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Chapitre 3. Jeunesses et automobile : devenir

III. Prise de risque et transgression 1. Introduction

2. Érotisation, agressivité

Dans la publicité automobile, note Buisseret, « doit s’éveiller chez l’homme, désir de l’automobile, désir de la femme, désir de la vitesse, désir du progrès »282. En effet, les codes de la publicité jouent de ces sensations, du frisson de la conduite, de l’union à la courbe. Parfois même, un gros plan sur l’avant-bras au duvet dressé suffit à préciser la qualité du modèle. Souvent sous fond d’une musique lancinante, sensuelle, la sexualisation de l’objet est entrée dans la norme.

Sociologiquement, la déviance automobile est principalement masculine. Notamment parce qu’elle suit les codes de ces rites de virilité, notamment théorisés par David Le Breton :

Les « jeux » dangereux qui investissent aujourd’hui l’univers adolescent sont d’abord des rites de virilité́, et non des manières ludiques et heureuses d’explorer le monde. Leur objectif est de montrer qu’on en est, qu’on en a, qu’on ne s’est pas dérobé́. Mais simultanément, ils participent aussi de la quête des limites de sens qui caractérise les conduites à risque. Ils participent à cette surestimation de soi propre aux garçons. De manière socialement transversale, et en lien avec une culture adolescente qui se répand à l’infini à travers les réseaux sociaux, les défis qui concouraient traditionnellement à la fabrique du masculin dans un quartier ou dans la cour de récréation ne cessent de s’accentuer et de susciter la surenchère sur une scène désormais mondialisée. La sociabilité́ d’émissions ou de films comme la série des Jackass ou ses nombreux clones est masculine, s’appuyant sur de vieilles valeurs de la virilité́ où il s’agit d’être le meilleur, de ne jamais perdre la face en multi- pliant les épreuves sous le regard des pairs. »283.

Dans un ouvrage ultérieur, il précise « Le risque routier est fondamentalement masculin. Les prises de risque sur la route participent à une construction de soi, elles

282 Op. cit. Alexandre Buisseret, « Les femmes et l’automobile à la Belle Epoque », p.63

283 David Le Breton, « Jeux de mort à l’adolescence », Empan, 2015, pp.29-38 pp.32-33

sont valorisées par l’individu et par son public. Elles induisent une figure éminente de la virilité »284. Une considération toujours d’actualité au regard de notre enquête de terrain :

« ça peut m’arriver de faire le con après une soirée, je ne bois pas, mais faire le con à vouloir devant mes copains ou quoi accélérer un peu plus » (Tristan, âge inconnu, Pau,

cinégraphe) ; « si on part à deux voitures, ça m’est arrivé il y a quelques années de vouloir

appuyer sur le champignon, pour faire un peu le kéké avec l’autre pote qui est en train de conduire » (Jeremy, 23 ans, Strasbourg, étudiant) ; « On était parti avec des gens qu’on ne connaissait pas et j’avais fumé, j’ai commencé à être parano, on était dans des petites routes, et je me suis demandé si ce n’était pas des psychopathes. Je ne connaissais pas le chemin. Et le pote, que je te disais. Il allait super vite… en fait il faisait trop le kéké. À chaque fois que tu montes dans la voiture avec lui, c’était pareil. » (Marie, 24 ans, Pau,

étudiante).

De toute évidence, les discours confirment les observations de l’anthropologue. La voiture est un haut lieu d’expression de soi. Clairement, dans les représentations et par le biais du défi, le jeune homme précise qu’il est un vrai mec. Lui ose prendre des risques, déroger aux règles de la route, cumuler les psychoactifs et dompter la route. La mise en jeu de soi précise l’image aux yeux des pairs, et dans certains groupes, inspire le respect et la confiance.

« Avec les personnes de mon âge, quand ce sont des mecs, ils ont tendance à avoir des conduites sportives, la vitesse, être un peu plus brusques dans le passage des rapports. J’ai peu l’habitude de me faire transporter avec une fille. Quand je monte c’est avec mes potes et avec mon ex elle prenait parfois le volant, mais c’est vrai que je préférais quand c’était moi qui conduisais. J’avais peut-être tendance à corriger sa conduite à lui dire « fais comme ci, fais comme ça » (Romain, 25 ans, Paris, responsable média).

