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La «  conduite » à risque

Chapitre 3. Jeunesses et automobile : devenir

III. Prise de risque et transgression 1. Introduction

5. La «  conduite » à risque

i. Vers l’ordalie

Appelons-le Arnaud. Il apprécie la compagnie de ses amis, la fête et sa jeunesse. Le vendredi soir, il se plait à retrouver ses amis au club-house de son club de football, ou bien au bar ou en club de nuit. Il loge encore chez ses parents, en périphérie d’une ville, mais dispose d’une voiture. D’ordinaire, il respecte les limitations. Il apprécie conduire, il aime sa voiture. Samedi soir, il se rend en soirée au volant. Un avantage considérable, il part et rentre quand il veut. Et dans l’euphorie du moment, il boit plus que de — sa — mesure. Beaucoup d’alcool, quelques drogues, de bons amis, et l’autonomie dans la mobilité. Il connaît bien les risques, mais ce soir-là, il les brave tout de même. Certains de ses copains minimisent, et d’autres le préviennent. Les substances psychoactives ne l’ont pas terrassé. Alors il prend le volant et rentre chez lui. Au réveil, désenchanté des psychoactifs, il réalise le risque. Mais il est vivant, et finalement, tout s’est bien passé. Une conjoncture certes idéal typique et romancée. Tout de même, l’histoire illustre certaines situations dans lesquelles se trouvent nombre de jeunes conducteurs. Par exemple :

« Déjà, aller rejoindre tes potes dans un bar en voiture, c’est une mauvaise idée. Se dire que tu ne vas pas être bourré, c’est une mauvaise idée. Alors deux trois fois, je me suis dit « on rentre à pieds », je pense que c’était un excès de conscience, pour m’être dit ça, je devais être sacrément atteint, mais je sais que je l’ai fait, comparé à des fois, où je suis rentré bourré, et où je l’étais un peu moins. C’est un peu paradoxal. Je ne pense pas que c’était une prise de risque, genre, je défie les flics, je défie les accidents, parce que d’une part, j’ai très peur de me faire arrêter par les flics, et de deux, je n’ai pas envie d’avoir d’accident, ça ne m’intéresse pas. Donc je ne sais pas, c’était plus de l’inconscience : « c’est bon, ça va aller, ça va le faire, je gère » c’est débile, là, comme ça, c’était très con, mais bon. » (Maxence, 25 ans, Strasbourg, barman)

Le jeune confesse, malgré ses craintes, directement et volontairement se confronter au risque routier. De cet aveu du défi lancé à la vie, ressort la grande réflexivité quant au risque, et la mise en tension de soi lors de comportements limite. D’un côté, le désir de se préserver, répété à la télévision, sur internet et dans les interactions et ailleurs, de l’autre le goût du risque, le bourdonnement de la vie, l’effusion de la jeunesse.

« Quand on est jeune sur la route, il y a un code de la route à respecter. Et ça peut être plus difficile quand on est jeune, qu’on veut aller au-delà des limites. […] Au début, quand j’ai eu mon permis, je roulais tellement vite, parce que j’adorais ça. C’était un peu le goût du risque. Pour ça je suis pareil que mon père. Le fait de rouler vite c’est trop cool, j’aime trop la vitesse. Je kiffe, je ne sais pas pourquoi. Ça fait quand même ressentir des sensations […] dans le ventre. L’adrénaline que tu sens à l’intérieur de toi. J’aime trop. Parce que d’un côté tu es tiraillée, tu as trop peur, mais d’un autre côté c’est cool. ».

(Lisa, 22 ans, Strasbourg, étudiante)

Le goût du risque est caractéristique. Typiquement, il renvoie à cette « nature hédonique et ludique »261 de la conduite à risque précise Tursz. Il s’exprime dans l’idée de côtoyer de très près la mort. Ici, la jeune femme fait non seulement part d’une conduite ordalique, mais aussi d’une réflexion sur le jeu avec le danger. De ceci, elle justifie sa pratique à risque par le frisson éphémère de braver ses interdits, de se confronter directement à la mort. Une mise en quarantaine provisoire de la règle largement diffusée chez les jeunes générations. Une prise partielle d’autonomie en dépit du code de la route, dans une époque où l’indépendance est une valeur précieuse. Une mise à l’épreuve éphémère de son identité pour préciser son identité. Un comportement bien particulier largement expliqué par Le Breton262. En effet, dans une époque où l’incertitude fait office de toile de fond. Les jeunes générations s’interrogent sur l’avenir lointain et proche, sans jamais y apporter un verdict définitif. La prise de risque est parfois un moyen de s’enquérir de son existence, de reprendre le contrôle. À ce titre il se soumet au jugement des autres et à lui-même en se mettant directement en péril. Autrement dit, il se confronte directement à la mort pour prouver son mérite de vivre. Une mise en jeu de soi qui toujours, bouleverse les significations. L’ordalie est une escorte contemporaine pour un

