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Expression de l’être en tant qu’être

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 138-142)

2°) L’Incréé comme enjeu du sens de l’être

2.1 Expression de l’être en tant qu’être

Isoler l’être de ses catégories

Dans le Prologue général, Eckhart écrit : « L’être de toutes choses, en tant qu’être, est mesuré par l’éternité, nullement par le temps. Car l’intellect dont l’objet est l’étant, et qui, selon Avicenne, saisit l’étant avant toutes choses, abstrait de l’ici et du maintenant, et donc du temps. »396

Par-delà Aristote et la métaphysique péripatéticienne, le sens théologique du thème de la réduplication repose sur l’exégèse d’Exode III, 14. Vladimir Lossky affirme que la même saveur trinitaire qu’Eckhart découvre dans cette proposition du sum qui sum se retrouve dans la réduplication de l’inquantum397.

« Purifié par la réduplication, le terme concret atteint le niveau abstrait qui le précède non seulement logiquement, mais aussi dans le sens métaphysique d’une formule participée.

Réduit – ou plutôt exalté – au niveau de l’abstrait, le concret se montre identique avec la formalité abstraite. »398

En se repliant sur lui-même par l’inquantum, in terme concret dégage la forme abstraite qui la définit, pure de toute autre attribution qui pourrait déterminer le sujet dans l’ordre concret de son existence.

Or ce passage du concret à l’abstrait, qui est en quelque sorte l’aboutissement de la reduplicatio, ne peut pas être compris sans tout le soubassement théologique trinitaire.

Concernant la créature, on peut parler de vrai, de bon, de sage, de juste que relativement à la Bonté, à la Sagesse et à la Justice incréées. La créature porte ces perfections spirituelles en elle. Mais cela relève pour elle du domaine de l’abstrait. Il lui faut donc se dégager du concret pour se rendre semblable à l’abstrait : la créature, par le détachement, participe donc à l’incréé. Et par la participation, on constate que la créature reste « créature » ; son statut créé n’est pas nié. La nuance est subtile.

De même, bien que l’essence et la paternité soient identiques en Dieu le Père cependant il n’engendre pas en tant qu’essence mais en tant que Père quoique l’essence soit la

396 n.9 p. 154.

397 Vladimir Lossky, p. 104.

398 Vladimir Lossky, p. 110.

racine de la génération. En effet, les actes divins mêmes absolus procèdent de Dieu conformément aux propriétés des attributs399. De même si la différence entre bon et bonté peut se réduire jusqu’à la simple univocité c’est parce que le premier terme est considéré de manière exclusive, comme le signifiant du deuxième. L’idée de consubstantialité n’exclut donc pas la différence ontologique : « ce qui est bon et la bonté sont univoquement un dans le Fils, l’Esprit et le Père. Tandis qu’en Dieu et en nous, qui sommes bons, ils sont un au sens analogique. »400

L’incréé : la réduction de la réalité concrète au Principe abstrait

Cette réduction prend un sens univoque si l’on se place du point de vue de la dynamique intratrinitaire (bullitio), alors que relativement à la relation entre le Créateur et la créature, elle ne prend sens que dans une relation d’analogie401. C’est par l’analogie en effet qu’Eckhart maintient la distance jusque dans l’intimité de Dieu à sa créature : cette distance est le garant de la transcendance divine et de la non-confusion possible entre le créé et l’incréé, c’est-à-dire de l’équivocité qui demeure dans le rapport. L’homme, créé à l’image de Dieu, ne saurait se confondre avec son Créateur au sens univoque. Or ceci n’empêche pas que, par l’analogie précisément, l’homme participe à l’incréé de Dieu. Et par cette participation l’homme en tant que (inquantum) bon et la bonté ne font qu’un. L’unité n’est pas ici à comprendre comme une unité par nature, mais comme étant une participation par grâce à la nature incréée de Dieu. Il en va ainsi du sens de l’In principium dans le Commentaire de l’Evangile de Jean402. Tout vient de Dieu et tout retourne à Lui : Dieu est au sens propre étant, un, vrai et bon. Ainsi de Dieu toutes choses tiennent l’être, l’être un, l’être vrai et l’être bon :

« Tout ce qui est en-deçà de Dieu est un étant-ceci ou cela, et non l’étant ou l’être au sens absolu, puisque c’est là le propre de la cause première qui est Dieu403. » Ainsi le rappelle saint Augustin, au premier livre des Confessions : « On ne peut trouver aucune veine par laquelle l’être et la vie se répandent en nous, sinon, Seigneur, l’acte par lequel tu nous fais », « car tu » es « suprêmement être et suprêmement vie. »404

Rien n’a donc été fait sans Dieu parce qu’en Dieu les raisons des choses sont éternelles et incréées. Cela signifie que la création est une production à partir du néant. Dieu

399 Théry p. 186, Traduction d’après Vladimir Lossky, p. 110.

400 Théry, p. 186.

401 Cf. Théry, « sunt analogicae unum », p. 186.

402 Prologue. Voir chapitre 54, OLME, p 110-111.

403 Ibidem.

404 Confessions I, VI, 10 (BA 13, p. 288-289).

est le principe de toutes choses. Par l’In Principio, Maître Eckhart entend « dans le Fils ». La génération du Fils précède toute action en toutes choses, tant dans l’être que dans le connaître.

