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L’incréé dans l’imago Dei

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 195-198)

2°) La question de l’Incréé et de l’image

2.1 L’incréé dans l’imago Dei

Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram598

Le commentaire du verset de la Genèse sur l’homme-image-de-Dieu nous fait à la question du sens et de la portée théologique et mystique de l’homme-image

L’homme-image-de-Dieu pose le problème de l’image : en quoi l’homme est-il image de Dieu ? Est-ce le tout de l’homme qui est image ou s’agit-il d’un « quelque chose » en l’homme ?

Chez Eckhart, l’essence de Dieu est dite être, vie, et avant toutes choses intellect.

Qu’en est-il de l’essence de l’âme ?

« Or moi aussi je veux maintenant montrer ce qu’est un homme. Homo veut dire un homme à qui est départie une substance qui lui donne être et vie, et un être doué d’intellect.

Un homme doué d’intellect est celui qui se comprend lui-même intellectuellement et qui est en lui-même détaché de toute matière et de toute forme. Plus il est détaché de toutes choses et tourné en même, plus il connaît clairement et intellectuellement toutes choses en lui-même, sans se tourner vers l’extérieur, et plus il est homme. »599

L’intellect occupe donc une place centrale pour comprendre la réalité humaine comprise dans toute sa dignité. Chez Eckhart, la connaissance de Dieu se joue dans deux puissances de l’âme (intellect et volonté) en-deçà de l’étincelle de l’âme, ou à l’intérieur d’elle. Et le maître reste fidèle à son ordre en privilégiant l’intellect qu’il qualifie de plus noble des puissances de l’âme : « je dis que l’intellect est plu noble que la volonté. La volonté prend Dieu sous le vêtement de la bonté. L’intellect prend Dieu dans sa nudité, dépouillé de bonté et d’être. »600

L’intelligence fonde la déiformité de l’homme601, qui le fait être à l’image de Dieu.

Car « plus une chose et subtile et spirituelle, plus elle opère fortement vers l’intérieur, et plus l’intellect est fort et subtil, plus ce qu’il connaît s’unit à lui et devient un avec lui. »602 Donc, plus l’homme est « homme », plus il rejoint sa part intellective, et plus il est déiforme. Car

598 Commentaire de la Genèse I, 26.

599 15, I, 141.

600 9, I, 105.

601 Selon une des Rationes Equardi citée par Gonzalve d’Espagne : « Le connaître intellectif est une certaine déiformité ou déiformation puisque Dieu lui-même est connaître intellectif et n’est pas être. « Ipsum intelligere quaedam deiformitas vel deiformatio, quia ipse est ipsum intelligere et non esse. » Quaestio Magistri Gonsalvi…, LW V, p 60, n 9 / trad. Alain de Libera, Maître Eckhart à Paris, op. cit p 207.

602 Ibidem, p. 105.

l’intellect est le propre de Dieu. La notion d’intellect, centrale dans les Questions parisiennes, est présent dans l’œuvre latine. On voit donc qu’il tient une place prépondérante dans la pensée du maître. Mais il faut maintenant comprendre en quoi il nous occupe et se rattache à la notion d’incréé.

Pour Eckhart, la créature intellectuelle diffère de toute autre créature qui lui est inférieure. Cette différence est importante pour comprendre le sens et le rôle joués par l’intellect-image chez le Maître : « l’inférieur est produit à la ressemblance de ce qui est en Dieu et n’a de correspondant en Dieu que cette Idée d’après laquelle il est dit être créé. Une Idée de ce type est spécifiquement déterminée et est relative à la réalité créée (infra-intellectuelle) comme à une essence spécifiquement distincte. Tandis que chaque nature intellectuelle a, comme telle, plutôt pour modèle Dieu lui-même et non pas simplement une idée divine. La raison en est que l’intellect, comme tel, est ce grâce à quoi le sujet connaissant devient toutes choses. » ON retrouve ici la déiformité : l’intellect est ce qui est l’homme le plus conforme à Dieu : il n’est pas spécifiquement déterminée et rejoint ainsi la nature même du Principe qui échappe à tout ce que l’on peut en dire.

