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intersectionnelle du genre et du langage

1.2.3 Le paradigme de la performance

Au moment où les variationnistes introduisent une vision dynamique de l’identité, la recherche sur la langue et le genre abandonne elle aussi les catégories homogènes et dichotomiques des paradigmes de la domination et de la différence. Sous l’influence de la philosophe Judith Butler qui publie son ouvrage Gender Trouble en 1990, le genre n’est plus considéré comme quelque chose que l’on « a », mais comme quelque chose que l’on « fait » :

« Gender is the repeated stylization of the body, a set of repeated acts within a highly rigid regulatory frame that congeal over time to produce the appearance of substance, of a natural sort of being » (Butler, 2006, p. 45).

Dans cette vision performative, les pratiques langagières ne découlent pas tout naturellement d’un genre préexistant, mais elles créent le genre. Pour les chercheur·es de la performance, il ne s’agit donc plus d’examiner

les différences langagières entre femmes et hommes, mais d’étudier com-ment les individus utilisent (ou pas) les ressources associées à la mascu-linité et à la féminité pour construire leur identité de genre, et de mettre en avant la diversité de ces identités (Meyerhoff & Ehrlich, 2019). « La dif-férence des genres laisse la place à leur diversité, voire leur prolifération se déclinant avec la classe, l’âge ou la race » (Greco, 2014, p. 12). Comme la troisième vague variationniste, le paradigme de la performance consi-dère l’identité comme étant fluide, et pouvant donc changer en fonction des contextes et des communautés de pratique dans lesquels une personne évo-lue.

Les études de l’identité sexuelle et de la transgression de genre

Le travail de Butler (1991) a pointé le fait que la performance du genre fait partie de la performance de l’identité sexuelle, et vice versa (Came-ron, 2014). Avec la montée du mouvement de la « gay liberation », les cher-cheur·es ont commencé à s’intéresser à la langue des minorités sexuelles, tout d’abord par l’identification des marqueurs linguistiques de l’identité gay (W. Leap, 1996), puis par l’étude des styles discursifs gay, avec, par exemple, l’étude de l’intonation « gay » (Gaudio, 1994). Les travaux socio-linguistiques sur l’identité lesbienne sont toutefois moins nombreux, peut-être parce que celle-ci est attachée à peu de stéréotypes langagiers, par contraste avec l’identité gay (Cameron, 2011). L’ouvrage de Cameron et Ku-lick (2003) a fait entrer l’hétérosexualité dans le champ de recherche ; Kit-zinger (2005) a par exemple utilisé l’analyse conversationnelle pour mon-trer comment l’hétérosexualité s’affiche dans les interactions du quotidien. Eckert (2014) souligne que les études sociolinguistiques de la sexualité l’ont souvent considérée comme un phénomène binaire, effaçant la diversité des pratiques ; elle remarque également que l’identité sexuelle a peu été inté-grée dans les études de corpus, parce qu’elle n’est pas facile à identifier.

La pratique du drag a également été évoquée par Butler comme étant un exemple frappant de la dimension construite et performative du genre : « drag is an example that is meant to establish that “reality” is not as fixed as we generally assume it to be » (Butler, 2006, p. XXV). Des sociolinguistes influencé·es par la queer theory se sont saisi·es de cet exemple ; Barrett (1999) s’est par exemple intéressé à la façon dont les drag queens afro-américaines utilisent la langue des femmes blanches de la classe moyenne comme une forme de résistance contre le racisme et l’homophobie de la société américaine. Greco (2018) a étudié les ateliers de Drag Kings de Bruxelles pour montrer comment ils construisent des identités plurielles et politiquement subversives par le langage.

Des chercheur·es ont examiné comment les individus qui sont à la marge des catégories du sexe et du genre manipulent le système grammatical pour construire leur(s) identité(s). Borba et Ostermann (2007) ont montré que les travestis brésiliens n’emploient pas uniquement des formes fémi-nines, mais utilisent des formes grammaticales masculines pour, notam-ment, parler de leurs relations familiales et se distinguer d’autres traves-tis. Saisuwan (2016) s’est penché sur la façon dont les kathoey, des

per-sonnes qui sont considérées en Thaïlande comme des femmes transgenres (même si elles peuvent aussi être vues comme une « troisième catégorie », ni hommes, ni femmes) utilisent le système complexe de pronoms person-nels sujets du thaï pour s’aligner avec la féminité, mais de façon sélective. McGlashan et Fitzpatrick (2018) ont mis en évidence la difficulté posée par le système des pronoms anglais pour des jeunes queer et transgenres néo-zélandais, qui l’utilisent de façon variable pour refléter la fluidité de leur identité de genre. Bershtling (2014) a montré comment des personnes gen-derqueer israéliennes font preuve de créativité dans leur usage des catégo-ries grammaticales « genrées » de l’hébreu, utilisant des pronoms associés avec l’« autre » genre, en combinant des formes masculines et féminines, et en évitant les formes genrées. Zimman (2014) a étudié l’utilisation du vocabulaire du corps par des hommes transgenres dans une communauté en ligne, montrant comment ceux-ci brisent non seulement la binarité du genre, mais aussi la naturalisation du sexe, en utilisant les mêmes mots (dick, cock) pour désigner les pénis et clitoris.

Le travail de Zimman (2016, 2017, 2018) sur la voix des hommes trans-genres apporte un contrepoint nécessaire aux travaux des orthophonistes, qui ont abondamment abordé le sujet (ce qui est lié au fait qu’ils sont sol-licités pour aider à « féminiser » ou à « masculiniser » des voix). Ceux-ci adoptent souvent une perspective déterministe, partant du principe que les différences entre femmes et hommes sont principalement ou exclusive-ment d’origine biologique. Or, Zimman, qui a étudié l’évolution de la fré-quence fondamentale de la voix des hommes transgenres avec la prise de testostérone, montre que le genre d’une voix est le résultat d’une construc-tion complexe et fluide qu’il appelle « stylistic bricolage » (Zimman, 2017, p. 342).

Certain·es sociolinguistes se sont intéressé·es à la façon dont des per-sonnes transgenres utilisent des variables souvent étudiées par le varia-tionnisme, et dont les réalisations possibles sont associées à la féminité ou à la masculinité. Hazenberg (2015) a étudié la production phonétique de [s] ainsi qu’une variable lexicale (les adverbes d’intensité so et pretty) dans l’Ottawa Trans Corpus, comparant des personnes transgenres à des per-sonnes cisgenres gay et hétérosexuelles. Il a remarqué que les femmes et les hommes transgenres ne s’alignaient pas sur les femmes et les hommes cisgenres, et qu’ils évitaient les extrêmes, « choosing a path that is neither markedly feminine nor markedly masculine, but nevertheless falls within the acceptable ranges of both » (p. 289).

Gratton (2016) a réalisé une étude sociophonétique qualitative de la va-riable (ING) (→ p. 82) dans une communauté non binaire de Toronto. Elle remarque que, en fonction des situations, les personnes non binaires uti-lisent la variante [In] (souvent associée aux hommes) ou la variante [IN] (souvent associée aux femmes) pour se distancier de leur genre assigné à la naissance. La tendance à la distanciation était plus forte dans les lieux publics que dans les lieux privés, considérés comme des « safe spaces », « where marginalized groups can feel secure expressing themselves without being subject to mainstream norms and stereotypes » (p. 55). Elle note ainsi

que, malgré leur désir de créer un système non binaire, ces individus ré-installent une binarité dans leurs pratiques linguistiques.

1.2.4 Le variationnisme et les études du genre en