261 Anne Tursz, Adolescents, risques et accidents, Paris, Centre International de l’Enfance, 1987, p.61

individu parfois dépassé. Se soumettre de manière ordalique à la mort est caractéristique des pratiques à risque. Seul le dessein est prescripteur du mérite de vivre. La mise en forme ordalique est une interprétation subjective. Si la mort est contrée, la vie gagne en intensité. Bref, l’ordalie est une quête de sens et de reconnaissance à travers le risque.

Au volant, il y a deux grandes manières d’interpréter la situation :

- Parfois, la prise de risque263, terme emprunté à Peretti Wattel est préméditée — « prises de risque » selon Peretti Wattel. Volontairement, le jeune déroge aux règles de sécurité. Dans les cas les plus extrêmes, on parle d’ordalie routière, une des formes les plus intenses de jeu avec la mort. Chaque fête, l’été, les campagnes prolifèrent et rappellent à l’ordre. Pourtant, la tentation reste grande même pour les plus craintifs. - Dans d’autres cas, la transgression est innocente. Peretti Wattel parle de conduite à risque. Le conducteur n’a justement pas l’impression de prendre des risques. Lors de périodes de crise, c’est en toute conscience que l’individu recourt à des mises en danger pour se sentir exister. Mais il existe aussi des types de comportements « risqués », sans pour autant que l’individu en ait conscience. Des conduites si encrées dans leurs « dispositions »264, qu’elles ne convoquent pas, dans leurs représentations, de risques imminents.

La lecture de la transgression vis-à-vis du risque nous en apprend donc davantage que sa lecture en fonction d’une imposition de valeur : la loi. La transgression au volant révèle nombre de tensions. Directement, elle convoque l’atteinte à soi et aux autres. Plus ambivalent encore, la mise en péril est parfois indispensable. Notamment pour préserver l’autre et l’ensemble des interactions routières. Ainsi, parfois, déroger aux règles de conduite est légitime si la situation l’exige. « J’ai fait la conduite accompagnée, par

263 Patrick Peretti-Watel, « Interprétation et quantification des prises de risque délibérées », Cahiers

internationaux de sociologie, 2003, pp.125-141

264 Bernard Lahire in L’homme pluriel : les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, « l’habitus » s’emploi exclusivement pour une période de socialisation est longue et intense. Pour lui, la pratique occasionnelle ne modifie pas considérablement les comportements et représentations globales de l’acteur. Pour cette raison, il préfère les « dispositions » à « l’habitus ». Lahire défend un individu en capacité d'inhiber ou d'activer certaines dispositions dans les milieux correspondants. En effet, nous sommes socialisés par de nombreuses instances au cours de nos vies. Pour autant, nous n’adoptons pas les mêmes comportements au sein de toutes ces instances. Nous discernons les possibles en fonction du lieu, de l’interaction, de la norme du moment. En ce sens, les dispositions, occasionnelles de situation de mise en péril sont un moyen de

exemple sur l’autoroute… normalement, c’est limité à 110 en conduite accompagnée, mais s’il faut doubler, on ne peut pas rester à 110, donc c’est mon père qui me disait d’augmenter. « Tu ne peux pas être sur la voie de gauche et rester à 110 si tu doubles », des trucs comme ça. ». (Sixtine, 20 ans, Rennes, étudiante). Il existe des codes officieux

où des règles alternatives prennent le pas sur la régulation officielle, tout cela dans une entente commune que nombre de conducteurs acceptent. D’un autre côté, l’adaptation implique parfois de s’autoréguler. Autrement dit, ce n’est pas parce que c’est autorisé que le jeune ne s’interdit pas.