• Aucun résultat trouvé

all-over

A. Paradigme du tapis et dilemme du papier peint

Recouvrir afin d’unifier ou orner est une technique ancienne et universelle ayant pour bénéfice principal une harmonie visuelle apparente. Le procédé est à l’origine de nombre d’innovations techniques à valeurs doubles. L’action est réalisée afin de limi-ter le coût général d’un bien (placage, galvanisation, décors en trompe l’œil peints ou stuqués...), ou mise en œuvre afin d’en augmenter la valeur (marqueterie métallique et de bois, mosaïque, sertissage, émaillage). Le xixe siècle est à l’origine de nombre d’inno-vations répondant à la première de ces attentes, démocratisant éléments de décors et ornements liés à l’apparat quotidien et domestique, la seconde restant réservée à une élite fortunée. C’est dans ce contexte d’innovations techniques multiples que se développe la production massive de papier de tenture ou papier peint, lui même issu du

178

papier dominoté ancien dont l’utilité principale était déjà de recouvrir murs et petits ob-jets. Ce produit du xixe siècle trouve également son origine, tout comme les tapis, dans une volonté prosaïque de doubler l’intérieur d’éléments textiles afin d’y maintenir une certaine chaleur et d’en renforcer l’isolation. Dans une analogie avec le terme de déco-ration volante proposée par Henry Havard, la décodéco-ration couvrante est propice à dési-gner la tendance au recouvrement fréquente au xixe siècle. Ainsi en 1882 est exhumé le vocable de stromatourgie qui désigne l’ouvrage ou la manufacture de tapis. Ce terme à l’étymologie grecque désigne ce que l’on étend que ce soit un lit, une couverture ou un tapis1; il est également un cousin des stromates, « paquetage de citations, maximes et sentences, […] vade mecum que […] chaque convive apporte avec lui2 ». Cette déco-ration stromatique ( couvrante, bigarrée et chargée de sens ) a la capacité double de recouvrir et d’unifier, de présenter à la vue un ensemble d’éléments chatoyants formant un tout harmonieux. Ces acceptions parentes permettent de saisir de quelle façon l’accumulat et la planéité peuvent se rejoindre au sein de l’intérieur du xixe siècle par les figures du papier peint ou du tapis.

Dans un retour à l’ornement ou à la surcharge visuelle, de multiples pratiques curato-riales ou artistiques récentes investissent l’espace d’exposition par la création et l’utilisa-tion de papiers peints3. On peut s’interroger quant à la réelle capacité d’uniformisation de ces pratiques qui prennent place au sein du white cube, espace d’ores et déjà orga-nisé selon des principes de neutralité. La maîtrise de l’espace et de sa signification est un des enjeux de cet usage récurrent. Répondant un temps à une volonté subversive de mettre à mal la neutralité du white cube, cette action ne peut aujourd’hui plus être considérée de la sorte. On rejoint avec cet acte la volonté domestique de spécialisation spatiale et de prise directe sur l’environnement. En effet, ces interventions créent de façon radicale un espace stromatique clairement délimité au sein de l’espace aux fron-tières mouvantes qu’est le white cube. Espace élargi de l’art, la surface investie par la papier peint s’inscrit dans une tradition déjà ancienne héritière des premières réflexions de la fin du xixe siècle portant sur « l’interrelation entre l’œuvre d’art et son cadre,

1.  Stromatourgie est issu de Στρώμά et έργέίά : voir Στρώμά, Bailly, Dictionnaire Grec Français, p.810  à ce propos voir Alfred Darcel et Jules Guiffrey (eds.), La stromatourgie de Pierre Dupont : documents relatifs à la fabrication des tapis de Turquie en France au XVIIe siècle , Paris, Charavay frères, 1882, voir  I) Paterre,  Définition du mot Stromatourgie, p.9. L’ouvrage est indiqué par Joseph Masheck dans Le Paradigme du tapis, Prolégomènes critiques à une théorie de la planéïté, Genève, Mamco, 2011, p.46.

2.  Patricia Falguières, Les chambres des merveilles, op.cit. p. 21.

3.   La pratique est très largement répandue, pour un retour historique voir (entre autres) Gill Saunders,  Walls are talking, Wallpaper, art and culture, catalogue d’exposition, Manchester, The Withworth Art Gallery,  Chicago, KWS Publishers, 2010, pour une perspective contemporaine, voir On the Wall, Contemporay Wallpaper, Philadelphie, Fabric ans Workshop Museum, Providence, Museum of Modern Art, 2003 ; Face au Mur, papiers peints contemporains, Catalogue d’exposition, Pully, Musée de Pully, Lausanne, MUDAC, 2011,  Pour une histoire du papier peint au xixe siècle, voir Véronique de la Hougue à paraître, Le Papier Peint au XIXe