Assurément, existe dans la socialisation une tendance à la virilité. Mais aujourd’hui l’imaginaire viril sur la route a évolué. Dans les années 60, la mouvance hippie milite pour une lenteur sur la route et dans la vie. Le très célèbre combi Volkswagen incarne à lui seul cette période « peace and love » tant prisée par la jeunesse de l’époque. Il est

lourd, assez peu puissant. Aujourd’hui, les symboles changent, et la mode est à la vitesse. Rosa285 remarque exactement le même phénomène pour la musique. La génération « techno » se distingue des autres mouvements de résistance des jeunes générations (hippies, etc.) puisqu’elle intègre cette accélération, et en demande encore plus, contrairement aux anciennes formes de contestation juvéniles et de résistances à l’accélération. Sur la route, la logique est similaire. D’une jeunesse « lente au volant » de leurs vans bedonnants, la tendance est à présent à la surenchère de la puissance286. En pratique, des jeunes interrogés, une infime minorité respecte systématiquement les limitations de vitesse. À ce propos, notre enquête nous mène souvent sur YouTube. Un formidable média d’expression pour les jeunes générations. Et dans les chaînes les plus populaires, difficile de passer à côté du jargon et des expressions des vidéastes. Nombre d’entre eux empruntent un champ lexical très explicite. Celui de la polémologie. Sur la route, l’heure est définitivement au combat sur la route. Une belle auto est « agressive », « méchante », « arrogante », « indécente ». Assurément rapide, effrayante. Exactement ce que remarque Clochard dans son chapitre 1 de La passion automobile287. Fine, svelte, aux courbes en quête de toujours plus d’aérodynamisme. Tels sont les adjectifs qu’apprécient

GMK, AkramJuniorDaily, Villebrequin, LaBoiserie et autres célébrités automobiles

contemporaines. Aujourd’hui, sur la route, le bad boy ou la bad girl est agressif.ve, dissident. e, masculin. e.

Méfiance cependant à l’association de cette masculinité à la sexualisation de l’automobile.

« L’érotisme de la voiture, dit Jean Baudrillard, n’est donc pas celui d’une approche sexuelle active, mais celle, passive, d’une séduction narcissique dans le même objet. La valeur érotique joue ici le rôle que joue l’image (réelle ou psychique) de la masturbation. À ce titre, il est faux de voir dans la voiture un « objet-femme ». Si toute la publicité en parle comme telle : « souple, racée, confortable, pratique, obéissante, ardente, etc. », cela ressortit à la

285 Op ; cit. Hartmut Rosa, Accélération : une critique sociale du temps

286 Ce que précise également l’interviewé d’une enquête de l’université de Friebourg dans un reportage sur le fameux van Volkswagen. Bunt, bullig, beliebt — 68 wie heute (Coloré, costaud, populaire - 68 ans aujourd'hui)

https://www.youtube.com/watch?v=huiFgSKIpZo&fbclid=IwAR34N6ABedNe5CsE7fWemGS7pNjAFN vPSwv8Jhx1a8eWyLmPhb16xITaI9A

287 Fabrice Clochard, La passion automobile : approche anthropologique des formes de l’attachement, Cormelles-le-Royal, Éditions EMS, 2008

féminisation généralisée des objets dans le monde publicitaire… Mais au fond, comme tout objet fonctionnel mécanique, la voiture est d’abord, — et par tous, hommes, femmes, enfants, vécue comme un phallus… »288

Jean Baudrillard écrit ce texte en 1968. À ce jour, les publicités séduisent toujours de manière similaire. Ce frisson que procure la voiture, la vitesse, la puissance, l’accélération. À noter que maintenant, l’envoûtement passe aussi par les sensations extrêmes, comme ce sentiment de se rendre au fond. Gare donc à une analyse rapide de la publicité automobile. Méfions-nous des conclusions hâtives et dichotomiques. Il ne s’agit pas d’une sexualisation, mais de l’érotisation de la voiture. Le féminin et le masculin s’entrecroisent et se laissent séduire par l’objet. Le vrombissement du moteur excite les passionnés. Dans Risquer sa vie pour une course289, Jeolas et Kordes décrivent justement une scène où les pilotes de rues simulent l’excitation (sexuelle) lorsqu’un de leurs camarades de course finit un run. Comme si la soupape était symbolique. La rupture est proche et l’explosion une métaphore de ce préalable à l’orgasme. Une tension agréable, mais qui flirte toujours avec le point de rupture.

