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Le Votum Avenionense

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 79-83)

3°) Un dialogue de sourds ?

3.1 Le Votum Avenionense

Il semble alors qu’Eckhart n’ait pas été compris de ses juges ou se soit mal disculpé. Mais l’on peut nuancer ce propos en disant que les présupposés eux-mêmes n’était pas clairs. La question demeure. « Ne peut-on pas, au-delà des documents historiques et des erreurs objectives, tenter de comprendre pourquoi le dialogue entre Maître Eckhart et ses juges d’Avignon se déroule comme un dialogue de sourds ? », s’interroge à juste titre Jeanne Ancelet-Hustache192.

En partant de l’œuvre latine du Maître, nous analyserons les caractéristiques et les enjeux de ces termes dans l’évolution de la pensée eckhartienne et ses répercussions dans l’œuvre allemande où l’authenticité de certains Sermons semblent être l’objet de

191 10, I, 112.

192 In introduction aux Sermons allemands, p. 234. Les conclusions de Winfried Trusen sont à ce sujet très éclairantes.

controverse193 - savoir si les recueils de prédications transcrites par des auditeurs, constituaient l’exception ou la règle194 -. On montrera alors en quoi l’incréé et l’incréable se rattachent à une tradition qui trouve ses sources chez Augustin, Albert et Denys, et qu’ils se révèlent être des notions centrales pour comprendre la naissance de Dieu dans l’âme et pour réinterpréter le thème majeur de l’image. On verra ainsi que l’incréé et l’incréable dans l’âme représente l’image de Dieu retournée à son modèle divin ou l’intellect saisi dans sa nature originelle, ce qui revient au même. Car dans ses puissances supérieures, l’homme est formé à l’image de Dieu.

Il s’agira donc de montrer comment le créé retourne à l’incréé et redevient de l’incréé, selon la métaphore de l’étincelle qui retourne à son origine, ou ce « petit quelque chose » de l’âme vers lequel celle-ci se tourne et se concentre et qui lui permet d’être par grâce (je souligne) ce que Dieu est par nature. La mors mystica ou le mourir à soi est donc un recouvrement de sa part incréée, une connaissance de soi dans son fond, ce qui revient à une connaissance de Dieu dans sa déité : ne pas être à soi et pour soi revient à être incréé, c’est-à-dire en Dieu et pour Dieu et finalement semblable à Dieu lui-même dans sa part incréée qui, on le montrera est une donation de la grâce et non de la nature. L’union mystique apparaît comme le mouvement final de la métaphysique johannique, ou métaphysique du Verbe, qui fait intervenir le thème même de la grâce comme don de la parole fécondant et aboutit ainsi à la naissance de Dieu dans l’âme. En quoi la notion d’incréé nous conduit-elle alors à retrouver le point culminant et le fondement de la mystique eckhartienne, à savoir la naissance de Dieu dans l’âme ?

Le Votum Avenionense retrouvé dans les Archives du Vatican en 1935 contient les 28 propositions « malsonnantes » qui furent reprochées au Maître. En effet, le tribunal d’Avignon le déclarera hérétique en beaucoup de points de sa pensée, et notamment sur la nature incréée et incréable de cette « lumière qui est dans l’âme » en dépit de sa rétractation

193 Pour Josef KOCH, l’utilisation de Sermons allemands a constitué un procédé « déloyal », voire illégal, parce que ces Sermons n’étaient que des notes personnelles d’auditeurs, utilisées sans l’autorisation du prédicateur. En revanche, selon Kurt RUH, « c’est sans doute un des malentendus les plus tenaces à propos des Sermons allemands d’Eckhart » « Deutsche Predigtbücher des Mittelalters », in : Ruh, Kleine Schriften, vol. 2, p 298.

