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II. Vitesse, espace et temps : risque, rythme et mouvement dans la postmodernité

4. Jeunesse et numérique

Aujourd’hui, la jeunesse compose avec les technologies. Dans les sociétés occidentales contemporaines, le numérique bouleverse le quotidien. Plus encore, il fait la promesse d’interactions inédites. Avec lui, apparaissent de nouvelles formes de lien social. Plus encore que d’autres générations, les jeunes évoluent avec les écrans. À notre sens, ne pas considérer le numérique sur un travail à propos de la jeunesse relève d’un contresens anthropologique. Plus encore, sans cela, l’analyse est incomplète. Notamment parce qu’il actualise la logique d’appartenance chez les jeunes.

Dans Selfies d’ados, Lachance, Leroux et Limare90 précisent l’expérience du numérique chez les jeunes. À travers l’exemple de la photographie de soi, ils cheminent et précisent les caractéristiques de l’interaction jeune. Déjà, originellement, internet est un moyen de se rendre anonyme. Ces bals masqués postmodernes proposent une interaction en pleine conscience de cette anonymisation de soi. Seulement, les réseaux sociaux inversent la tendance. Sur Facebook, Twitter, Instagram ou autre, les jeunes s’affichent au grand jour. Ils suggèrent une image d’eux-mêmes et se confrontent au

88 Comme le programme Les anges de la téléréalité par exemple.

89 Comme Frédéric Beigbeder, Vacances dans le coma, Paris, Bernard Grasset, 1994, qui immerge dans ces soirées hors du temps des clubs idéalisés parisiens.

90 Jocelyn Lachance, Yann Leroux et Sophie Limare, Selfies d’ados, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université de Laval, 2017

jugement des autres (pairs et inconnus), pour le meilleur et pour le pire. Dès lors, un mauvais commentaire ou un important taux de dislikes porte parfois atteinte au jeune. Les réseaux sociaux sont en effet une infinie zone de chalandise. Une rue commerçante dans laquelle le soi fait office de façade de boutique. Mais à la différence d’une grande avenue commerciale, ici, la réputation se joue très souvent sur une image modelée de soi. Et nul n’est à l’abri du post d’une mauvaise photo, d’un propos déplacé, d’un feed Instagram91 mal entretenu. La jeunesse doit être attentive à son image, davantage encore avec l’omniscience du virtuel, au risque d’une dévalorisation numérique de soi.

La jeunesse contemporaine évolue donc dans un monde numérisé. Une réalité hybride, entre les écrans et le monde physique. La minisérie française Amour Solitaires92 transcrit admirablement la gestion des espaces par les jeunes générations. Elle raconte l’histoire d’amour entre Maud et Simon, à l’ère du numérique. Les « textos », « sextos » y prennent une part importante. L’œuvre met en scène la suggestion, l’incompréhension parfois des mots de l’autre. Les textos sont sensibles et pareils à des lettres d’amour. Mais à présent, les attentions arrivent sans attente. Les flirts hypermodernes laissent une place primordiale aux mots et métaphores, à l’interprétation sur le moment. Les deux protagonistes principaux se tournent souvent vers leurs amis, physiquement cette fois, pour demander conseil et calmer l’anxiété du texto. Ce mode de communication contemporain offre en effet une interaction directe et franche, mais incomplète. Les mots manquent d’expressions, d’odeur, de corps. Toujours dans cette série, la technologie s’insère dans notre objet : la voiture. Le portable de Simon connecté au Bluetooth de l’auto oscille entre GPS et textos de sa bien-aimée. Les indications du chemin sont ponctuées de sonneries, de frappes sur le clavier et rendent les instructions inaudibles. Attention cependant. Il est important de rappeler que les technologies ne soumettent pas les jeunes. Ils arrangent plutôt les espaces à leur convenance, et restent acteurs de la situation. Ils ne se font pas dépasser et acceptent la critique. Tout au long de cette série, Maud et Simon jonglent constamment avec les interactions, un instant dans l’espace physique, la seconde d’après, le numérique, et ainsi de suite.

91 Le feed est la manière de tenir son image numérique sur Instagram. Pour être efficace, il doit répondre à une logique expliquée par le jeune. Par exemple, le feed qui suit une certaine colorimétrie (tons pastels, noir et blanc, etc.) nécessite une certaine attention au risque de devoir se justifier auprès de sa communauté de pairs ou simplement d’inconnus qui suivent son actualité sur le réseau (followers).

Une réflexion sur les jeunes générations nécessite de prendre en compte une oscillation particulière. Parce que le numérique fait à présent partie intégrante de la réalité, surtout juvénile. Lachance parle ainsi du « bien paraitre » aux yeux des amis, des petits copains et copines. La mise en scène doit valoriser le jeune sur des critères sociétaux intériorisés (beauté, valorisation de l’usage de drogues, d’alcool, sexualisation de soi, du sport, des prises de risque sur la route, etc.). Ceci participe de la construction du futur adulte, et de son intégration dans la société. Le jeune acquiert une expérience utile pour la suite. La socialisation sur les réseaux influence donc le présent, mais aussi la future vie d’adulte des jeunes générations.

