse possible sur la distance ou la durée imparties : on parle alors de vitesse critique.

Mais au-delà̀, dans les sports où le chronomètre n’est pas le critère absolu de la performance, la vitesse représente, d’un point de vue mécanique, un des paramètres majeurs de l’efficacité́ du geste sportif. En effet, quel que soit le sport, la performance sportive est un compromis fonctionnel ou une combinaison entre deux types d’exigences : projection et précision. »248

La maîtrise de la vitesse dans le sport est bien plus complexe qu’une accélération rectiligne et continue. Rester debout implique un contrôle de l’effort. Le bon sportif maîtrise prodigieusement la limite. Il est conscient de ses capacités. Et le match ou la compétition s’éprouve toujours dans la durée. Le temps de la rencontre est toujours préalablement acté. Cependant, il convient constamment de jouer avec sa forme du jour et ses performances individuelles pour tenir jusqu’à la dernière seconde. Pour les jeunes, en voiture, la performance s’appréhende de manière similaire. « Si je compare la conduite automobile avec le sport, le foot c’est un sport collectif, tu cours, c’est toi le moteur, c’est

248 Christian Miller et Guy Ontanon, « Vitesse limite ou les limites de la vitesse en sport », Le Genre

ton cœur, alors que la voiture, c’est un moteur à explosion, ça a quatre roues, ça va bien plus vite. L’adrénaline elle monte plus on va dire. » (Romain, 25 ans, Paris, responsable

média). Le sportif offre une performance corporelle. Il existe une projection particulière de soi dans l’objet automobile. La mécanique relaie provisoirement le corps dans l’expérience de la vitesse. Pour autant, le corps ne se substitue pas à l’objet automobile. Seulement, pour un temps, le conducteur fusionne avec l’auto, et intègre « l’objet » à sa corporéité. La voiture devient une prothèse. De la même manière que le sportif offre une performance individuelle, l’automobiliste se présente à l’autre ne faisant plus qu’un avec la machine.

« La voiture relaie le corps parce qu’elle l’incorpore dit Boltanski : elle le dissimule et le multiplie dans une relation qui tend à se conformer aux représentations sociales des rapports entre l’âme et le corps. Et l’espèce d’identification, souvent notée, que suggère, dans le discours, l’économie de la référence à la médiation de la chose, « je suis garé là » (au lieu de « ma voiture est garée là »), « j’ai éraflé mon aile », « je suis à plat », exprime peut-être moins la « participation affective » (suggérée par les explications de type psychanalytique) que l’illusion perceptive engendrée par l’extension du schéma corporel aux objets qui, renfermant le corps, médiatisent les interactions qui s’instaurent entre le corps et l’environnement physique et social. »249

La conduite automobile bouleverse le rapport à la vitesse. L’activité dilue les corps (ici physiques et mécaniques) en une seule entité. La machine devient un appareillage. L’étude de la conduite automobile est donc éminemment liée au corps, à l’instar du travail de David Le Breton250. Et l’exaltation en conduite automobile s’exprime par la maîtrise de la vitesse.

Au quotidien, le culte de la performance est moins visible, mais tout aussi présent. Un nouvel « imaginaire social », une « mythologie » »251 collective. Un arrière-plan, une couleur. Pour cette raison, l’individu hypermoderne existe dans l’intensité. Le contexte poreux et atomisé l’entraîne dans une quête insatiable de lui-même précise souvent

249 Op. cit. Luc Boltanski, Les usages sociaux de l'automobile : concurrence pour l'espace et accidents p.33

250 Op. cit. David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité

251 Guillaume Plaisance, « Le culte de la performance comme mode d’existence », La Philosophie, https://la-philosophie.com/le-culte-de-la-performance-comme-mode-dexistence

Aubert252. La route, au même titre que de nombreuses expériences, est alors une de ces manières de reprendre à nouveau le contrôle son identité, ses sensations et représentations par le biais de la performance, parfois au détriment des règles élémentaires de sécurité. À ce titre, certains trouvent en l’excès la validation de leur performance :

« ah, moi, je vais super vite ». Franchement, c’est dans tout, l’excès, tu peux te venter. « moi je suis allé à 170 sur l’autoroute ». Ce genre de chose où tu te ventes de prendre des risques et d’aller vite. Alors qu’en soi non. Normalement, tu n’es pas censé te venter. Ça ne devrait pas être un critère de vantardise de prendre des risques. Mais c’est vrai pour plein de chose. Il y a plein de gens qui se ventent d’avoir fait des trucs illégaux, alors qu’en soi, tu ne devrais pas te venter de ça. Il y en a qui mettent en valeur les prises de risque. Je trouve ça inutile. C’est pour ça, tous les gens qui aiment les grosses voitures qui vont vite, si tu n’as pas de circuit chez toi, à quoi ça te sert ? ». (Tiffène, 22 ans,

Strasbourg, étudiante)