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La Parole johannique

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 144-148)

2°) L’Incréé comme enjeu du sens de l’être

2.3 La Parole johannique

« L’Ego sum qui sum, quant à l’être même, signifie une certaine conversion réflexive de l’être sur lui-même et sa manence et sa fixation en lui-même ; ensuite la répétition Ego sum qui sum signifie un certain bouillonnement ou parturition de soi, s’échauffant en soi et se liquéfiant et bouillonnant par soi-même et en soi-même, lumière dans la lumière et vers la lumière se pénétrant totalement tout entière, réfléchie tout entière sur elle-même totalement et renvoyée de partout, selon ceci du sage : « la monade engendre la monade et réfléchit sur elle-même sa propre ardeur » C’est pourquoi il est dit dans l’Evangile de saint Jean, au chapitre 1 : « En lui était la vie ». Car la vie signifie un certain jaillissement par lequel, une chose, s’enflant intérieurement par soi-même, se répand en elle-même totalement, toutes ses parties en toutes ses parties, avant de se déverser et de déborder à l’extérieur. »415

La Trinité semble ici être comprise dans un bouillonnement intérieur, un dynamisme des profondeurs qui est celui même de la Déité, du « fond sans fond » de Dieu.

L’expression de l’intériorité du « fond sans fond » de Dieu, de sa Déité, de sa substance incréée, serait ainsi en Dieu, ne sortant pas de lui. L’expression trinitaire serait donc ce dynamisme divin des profondeurs, le jaillissement intérieur de Dieu en même et par lui-même. L’incréé de Dieu, du point de vue de la théologie, s’apparenterait donc à une énergie intradivine qui s’exprimerait dans la relation trinitaire. L’inscription de la Trinité dans ce

« fond qui est sans fond » induit donc la présence immanente d’un « Quelque chose » qui fonde et précède le mouvement trinitaire lui-même. Qu’est-ce à dire ? « Lumière dans la lumière et vers la lumière se pénétrant totalement tout entière, réfléchie tout entière sur

414 L’Esprit est nommé « don » d’après les Actes des Apôtres 2, 38. Eckhart nous ramène là à un point essentiel de sa doctrine. Les divers attributs ajoutés à Dieu sont un voile qui le couvre. Dieu est Un et à ce qui est Un, toute autre chose est enlevée. « Ce qui est enlevé est identique à ce qui est ajouté, du fait qu’il implique une mutabilité » ; ceci nous renvoie au Sermon 21 : « Unus Deus et Pater omnium » et à la négation de la négation : nier tout ce qui est ajouté à l’Un implique, même sous forme de privation, un rapport avec autre chose, donc une mutabilité.

415 Expositio in Exod. n 16.

même totalement et renvoyée de partout », telle serait ainsi désignée la substance incréée de Dieu qui accèderait ainsi à son propre déploiement, à son jaillissement intérieur, par l’expression trinitaire qui elle-même ne serait pas pensable sans ce fond incréé. Une corrélation interne les unit, et cette corrélation fonctionne elle-même comme une unité. Dieu n’est Dieu dans son expression trinitaire que parce qu’il est originellement, dans son principe, Déité, « fond ». C’est ce que Maître Eckhart nomme la « retraite silencieuse » du Père, où le Père s’affirme à partir de lui-même, dans le fond de sa substance incréée qui le constitue.

Mais le Père n’est aussi Père que par sa relation au Fils. L’un cependant n’empêche pas l’autre, ou plutôt l’un ne se sépare pas de l’autre, et les deux sont reliés comme un seul Dieu, une seule vie, une seule pensée. Il en va de même de l’Esprit Saint qui est l’union d’amour du Père et du Fils. L’essence incréée de Dieu est cette vie éternellement vivante, cette vie de la vie qui fait être ses propres expressions. Aucune discontinuité ne s’inscrit entre Dieu et son fond incréé (Gottheit). Le Got engendre ses propres expressions à partir de son Fond incréé qui apparaît alors comme le principe de l’agir divin, fondement des manifestations intratrinitaires de Dieu. Le fond incréé de Dieu est ainsi générateur de son propre espace de rayonnement. Les relations qui unissent le Père et le Fils trouvent ainsi leur « raison d’être », leur « cause » dans ce fond incréé.