5. Un regard

De tout temps et de toute culture, les jeunes entreprennent des démarches pour leur reconnaissance. Mais la jeunesse contemporaine bouleverse quelque peu les codes de ses entreprises. Récemment émancipée, elle personnifie ses démarches. C’est-à-dire qu’à chacune de ses actions, elle décide de la meilleure marche à suivre pour son identification. Elle est donc hétérogène et plurielle. Des rites d’affirmations93 aux conduites à risque, ces stratégies individuelles suivent tout de même une logique similaire. Mais dans les mondes contemporains, chacun est libre de choisir sa manière de s’affirmer.

Ces stratégies sont le fruit de réflexions sur le monde. Si les pratiques évoluent au regard des transformations sociales, elles reprennent certains codes passés. Les conduites se dispersent, mais conservent des logiques préexistantes. Les hommes et les femmes réactualisent chaque jour de nombreux invariants. Ainsi, les conduites à risque94, le sacrifice95, les rites de passage96 par exemple, rythment nos analyses. Notre regard suit donc l’influence de ces concepts et de leurs auteurs. Vis-à-vis de la route, l’analyse est similaire. Scène d’interaction à part entière, elle est donc aussi un moyen d’expression de différents invariants.

93 Denis Jeffrey et Martine Roberge (dir.), Rites et identité, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université de Laval, 2017

94 David Le Breton, Conduites à risque, des jeux de mort au jeu de vivre, Paris, Presses Universitaires de France, 2002

95 Comme par exemple in René Girard, La violence et le sacré, Paris, Hachette, 1983

96 Dans la lignée de Arnold Van Genep, Les rites de passage : étude systématique des rites, Paris, A. et J. Picard, 1991

Aussi, la réflexivité ambiante sur le risque valorise la prévention. Comme expliqué précédemment, la sécurité est une préoccupation contemporaine. Cependant, la jeunesse est une période d’expérimentations parfois périlleuses. Des prises de risques souvent incomprises et pointées du doigt par une partie de la population. La jeunesse est en effet soumise aux jugements de valeur de ceux qui prônent la stabilité, le monde adulte. En découle un phénomène de stigmatisation « l’adophobie »97 pour l’adolescence, largement extensible à la jeunesse dans son ensemble. Une sorte de « jeunophobie » investit des aînés, les institutions et certains politiques. Stigmatisation de laquelle il convient absolument de s’éloigner en sciences humaines. Mais il existe également ces phénomènes d’adophilie, adofolie, culte de la jeunesse. Bref, une ambivalence avec d’un côté des discours émerveillés sur les jeunes et d’autres très critiques à leur égard.

6. Conclusion

Très jeunes déjà, les enfants « observent leurs parents (par extension le reste du monde), leurs manières d’être, ce qui peut les pousser à céder ou, au contraire, à tenir bon. Ils repèrent les sujets qui les gênent, ceux sur lesquels ils sont à l’aise. Ils analysent, tirent des conclusions et tout cela éduque leur pensée. »98 dit le pédopsychiatre Patrick

Ben Soussan. Tout à fait conscients du monde qui les entoure, ils s’adaptent et modifient leurs conduites au besoin. « L’adolescence », jusqu’alors précisément bornée évolue. Avant, précise Galland, l’émancipation économique, et le départ du foyer familial ouvrait la porte du monde adulte (Galland, 200099). À présent, ces différents types de prise d’autonomie sont beaucoup moins évidents. Parfois, le jeune quitte ses parents, mais conserve un lien financier. Au contraire, certains s’autosuffisent financièrement tandis qu’ils vivent chez les parents. La scission est moins claire. Après un coup dur, et ceci est dû évidemment au chômage de masse, le jeune revient parfois chez les parents après s’être émancipé. Bref, le statut d’adulte est opaque, tandis que celui d’ado dure davantage. En 2018 une étude australienne100 redéfinit l’âge limite de l’adolescent. Auparavant bornée à 18 ans, elle se termine maintenant à 24 ans. Même si elle peut être remise en question,

97 Jocelyn Lachance, Adophobie : le piège des images, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2016

98 Patrick Ben Soussan, « Accepter d’être des parents (im)parfaits, propos recueillis par Isabelle Gravillon », Erès, L'école des parents, 2018, pp. 8-11

99 Op. cit. Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse

100 Susan M. Sawyer, Peter S. Azzopardi, Dakshitha Wickremarathne, George C. Patton, “The age of adolescence”, The Lancet Child & Adolescent Health, 2018 pp. 223-228

notamment parce que centrée sur une variable quantitative (âge), cette étude met en lumière la porosité du concept d’adolescence, de jeunesse, de passage à l’âge adulte. Malgré la difficulté de définir cette période, cette halte reste une période passionnante. Un moment de découverte, d’émancipation, de décisions, un moment où les interactions, notamment avec les pairs, sont au centre de l’attention.

IV. Problématisation