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CHAPITRE 2 La recension des écrits

3. Intervention éducative et thérapeutique de soin

3.2 Partage des expériences

Le partage des connaissances amène les personnes impliquées dans la relation de soin vers un plus grand nombre de choix. Cependant, selon Paterson et Zderad (1976, 1988), c’est dans l’expérience de soin que le processus de prise de décision est vécu, avec la coexpérience ainsi que la réflexion sur les expériences passées.

Or, dans le processus d'enseignement d'un système de connaissances, on cherche à communiquer des concepts que la personne n'a pas devant les yeux et qui dépassent souvent les limites de son expérience immédiate, actuelle et potentielle. Plusieurs croient en un développement séparé des concepts dits spontanés et des concepts dits scientifiques. Ils s’imaginent que l’expérience fournit à la personne des concepts spontanés qui se

développent de bas en haut et dont les propriétés sont plus élémentaires et inférieures aux concepts scientifiques. Ces derniers concepts, par ailleurs plus complexes et supérieurs, seraient fournis par des enseignants et se développeraient de haut en bas. Vygotski (1934/1985) soutient l’interdépendance entre l’expérience et le savoir transmis.

La première apparition d'un concept spontané est ordinairement liée à un heurt direct de l'enfant avec telles ou telles choses, (…), qui lui sont au même moment expliquées par les adultes(...) Le concept scientifique, par contre, a pour point de départ non pas un heurt direct avec les choses mais un rapport médiatisé avec l'objet (...) L'enfant apprend dès les premières leçons à établir des rapports logiques entre les concepts; le concept scientifique évolue en quelque sorte en germant à l'intérieur, en se frayant la voie vers l'objet, en se liant à l'expérience que l'enfant a dans ce domaine et en absorbant celle-ci. (Vygotski, 1934/1985, p. 285-6).

Cette réconciliation entre l’expérience et le savoir scientifique permet de mettre l’accent sur la découverte et la résolution de problème au cours desquelles l’apprenant organise l’information de façon à découvrir les régularités et intègre les exceptions en nuançant les règles formées (Bruner, 1962/1997). L’enseignant qui accompagne ou stimule cette organisation apprend avec son étudiant à mieux enseigner. Les

manifestations du partage des expériences sont la promotion des expériences de

croissance, l’apprentissage expérientiel, la reconnaissance de l’expertise, la réflexion sur l’action et la méta-connaissance.

Promotion des expériences de croissance. Dewey (1938/1997) est le premier à tenter d’élaborer une théorie de l’expérience. L'expérience serait à la base de

l'apprentissage : on apprend dans l'expérience et l'expérience permet d'apprendre. Elle détermine en quelque sorte les nouvelles possibilités d’apprentissage et en fermera d’autres. Une expérience sera enrichissante, mènera à la croissance, si elle éveille la curiosité, renforce les initiatives et met en place de nouveaux désirs ou des buts qui donnent le goût d'entreprendre de nouvelles expériences. À l’avis de Dewey (1938/1997), l’éducateur a alors deux tâches : celle de promouvoir les expériences qui favorisent la croissance et celles de comprendre de façon sympathique la personne et ce qui se passe dans sa tête. Il doit donc utiliser sa propre expérience pour donner un feed-back à l'élève et il doit se rappeler que toute expérience est avant tout sociale, c'est à dire qu'elle

implique un échange et une communication. L’expérience d’éducation est vécue comme une entreprise de coopération et de développement. « The development occurs through reciprocal give-and-take, the teacher taking but not being afraid to give. » (Dewey, 1938/1997) p. 72. À son avis, le savoir doit être intégré à l’action réfléchie, à la réflexion sur cette action, sinon il s’agit d’un «savoir mort » (Dewey, 1916/1975).

Apprentissage expérientiel. Rogers (1972) qualifie d’apprentissage expérientiel, le processus d’apprentissage ancré dans l’expérience. Cet apprentissage est synonyme de changement et de croissance personnelle. Il se caractérise par un engagement personnel, sur les plans cognitif et affectif, par la découverte à l’instigation de l’apprenant ainsi que par la signification que lui accorde l’apprenant lui-même. La personne peut apprendre de

son expérience lorsqu’elle a confiance en ses capacités d'apprendre et lorsqu’elle a le sentiment que l'expérience d'apprentissage sera gratifiante et pertinente. L’enseignant doit faciliter l'autodétermination et adopter une attitude de non-directivité, donc d’écoute et de respect, ainsi que des outils comme les contrats pédagogiques et l’auto-évaluation. «Lorsqu'il a été l'agent libérateur d'un apprentissage autonome (…), le professeur se retrouve ayant changé lui-même autant que ses étudiants.» (Rogers, 1972 p. 123, italique dans le texte). L'apprentissage ancré dans l’expérience devient alors un acte de liberté pour tous les acteurs mis en présence. Dans son livre, Liberté pour apprendre?, Rogers (1972) publie les commentaires positifs soulevés par cette approche, autant chez des administrateurs, des professeurs que des étudiants.