179

comme composante à l’intérieur d’un environnement manipulable et interactif » comme la Peacock Room de Whistler et de la formulation du concept d’environnement durant les années soixante comme Roxy’s d’Edward Kienholz 4. Le cadre ou décor ainsi mis en place permet la création d’une « peinture enveloppante », dans un dépassement de l’approche renaissante « de la peinture de chevalet en tant qu’ouverture d’une fenêtre sur une boîte à l’espace fini et illusionniste5 . Ce paradigme inédit sera conceptualisé par Joseph Masheck afin de s’extraire des hégémoniques vues greenbergiennes quant à la planéité de la peinture. Le paradigme du tapis permet une approche conjointe de la planéité picturale et décorative et constitue un ensemble de réflexions déterminant dans la pensée des pratiques contemporaines, picturales autant que sculpturales ou installa-tives. Ancré depuis longtemps dans les travaux portant sur les papiers peints et textiles, ce texte-outil constitue une « magistrale étude6 » aux sources mixtes. Les réflexions et écrits d’artistes y sont mis en relation avec ceux des réformateurs ou des théoriciens du design et de l’architecture autorisant une vue élargie quant aux sources de la planéité mais également quant à celles de l’interrelation avec l’environnement immédiat des œuvres. Si la conceptualisation est inédite, les faits sont inspirés directement par les modes de vie de la fin du xixe siècle, rompus à l’association de facto entre arrière-plan ornementé et œuvres encadrées. Les murailles comme les sols étaient nécessaire-ment ornées – avec plus ou moins de goût – et les peintures ou reproductions n’étaient envisagées qu’en tant qu’elles faisaient partie d’un ensemble décoratif plus vaste. La périodicité du plébiscite du carpet paradigm ne peut être pensée en dépit de celle du wallpaper dilemma7, croisade à l’encontre des papiers de tenture coupables de pervertir par leur sensualité les âmes les plus faibles (femmes, classes populaires et laborieuses, enfants). Les dangers du papier peint sont de nature diverses et le rejet à son encontre, par delà une critique plus générale de l’ornement, va de pair avec l’industrialisation de ses procédés de fabrication. Le passage d’une impression à la planche de bois à celle

4.   Voir Joseph Masheck dans Le Paradigme du tapis, op.cit., p.34 et Allan Kaprow, « L’Héritage de  Jackson Pollock» [1958],L’Art et la vie confondus, op.cit. en particulier p.36. James Abott McNeill Whistler,  Harmony in Blue and Gold : The Peacock Room, 1876-1877, Freer Gallery of Art, Smithsonian, Washington,  D.C. , Edward Kienholz, Roxy’s, 1960-1961, Collection Reinhold Onnach, Berlin.

5.   Joseph Masheck dans Le Paradigme du tapis, Prolégomènes critiques à une théorie de la planéïté,  Genève, Mamco, 2011,Note 37 p.31.

180

réalisée à partir de rouleaux de métal gravés permet une véritable démocratisation de l’accès au papier peint. Cette démocratisation est répréhensible en ce qu’elle s’accom-pagne d’une baisse de qualité quant aux dessins et ornements, notamment en ce qui concerne les productions bon marchés. Les réformateurs cherchent alors à modifier les pratiques en même temps que les dessins, en Angleterre et aux États-Unis princi-palement. Les arguments moraux en sa défaveur sont issus du fait que l’influence de la décoration d’intérieur sur les moralités est considérée comme fondamentale. Une fois encore, le jugement moral est au centre des condamnations et c’est l’inconvenance des motifs qui est mise en cause du fait d’un hypothétique manque de retenue de la part du mur qui en est revêtu. Ainsi « les murs trop décorés sont ceux qui « réclament l’attention [...tandis que] les murs modestes sont calmes et neutres8. » La personnification du mur dit bien le regard porté sur les velléités de leurs propriétaires ; il convient de rester dans la norme imposée par les conventions sociales afin d’éviter le mauvais goût, le vulgaire ou le criard. On estime qu’il faut élever l’âme en éduquant le goût artistique, et ce autant chez les travailleuses de la classe ouvrière que chez les employées de classe moyenne.