Les réalités créées ont donc leur raison d’être dans le Principe (in Principio), c’est-à-dire dans le Verbe éternel et incréé. Le temps ne trouve donc sa substance que dans l’éternité, et les réalités créées dans le Verbe incréé. Ici, nous pouvons renvoyer à la proposition 11 du paragraphe 12 du Livre des Causes : « Certains des êtres premiers sont dans les êtres premiers sur le mode qui permet à l’un de se trouver dans l’autre. »405 Au même endroit, dans le Commentaire, on trouve : dans l’intelligence, l’être et le vivre sont intelligence et pure penser, dans la vie, l’être et le penser sont pur vivre et vie. Dieu seul vit et est vie puisqu’il est Créateur incréé, c’est-à-dire Principe, fin première et dernière de toutes choses.

Il faut ici distinguer l’être, le vivre et le penser dans l’ordre de l’abstrait (dans l’incréé du Principe) et dans l’ordre du concret (dans le créé et le créable, dans le temps). Dans l’abstrait, par « l’être est Dieu », il faut entendre « l’être absolu », et non pas l’être formellement inhérent aux choses. Il en va de même lorsqu’on dit que l’être est l’actualité de toutes les formes : on se réfère à un Principe incréé. Or si l’être revient à Dieu seul, il n’en reste pas moins qu’Eckhart ne nie pas une réalité ontologique à la créature et à la création. Au contraire, il les fonde dans leur Principe incréé, c’est-à-dire dans l’ex nihilo d’où elles émergent ; ils les fondent donc sur l’affirmation de l’Incréé de Dieu comme Néant au sens d’un absolu d’être. Dans l’ordre de l’abstrait, le néant comme incréé n’est pas un non-être ou une absence d’être, mais au contraire, un surcroît qui se pose comme une plénitude sans mesure.

La création n’est donc pas niée, mais elle est fondée et justifiée en l’Incréé comme Fond sans Fond – Abgrund – qui est plénitude de vie ou bullitio intradivine. Le vivant créé participe à la Vie incréée, et tire d’elle son être et sa pensée, comme il est dit dans le § 63 de l’Evangile de Jean (Prologue)406 : « Une chose créée est d’abord un étant, puis, à un niveau plus parfait, un vivant, enfin, et de façon suprême, un pensant. Ainsi donc, le pensant est plus parfait que l’étant par là même qu’il inclut l’étant. » Le vivant est ainsi plus parfait que l’étant en raison de l’être qu’il inclut. Les rapports du créé et de l’Incréé restent donc de l’ordre d’une analogie. Eckhart lui-même en souligne l’importance théologique et son enjeu dans sa spiritualité dans la Rechtfertigungsschrift407. Il faut en effet mettre l’accent sur la dimension chrétienne de l’Incréé, et cela, à partir de deux niveaux : le niveau spécifiquement

405 Livre des Causes, prop.11, § 12 ; Pattin, p. 73, 63-66.

406 § 63, I 3c-4 (Ière exégèse), p. 131.

407 Cf. Théry, p. 206.

théologique, avec la Trinité, et le niveau ontologique, avec la différence entre l’être et l’étant.

Il s’agit pour ce dernier point de mesurer la distance entre le participant et le participé, et donc de ne pas confondre le créé et l’incréé. L’étant en tant que créé ne possède pas l’être incréé ; et en même temps, on pourrait dire que l’étant en tant qu’étant signifie l’être seulement.

Initialement Eckhart propose une réflexion d’ordre ontologique. Il se fait ainsi un interprète classique du Premier verset de la Genèse dans la droite ligne de la Tradition408. Dans son œuvre allemande, Eckhart va substituer à l’approche ontologique une approche mystique, en se situant au cœur du Principe, du Fond, c’est-à-dire en remontant jusqu’à l’Incréé de Dieu. Or il effectue ce passage par le Verbe, enracinant sa réflexion dans une solide théologie trinitaire409. Il suffit pour cela de nous appuyer sur le texte de la Seconde Question parisienne : Quia dicitur Iohannem I : « In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum, et deus erat Verbum. » Non autem dixit evangelista : « In principio erat ens et deus erat ens. « Verbum autem se toto est ad intellectum. »410 La nature incréée du Principe, désignant le « fond » ou la Déité de Dieu, est exprimée dans le Verbe qui se rapporte tout entier à l’intellection au sein de la Trinité. La vie et l’être lui sont subordonnés, de telle sorte que le connaître intellectif occupe le fond de Dieu. La spéculation d’Eckhart sur le Verbe n’est cependant pas en rupture avec le registre ontologique. La formule exodique de l’ego sum qui sum se situe en lieu avec le Prologue comme son lieu sémantique originel. Maître Eckhart n’établit donc pas deux métaphysiques, comme il ne sépare pas son approche ontologique de son approche mystique, mais il comprend l’Incréé du point de vue de la transcendance divine, de l’Eternité comme cet Un qui n’a de sens que par rapport à l’Être et à l’Intellect. L’incréé de Dieu apparaît donc comme cette Origine commune : Dieu se posant dans son autoréflexivité.

408 Voir E. zum Brunn, K. Albert, R. Manstetten.

409 En ce sens, il se fait l’héritier de la tradition apophatique de Denys et de la mystique rhéno-flamande (Hadewijch II et Marguerite Porete). Or se trouvant face à un paradoxe de langage et de pensée, il parviendra à le surmonter en introduisant le concept de création continuée.

410 Question parisienne, n 2, n 4 : Car il est dit en Jean I (1) : « au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu et Dieu était le Verbe. » Car l’évangéliste n’a pas dit « au commencement était l’étant et Dieu était l’étant. » mais le Verbe est par lui-même tout entier relatif à l’Intellect.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 138-142)