Reconnaissance de l’expertise. L’expérience de la situation confère une forme d’expertise à la personne qui la vit et le rôle de l’intervenant est de la mettre en valeur. L’intervenant non expert (a not-knowing approach) commence donc chaque session avec la croyance qu’il apprendra de l’expertise du client (Anderson & Goolishian, 1992). Certains nommeront curiosité (Cecchin, 1987) ou naïveté, cette approche définie comme « a sense of openness and receptivity, a condition of unknowing that is without anxiety or self-consciousness (…) As a therapeutic stance, naiveté demands courage, commitment, and self-awareness. » (Dyche & Zayas, 1995, p. 394). Lorsque l’intervenant adopte cette approche, il se comporte comme un ethnographe qui s’utilise comme instrument de recherche. Il évite ainsi la quête de relations causales qui tend à fermer le dialogue. Au contraire, il permet l’exploration en profondeur de la situation et contribue à générer un processus réflexif et interpersonnel en communiquant une vulnérabilité qui est à la fois contagieuse et désarmante.

Avec cette approche exprimée dans des conversations thérapeutiques ou par un

langage de collaboration (Dyche & Zayas, 1995), un problème n’est pas résolu par des interventions stratégiques, mais dissous naturellement par le dialogue. L’essence de la thérapie est de participer à la conversation initiée par les membres de la famille en favorisant la direction souhaitée par eux (Sluzki, 1985). Le thérapeute est un invité qui co-évolue avec la famille. Ces conversations laissent beaucoup de place à l’imprévu et assure une plus grande disponibilité du thérapeute pour la famille (Renaud, 1996). Elles sont généralement rapportées par les thérapeutes sans la contribution de la personne qui a consulté. Par exemple, Efran et al. (1987) présente l’histoire d’un client qui voyait l’alcoolisme comme une opinion. En adoptant cette perspective et en cessant de considérer l’alcoolisme comme un problème à résoudre, le thérapeute peut, grâce au langage, rendre explicite la nature et l’implication des relations entre l’alcool et la thérapie. Il peut alors discuter des rêves brisés et inviter à d’intéressantes propositions, fournissant ainsi un contexte pour co-évoluer.

We (les thérapeutes-conseillers) are providing a context in which clients and counselors can co-evolve alternative ways of talking and thinking about matters they were sure were “problems” (…) We and our clients come together as autonomous humans, each acting in accordance with his or her own structure, but forming a novel coupling – creating, if you will, a mini-society in which new options may arise. (Efran et al., 1987 p. 81-82)

Réflexion sur l’action. Schön (1994) a approfondi le concept de la réflexion sur l’action à partir d’expériences professionnelles. La réflexion sur l'action serait

particulièrement importante pour les apprentissages dans les professions dont la discipline est issue de bases appliquées, comme les sciences infirmières, l'architecture ou la

psychologie (Elzinga, 1990; Svensson, 1990). En effet, les expériences de ces professionnels peuvent être relativement répétitives, comme le sous-entend le mot

pratique, freinant l'apprentissage. Des changements peuvent survenir s'ils font face à des surprises. En réfléchissant en cours d'action et sur l'action, ces professionnels peuvent remettre en question des habitudes développées par la répétition des mêmes cas. Ils deviennent alors des chercheurs qui, dans un contexte de pratique professionnelle, caractérisée par l'incertitude et la singularité, expérimentent en conversant de façon réflexive avec leurs clients. La réflexion en cours d'action et sur l'action pourrait constituer l'essence même de la pratique professionnelle ainsi qu'un processus d'«auto- éducation» continu (Schön, 1994), une façon particulièrement efficace et globale d'apprendre dans l'action, par l'expérience. Cette reconstruction mène la personne qui reçoit l’aide professionnelle à la possibilité de choix mieux éclairés, grâce à la réflexion sur l'action.

Farquharson (1989) s’adresse aux professionnels qui œuvrent auprès d’entraidants. Il tente de susciter une prise de conscience sur l’importance de leur contribution pour la pratique professionnelle. « Si nous examinons honnêtement la pratique quotidienne des professionnels, nous constaterons que la majorité des idées dont ils se servent pour orienter leur pratique sont tirées directement des expériences de leur pratique » p. 118. Il n’a pas rapporté les propos des entraidés.