C’est à P.-G. VÖLKER ( « Die Überlieferungsformen mittelalterlicher deutscher Predigten » ZdAdL, 92, p. 212-227), que l’on doit la démonstration que les Sermons d’Eckhart n’étaient pas de simples transcriptions

194 A ce sujet, voir Kurt Ruh, Initiation à Maître Eckhart, « Le procès » , éd Cerf, p 268 - 269 : « La plus large portion des Sermons eckhartiens est consituée soit de prêches rédigés sous sa dictée, soit de copies diffusées avec son aval. Comment pourrait-on autrement justifier une édition critique des Sermons allemands, laquelle se propose par définition de restituer les paroles authentiques de l’auteur, maintes fois affligées de malentendus et d’une transmission négligente ? »

dans l’église des dominicains de Cologne en 1327195. Ce qu’Eckhart affirma sur l’ungeschaffen parut à l’époque hautement hérétique. Le scandale de ce terme dénotait d’une pensée elle-même très audacieuse aux yeux des théologiens qui y voyaient la négation de la création et l’assimilation pure et simple de Dieu et de l’âme. Nous nous attacherons donc plus particulièrement à la condamnation relative à l’article 27 dans lequel il lui est reproché d’affirmer la nature incréée et incréable de la partie intellectuelle de l’âme. Car que peut bien vouloir dire l’affirmation d’un quelque chose d’incréé dans l’âme créée ?

Voilà un paradoxe qui nous met manifestement en présence d’un nœud de la doctrine d’Eckhart et qui a pu la rendre suspecte d’hérésie. Comment faut-il donc l’entendre ?

3.2 Rechtfertigungsschrift

La difficulté du procès tient en partie à celle d’authentifier de nombreux textes du Maître. Dans son Apologie (Rechtfertigungsschrift), Eckhart a reconnu être l’auteur des propositions tirées de quinze Sermons, mais se défend de celles du Sermon Intravit Jesus in quoddam castellum. Pourquoi ? Que signifie ce refus ?

« Dans ce Sermon se trouvent beaucoup de choses obscures et douteuses196 que je n’ai jamais dites »197, et « Je constate que dans ce Sermon, qui m’a été reproché il y a longtemps déjà, figurent de nombreuses déclarations que je n’ai jamais faites. On y trouve aussi beaucoup de choses insensées, obscures, confuses et pour ainsi dire des songes. »198 Et d’ajouter : « Je conteste en être l’auteur. »199 Que faut-il en penser ? Ne sommes-nous pas ici confrontés au problème de la transcription de ses Sermons ? Ces derniers étaient souvent des repartiones, des notes prises par les religieuses à qui il prêchait. L’authenticité même des paroles énoncées est alors à difficile à authentifier.

On sait que, dans le Sermon 2, on trouve en filigrane la notion d’Incréé : « J’ai dit parfois qu’il est dans l’esprit une puissance qui seule est libre. Parfois j’ai dit que c’est une

195 La complexité du procès d’Eckhart est mise en lumière et analysée, de façon géniale, par Kurt Ruh dans son Initiation à Maître Eckhart. Pour lui, il faut avant tout se poser la question de l’authenticité des textes extraits de l’œuvre allemande : comment des théologiens responsables auraient pu tolérer que des laïcs – destinataires des textes en langue vernaculaire – puissent avoir à disposition des Sermons dont l’authenticité n’étaient pas assurée.

Contre J. Koch, K. Ruh affirme l’authenticité des textes de ce corpus : « Eckhart a reconnu être l’auteur des Sermons allemands mis en cause lors du procès, à l’exception d’un seul » p. 269.

196 obscura et dubia.

197 Théry, p. 204.

198 Absque intelletu, obscura et confusa et quasi somnia. Théry, p. 258.

199 Ibidem.

garde de l’esprit, parfois j’ai dit que c’est une petite étincelle, mais maintenant je dis : ce n’est ni ceci ni cela, cependant c’est un quelque chose qui est plus élevé au-dessus de ceci et de cela que le ciel ne l’est de la terre. » On reconnaît là ce qu’Eckhart nommera ungeschaffen dans d’autres Sermons. Le fait qu’il lui dénie ici toute attribution, « ni ceci, ni cela » et le place au-dessus de toutes choses, montre son caractère séparé et étranger : ce n’est rien de créé, c’est in-créé, on ne peut donc le circonscrire, on ne fait que tenter de l’approcher, mais il semble constamment se retirer à nous, car c’est « un quelque chose qui est plus élevé au-dessus de ceci et de cela que le ciel ne l’est de la terre. » ; « Il est libre de tous noms, dépourvu de toutes formes, absolument dégagé et libre, comme Dieu est dégagé et libre en lui-même. Il est aussi absolument un et simple que Dieu est un et simple. » Un et simple, l’Incréé est libre en lui-même, car il est détaché du créé. Mais comment faut-il entendre ce détachement chez le maître rhénan ?