Par le Verbe, Eckhart établit un lien entre la création et le procès générateur de la Trinité. Il conçoit la création comme un déploiement du monde dans la génération du Verbe, centre de la dynamique trinitaire. L’origine incréée du monde est dans son Verbe qui est lui-même incréé. Tout est éternellement engendré dans le Verbe. Ce dernier est la Parole du Père, l’Intellect divin dans lequel toutes les idées préexistent. L’ordre du créé s’origine ainsi dans le dynamisme du Principe incréé.

Que l’on parle de la naissance du Verbe en Dieu, ou de la création, la quadruple causalité aristotélicienne est convoquée pour dire que « toutes les choses sont en Dieu comme elles sont dans l’être416. » L’être est ainsi le lieu des étants comme Dieu est le lieu de toutes choses. Dans la continuité de la pensée thomiste, Eckhart établit la primauté de l’être, et établit que tout ce qui a été fait est vie en Dieu. Et pourtant Stanislas note une certaine nostalgie dans l’exégèse eckhartienne, nostalgie d’une préexistence à l’état de création :

« L’existence, comme sortie de ce paradis de la préexistence a tout l’air d’une chute. Car dans ce bienheureux état d’identité avec Dieu et d’égalité de toutes choses en Lui, l’étant n’était

416 Les deux commentaires In Genesim reportent sur Dieu ce qui est affirmé de l’être dans les Prologues In Opus Tripartitum ; LW I, p. 186-199 et 457-486.

pas encore séparé de l’être et de la vie417. » La création et le temps apparaîtront donc comme cette sortie malheureuse du Principe incréé, du Verbe éternel. On comprend qu’en cela Eckhart s’éloigne d’un thomisme plus résolument créationniste, et qu’il mette l’accent sur l’Incréé comme Origine de tous les étants, Principe même de l’être, et qu’il développe ainsi une pensée de la préexistence qui constitue l’axe du Sermon 52 et le troisième point du programme de prédication : « que l’on se souvienne de la grande noblesse que Dieu a mise dans l’âme et que l’homme parvienne ainsi merveilleusement jusqu’à Dieu418. » La réminiscence d’un « quelque chose d’incréé dans l’âme » suggère comme un impératif ontologique qui fonde la nécessité de la mort mystique par analogie avec la dynamique pascale de mort et de résurrection que nous développerons dans la troisième partie. Dans l’axe de la réminiscence d’un quelque chose d’incréé dans l’âme, d’un état préexistant le créé et le créable, Eckhart fonde sa voie spirituelle sur le détachement qu’il place au-dessus de l’amour dans la mesure où il nous dépouille radicalement de tout ce qui pourrait faire obstacle au retour à l’origine incréée où « l’homme est quitte et dépris de Dieu, en sorte qu’il ne sache ni ne connaisse l’action de Dieu en lui419. » Quitter le Dieu des créatures pour rejoindre le Principe incréé revient à se quitter soi-même selon son être créé et à rejoindre la part éternelle de soi, l’identité par grâce avec ce que Dieu est par nature. Ici Eckhart passe du Commentaire de l’Exode où l’Être était par excellence le nom de Dieu au Commentaire de l’Evangile de Jean : « Le Verbe par tout lui-même est tourné vers l’intellect ; il est disant ou dit (dicens vel dictum), et non pas être et un étant mélangé (esse vel ens commixtum)420. » Ainsi, comme l’affirme Pierre Gire, Maître Eckhart « conçoit la création comme une sorte de surgissement du monde dans la génération du Verbe, pôle de l’expression trinitaire. » La logique de la préexistence s’ancre dans la puissance universelle du Verbe divin. La création trouve sa raison d’être dans le Verbe éternel. La relation, en son être intelligible, nous réfère au lien substantiel de toutes choses, c’est-à-dire au Fond incréé de Dieu, à sa Déité cachée que révèle le Verbe. Par le Verbe, la préexistence passe dans un autre ordre de langage, et change ainsi de statut. Eckhart ne reprend plus la conception néoplatonicienne qui établit l’effet qui demeure dans la cause, procède d’elle et se convertit vers elle. Il ne s’agit plus comme chez Proclus et Damascius d’une relation abstraite et anonyme, d’un rapport indifférencié à l’Un, mais d’une relation personnelle et vivante à un Verbe qui parle et agit, s’adresse aux hommes, requérant d’eux leur humanité afin de la transformer, par grâce, en sa divinité. Ce Verbe parle