Selon Benner (1984), ce type d'apprentissage a été noté particulièrement chez les infirmières de pratiques avancées et chez les infirmières expertes. Elles ne perçoivent plus les événements de façon isolée, mais en un tout. Elles ont en tête leurs expériences passées et toutes les expériences possibles. Les priorités s'imposent à elles selon le contexte particulier de l'événement, mais elles n’arrivent pas à formuler ce savoir autrement que par des récits. À l’avis de Benner et Wrubel (1989), le soin infirmier expert est une forme de recherche qui donne accès à un savoir qui n’augmente pas le

contrôle ou la domination sur l’autre. Au contraire, le soin infirmier expert libère et l’infirmière est enrichie par le soin. Le soin instruit et est formateur. Dans un de leurs exemples qu’elles nomment « cas modèles » parce qu’elles y voient la possibilité

d’enseignement, ces auteures citent une infirmière de soins intensifs qui dit avoir appris le courage et la sagesse des familles qu’elle a suivies. “I will always remember the people in my work world who have made me a better person by teaching me little lessons about life (and death)” (Benner & Wrubel, 1989, p. 390). Les auteures n’ont pas obtenu les commentaires des personnes qui lui ont permis ces leçons.

Méta-apprentissage. Dans cette optique, l’expérience est utilisée pour apprendre des méta-connaissances, c’est à dire une connaissance sur la façon dont est produite la connaissance : apprendre à apprendre. Certains chercheurs (Novak, 1985, 1995; Novak & Gowin, 1984) de ce courant de pensée proposent un modèle qui permet, à la fois, de planifier des apprentissages, à la fois, d’évaluer l'impact de l'enseignement. Ils proposent un « V » heuristique. La branche gauche du « V » invite les apprenants et les enseignants à reconsidérer les bases conceptuelles (philosophie, théories, principes, concepts et systèmes conceptuels) qui sous-tendent leur savoir. La branche droite du « V » les amène à réfléchir sur leurs expériences qu'ils interprètent, transforment et enregistrent en

interrogeant les valeurs accordées à ces connaissances et aux généralisations qui en découlent. L'expérience est le lieu de départ et le lieu d'arrivée de cette démarche (voir figure 2).

Figure 2

Le V de Gowin (Novak & Gowin, 1984; Novak, 1985, p. 190) (traduction libre)

Théorique/conceptuel Méthodologique

Questions "focus"

Philosophie Reconnaissance des valeurs

Théorie et des connaissances

Systèmes conceptuels Transformations

Concepts Enregistrements

Événements/objets

Cette approche est surtout utilisée pour l’enseignement des sciences quand l'élève recourt aux expériences de laboratoire pour saisir les concepts étudiés. Dans un autre contexte, les chercheurs proposent la modélisation du système de connaissances.

Plusieurs histoires de cas sont rapportées pour faciliter cette forme d’enseignements et en démontrer le caractère formateur, tant pour l’élève que pour le professeur.

En résumé, le partage des expériences (voir tableau I page 51) se fonde sur l’esprit d’une communauté de recherche. L’apprenant et l’enseignant sont des chercheurs en quête de découvertes, d’expériences qu’ils partagent et remettent en question.

L'enseignant adopte le rôle d’accompagnant, de mentor, de guide, d’agent libérateur ou d’ethnographe. L’enjeu est démocratique puisqu’il permet aux apprenants de faire face à différentes perspectives, de partager leurs réflexions, de stimuler et de développer un esprit critique qui leur sera utile dans d’autres situations d’apprentissages. En ce sens, il s’agit d’une expérience éducative plus enrichissante parce que les perspectives de

signification peuvent être transformées (Mezirow, 1994). Le partage des expériences vise donc, avant tout, l’autonomie et la liberté de choix de l’apprenant. Les apprenants

gagnent une confiance dans leurs compétences à prendre des décisions et deviennent ainsi plus libres de les exercer. L’enseignant, quant à lui, peut apprendre ce qui est singulier et différent dans chacune des expériences et construire une vision plus globale des choix qui s’offrent à lui. Le partage des expériences permet une auto-éducation permanente

puisqu’il est possible de continuellement apprendre grâce aux questions que soulève l’expérience des autres. Ce partage est surtout utilisé dans l’enseignement des sciences ou au niveau du développement professionnel. Il a rarement fait l’objet d’études structurées : il s’agit la plupart du temps d’histoires de cas isolées ou de recommandations.