Alors, contrairement à la sexualisation, l’érotisation est plus universelle, moins inégalitaire. Elle met en avant une nuance, visiblement très actuelle. Certes, les jeunes hommes exposent leur virilité au volant. Et la virilisation des comportments est toujours d’actualité, en témoignent certaines croyances populaires à l’égard de la féminité sur la route… Cependant, un grand nombre de jeunes femmes se réapproprient elles aussi certains des codes de la masculinité et se mettent en scène de manière tout à fait inédite. Nous mettons un point d’honneur sur ceci : les comportements à risque ne sont pas seulement réservés aux garçons — ce que les données quantitatives laissent à penser. Certaines jeunes femmes elles aussi, se reconnaissent dans des situations qu’elles jugent plutôt masculines. « Déjà j’adore l’ambiance qu’il y dans les courses, en fait ça me fait

rêver, je me mets à leur place et je me dis : « les mecs ils sont dans leur voiture, ils gèrent le volant, la vitesse, les gens qui vont les doubler, les courbes du circuit qui sont particulières », je trouve ça fou. Et puis le bruit aussi ça me transcende. Le bruit des voitures j’adore ça, les moteurs tout ça, ça fait un peu garçon manqué, mais j’adore ça. »

288 Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Denoël/Gonthier, 1968, p.85

289 Leila Sollberger Jeolas et Hagen Kordes, Risquer sa vie pour une course : parcours de vie d’une jeunesse brésilienne accro aux courses illégales de voiture et de moto, Paris, l’Harmattan, 2013

(Fabienne, 21 ans, Strasbourg, étudiante). Certes, au départ, l’imaginaire est masculin. Cependant, les valeurs sont à présent plus confuses. Certaines conductrices se réapproprient les codes de virilité. Elles aussi, affichent clairement leur capacité à transgresser, à défier les pairs. Mais très souvent, le discours rappelle à l’origine du mythe de virilité comme éminemment masculin : « Je pense que c’est peut-être aussi ce côté féminin qui parle. Moi-même je me rends compte que depuis que j’ai le permis j’ai une conduite peut-être un peu plus sportive que peuvent l’avoir les filles. » (Romain, 25 ans,

Paris, responsable média). L’imaginaire de la conduite automobile est donc ambivalent. Assurément, il existe bien une socialisation genrée et datée de la route. Mais les différentes parties en sont conscientes. Les garçons aussi y réfléchissent.

« Par exemple le sport, le sport automobile ça a plus été ancré par les hommes que par les femmes puisqu’on ne leur en laissait pas la possibilité. Pour moi ça commence à se diversifier, il y en a de plus en plus, pour moi c’est pareil. En espérant qu’un jour, il y en ait autant. On est tous fait pareil donc je ne vois pas pourquoi une femme ne pourrait pas avoir autant de réflexes en formule 1 qu’un homme et vice-versa. […] c’est comme le droit de vote. Toutes les femmes ont été mises de côté, on ne les laissait rien faire, forcément il y a eu des avantages pour les hommes durant des années et des années. Ça a été très dur pour intégrer les femmes. Donc forcément ça prendra du temps, mais je pense qu’un jour, en espérant qu’il y ait égalité homme femme, puisque je trouve ça tout à fait normal, en tout cas pour moi. » (Tristan, âge inconnu, Pau, cinégraphe)

De cette réflexion émerge une réaction vis-à-vis des comportements. Les codes n’imposent plus, mais laissent à penser. Ils ne disparaissent pas, mais sont pris à contrepied. Bref, volontairement ou non, les jeunes femmes se réapproprient les rites de virilités. Les jeunes de notre étude font part d’une grande réflexivité à l’égard des présupposés. Les représentations sont en perpétuel mouvement. Cela étant, si la déviance automobile reste principalement masculine, de plus en plus de femmes transgressent, elles aussi. Au regard des bouleversements de rapport de genre sur la route et tel que le précise exhaustivement Dubois290, le rite de virilité n’est définitivement plus la seule manière de percevoir les comportements à risque au volant.