417 Stanislas Breton, Philosophie et mystique, Grenoble, Jérôme Million, 1996, p. 47.

418 Sermon 53, JAH II, Paris, Seuil, p. 151.

419 Sermon 52, JAH II, Paris, Seuil, p. 147.

420 In Johannem, p. 40-41.

aux hommes et les appelle à une relation filiale, c’est-à-dire à devenir des « ad-verbes » auprès du Verbe421. L’Incréé n’est donc pas chez Eckhart une référence à l’Un de Plotin, mais prend figure humaine dans le Verbe ; l’Incréé se réfère ainsi à une présence transcendante, au Verbe éternel qui révèle la déité cachée. Par l’Incréé, Eckhart tient aussi bien l’immanence du Verbe incarné que le Principe d’un Dieu caché, c’est-à-dire d’un Dieu qui se donne dans sa radicale transcendance. Eckhart se situe ainsi dans le sillage de Maïmonide. De l’ontologie à l’hénologie, Eckhart se dirige vers une noétique où Dieu est Intellect pur : « Dieu en tant qu’intellect et acte d’intellect fonde l’être lui-même422. » Et l’homme, en tant qu’il est doué d’intellect, est créé à l’image de Dieu.

Par la partie la plus haute de lui-même, par l’intellect, l’homme est ainsi déplacé à un autre niveau de lui-même un niveau plus profond, qui le renvoie à « la grande noblesse que Dieu a mise dans son âme » : « L’intellect regarde à l’intérieur et sa fait sa percée à travers tous les arcanes de la Déité423 » La préexistence s’éclaire ainsi de la dimension du Verbe éternel-Intellect de Dieu qui donne à l’intellect humain de participer par grâce à l’incréé de sa substance. L’homme est ainsi appelé à retrouver son être profond, son statut d’adverbe auprès du Verbe, et à plonger dans la profondeur enfouie de « la grande noblesse que Dieu a mise dans l’âme ». L’Incréé devient ainsi Présence du Verbe dans le fond de l’âme, en son intellect qui devient ainsi le lieu de la naissance et de la constitution de son être adverbiale. Préexistant dans le Verbe, la créature peut ainsi dire : « Dans la percée où je suis libéré de ma propre volonté et de la volonté de Dieu et de toutes ses œuvres et de Dieu lui-même, je suis au-dessus de toutes les créatures, et je ne suis ni Dieu ni créature, mais je suis plutôt ce que j’étais et ce que je dois rester maintenant et à jamais424. » Par grâce, l’ad-verbe forme une identité de nature avec le Verbe et peut ainsi être dit « incréé » , c’est-à-dire causa sui.

421 Cf Sermon 9.

422 Utrum in Deo sit idem esse et intelligere ? Quaestio parisiensis, LW V, éditions B. Geyer, p. 38 sqq.

423 Sermon 69 JAH III, Paris, Seuil, p. 63.

424 Sermon 52, JAH II, Paris, Seuil, p. 149.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 144-148)