Eckhart aurait-il rejeté ces propos qui se retrouvent pourtant dans d’autres textes ? Intravit Jesus… est le Sermon le plus détaillé que l’on ait sur la doctrine de l’étincelle de l’âme ou le petit château fort. Si Eckhart a pris ses distances à l’égard de ce Sermon200, il a défendu le passage incriminé au n. 51 du second rapport de Cologne : « cette essence nue de l’âme est le petit château fort dans lequel Jésus entre, certes davantage sous forme d’être que d’agir, donnant à l’âme un être divin, formé à l’image de Dieu, par la grâce qui touche à l’essence de l’être. »201

Par la grâce de Dieu, « je suis vraiment ce que je suis. »202 Et cela est vraiment une doctrine morale qui incite l’homme à se dépouiller du créé, à renoncer aux choses terrestres, et à vivre sur le mode de l’Incréé. Il s’agit ici de reconnaître la création nouvelle qui se réalise en l’homme, dans le fond de son âme, et donc à partir de l’éternité de l’être. Aimer Dieu suppose donc l’aimer de manière incréée pour Maître Eckhart.

Ce dernier a confirmé l’idée du petit château fort (bürgelîn) compris comme pure essence de l’âme placée au-dessus de l’intellect et de la volonté. C’est dans ce « petit château fort » que s’établit la pure essence de Dieu, son Incréé. Or cet incréé apparaît paradoxalement comme la grâce de la création et met l’accent sur l’implication éthique et mystique de cette unité entre l’incréé de l’âme, ou son essence, et l’incréé de Dieu (son essence divine).

Le « quelque chose » dans l’âme demeure une énigme pour notre compréhension trop humaine, mais, du moins, réussit-on à en approcher les sens à travers l’exigence éthique

200 Théry, p 259.

201 Théry p 258

202 Saint Paul, 1 Corinthiens 15, 10.

qu’il impose (liberté, virginité, détachement) et l’union, mystique qu’il « promet ». Aimer Dieu sans manière et sans propriété suppose l’aimer dans et par cet incréé ou je suis rendu conforme à son essence.

Il nous faut retrouver l’élément indispensable de sa pensée pour comprendre le sens de l’Etwas in der seêle. Et on ne peut justifier de l’intégrité eckhartienne du Maître qu’en relisant ses écrits dans une perspective christocentrique où la relation intra-trinitaire est un chaînon indispensable pour comprendre la dynamique de la donation. Car celle-ci conditionne l’acte même de Dieu dans lequel se rejoignent sa pensée et son être. Et ce Don est une Révélation : celle de la Parole ou du Fils incarné qu est la grâce par excellence offerte à l’homme pour devenir à son tour fils unique de Dieu. Ainsi la grâce est ce chaînon essentiel, au cœur de la pensée métaphysique et mystique d’Eckhart.

Car c’est elle qui explique le « pâtir-Dieu » comme un mouvement passif de l’âme qui se ressouvient de son origine et accepte ainsi de recevoir la grâce de Dieu : car l’homme ne connaît et n’aime Dieu que par Dieu et non par lui-même, puisqu’il s’est abandonné : « Si Dieu doit être vu, il faut que ce soit dans une lumière qui est Dieu lui-même. »203 Or cette vision nous renvoie à l’expérience paulinienne du chemin de Damas qui fait elle-même référence à celle du Maître : « Paul se releva de terre et les yeux ouverts, il vit le Néant. »204 Reprenant le Nihil videbat des Actes, Eckhart donne une définition de l’incréé de Dieu comme Néant, ou lumière si lumineuse qu’elle aveugle l’œil humain. Avec le Sermon 71, on est au cœur de l’expérience mystique de l’Incréé. En un premiers sens, le rien de l’éblouissement qui est une absence de vue, devient le rien qui est vu : unt daz nicht was gott – als et gott sah, daz heizet er eine nicht205. Et en un second sens, Peu « icht wan gott, ne vit rien que Dieu, c’est-à-dire cette lumière incréée ou ce Néant qui est Dieu.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 79-83)