Avicenne l’a expliqué au Livre X de sa Métaphysique : « L’accomplissement de l’âme intellectuelle est de devenir monde intelligible, que vienne s’inscrire la forme de tout l’être » De même Aristote l’exposait au livre III de l’Âme, en montrant que l’intellect était « d’une certaine façon toutes choses. »

L’homme procède alors de Dieu à la ressemblance de sa réalité substantielle. La nature intellectuelle est en effet seule capable de recevoir les perfections substantielles, celles qui précisément appartiennent en propre à l’essence divine : « Il est écrit Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram, et non « à la ressemblance de quelque chose qui est contenu en nous. »603

L’intellect permet donc de définir l’homme dans son humanité, c’est-à-dire en tant qu’image. Car l’intellect englobe la totalité et fait ainsi de l’homme un microcosme. Comme tel, il contient en lui un fond incréé qui est semblable au fond de Dieu et qui le fait être à l’image de Dieu. La préséance accordée à l’homme en vertu de son être à l’image de l’intellect divin demeure une constante, que ce soit dans les questions parisiennes, où Deus Intellectus est, ou dans l’œuvre tripartite où Esse est Deus. Or si l’homme-image rejoint Dieu en tant qu’Intellect, c’est-à-dire au-dessus de l’être, il y a unité de principe incréé : car c’est ce

« quelque chose au-dessus de l’être créé de l’âme » qui est ici désigné.

603 I Genèse, LW I, p 270-271, n. 115 / trad. CerfI, pp. 383-385.

La notion d’Ungeschaffen est alors cet Absolu qui se retrouve à l’état de trace ou d’empreinte dans la créature rationnelle. L’homme est un petit monde qui contient en lui le plus subtil, le plus lointain et pourtant le plus intime : fond de l’âme et fond de Dieu convergent en un fond sans fond (Abgrund), nous dit souvent Eckhart : cette unité n’est possible que dans la part incréée de soi, car c’est en cette part même ou ce quelque chose que je suis vraiment image-de-Dieu ou que cette image recouvre toute sa noblesse, toute sa pureté.

Or comme tel, l’incréé passe toutes les déterminations car il ne peut être tel ou tel, et passe la mesure de toute notre compréhension : il est au-delà même de toutes les puissances et du vivre lui-même, car il s’inscrit dans le sans pourquoi de sa propre émergence.

In abstracto, il apparaîtrait comme ce qu’il y a de plus parfait, car il précède tout, se tient en amont du temps et de l’espace. Mais si j’envisage comme une notion abstraite qu’il m’est impossible de réellement définir, il semble donc impossible de l’appréhender in concreto.

Ceci doit se comprendre dans et par le schéma de la participation. Et, à ce niveau, on assiste à un glissement entre les question parisiennes et l’œuvre tripartite dont fait partie le commentaire de l’Evangile de Jean. Dans cette perspective, l’être créé est porteur de l’incréé, la chose la plus élevé, la plus transcendante, et cependant aussi la plus immanente, la plus intime, ce qu’il retrouve dans le plus humble de lui-même. Et c’est dans la mesure où l’incréé s’associe au créé que les étants sont le plus apparenté à Dieu. In concreto, si la créature est séparée de Dieu, elle garde en elle le souvenir de cette part d’même qui l’arrache à elle-même, pour la faire paradoxalement revenir au plus proche d’elle-elle-même, en son fond, en son Image originelle, en ce « quelque chose au-dessus du créé » et qui, loin de l’annihiler, le comprend. L’incréé, pris en lui-même, apparaît ainsi comme une fonction proprement surnaturelle, à laquelle l’homme participe, non pas dans le tout de lui-même, comme les censeurs du Maître semblent l’avoir cru, mais dans le fond de lui-même, grunt ou scintilla animae. Par l’incréé qui est en lui, l’homme peut se rendre semblable à l’incréé qu’est Dieu dans son essence ou sa Déité. Mais jusqu’où peut-on penser cette unité ?

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 195-198)