Hull House

Aux États-Unis, au sein des centres réformistes à visées sociales, l’accueil des popula-tions immigrées environnantes s’assortissait parfois d’un programme culturel riche, des-tiné à stimuler ces populations en situation de grande précarité récemment arrivées sur le sol américain. Outre une crèche, des conférences, des soirées culturelles (concerts, pièces de théâtre) et des cours d’histoire de l’art, d’économie domestique ou de litté-rature, la Hull House à Chicago a rapidement mis en place un système d’artothèque au sein de laquelle les riverains pouvaient emprunter gratuitement des reproductions de chefs-d’œuvre européens classiques, destinées à remplacer avantageusement les couronnes mortuaires en cire, les fleurs en papier, les foulards imprimés et la décoration bon marché des papiers peints colorés habituellement placés sur les murs. Par delà la philanthropie, le sens moral imposait de supprimer ces ornements vulgaires des intéri-eurs populaires, afin de soustraire les populations à l’addiction des motifs crées par les industriels vénaux, le programme général étant centré autour de l’exaltation de l’art au bénéfice des masses. Sur l’initiative d’Ellen Gates Starr, en charge de la programma-tion artistique du lieu, chacun pouvait orner son intérieur d’une reproducprogramma-tion de qualité ou d’une photographie artistique pour une période de deux semaines. En 1896, la Hull House disposait déjà d’une centaine de reproductions au sein de sa bibliothèque

8.  Jan Jennings, « Controlling Passion: The Turn-of-the-Century Wallpaper Dilemma » , Winterthur Portfolio, Vol. 31, No. 4, Gendered Spaces and Aesthetics (Winter, 1996), Chicago, The University of Chicago  Press, pp. 243-264 p.253.

181

artistique de prêt à peine âgée de cinq ans. L’idée était d’améliorer les conditions de vie des ouvriers et des migrants. On préférait en effet tout à l’environnement insalubre et triste des locations couvertes de mauvais papier peint, et l’image de la beauté avait pour fonction de sauver la moralité des plus fragiles9. Le choix des œuvres était initiale-ment assez conventionnel et la stimulation éducative n’était pas tout à fait exempte de paternalisme. Socialiste convaincue, Ellen Gates Starr abandonnera peu à peu le pro-gramme pour se consacrer toute entière à la militance mais son engagement initial dit beaucoup des convictions qui furent celles des universitaires, intellectuels et réformistes de l’époque. La révolution sociale passait autant par l’environnement direct des masses que par l’éducation. La difficulté à envisager la relation entre œuvres d’art, arrière-plan décoratif recouvert de papier peint et révolution est désamorcée avec humour par Patrick Corillon au sein de son œuvre Le Mur, 1991.

Le Mur

Patrick Corillon propose une fiction mettant en scène la difficulté d’intégration d’œuvres trop « politiques » au sein de musées dont les directives d’acquisition sont rigides.

L’œuvre est composée de deux parties, un texte fictionnel dépeignant une situation absurde mais vraisemblable suite au décès d’un peintre ukrainien dissident, Théodore Brötski, et une modélisation de six pans de mur censés être extraits du domicile du peintre pré-cité. La subtilité réside dans le fait que c’est un proche du peintre, le roman-cier Oskar Serti, qui sert de médiateur entre l’œuvre du défunt et l’institution muséale soviétique durant l’année 1954. La proposition de Serti est radicale : si les toiles sont trop subversives, il suffit d’intégrer aux collections du musée leur environnement direct, à savoir le papier peint blanc qui les entourait. Cette proposition fait suite à l’enthou-siasme circonstancié du conservateur du musée des Arts Décoratifs et des Traditions Populaires, seul fonctionnaire à même de prétexter un intérêt pour un quelque autre élément que les peintures, à savoir les papiers peints.

La fiction narrée par Corillon se déroule en plein essor de la peinture moderniste, de celui du white cube et mais également au cœur de la guerre froide. Le propos inscrit bien la hiérarchie des genres qui existait alors et l’aspect potentiellement consensuel – ou considéré comme tel - des œuvres présentées au sein des musées des arts décora-tifs et des musées des arts et traditions populaires, qui plus est en territoire soviétique.

9.  Mary Ann Stankiewicz, « Art at Hull-House, 1889-1901 : Jane Addams and Ellen Gates Starr », Women Art Journal, vol.10, n°1 (printemps-été 1989), pp.35-39. La fondation tout comme l’artothèque existent encore  aujourd’hui. Les visées en sont différentes et le propos est de soutenir une sélection de douze jeunes artistes  par an. Voir également Dolores Hayden, The Grand Domestic Revolution, A History of Feminist Designs for American Homes, Neighborhoods, and Cities MIT, 2000 [1981] en particulier pp.165 et sqq.

182

La scène se déroule dans un contexte propre à l’après-guerre, où les Musées des Arts et Traditions Populaires naissants, prennent forme peu à peu, en jonglant avec de déli-cates questions d’identités nationales et régionales, dans un contexte politique particu-lièrement lourd. Corillon ne dit pas de quelle façon les œuvres de Théodore Brötski ont pu être considérées comme subversive, ni si elles pêchaient par un défaut d’adaptation aux sensibilités politiques d’alors, mais on devine que ses peintures ont alors du être considérées comme bourgeoises et hors des lignes du parti10.

Au-delà, Corillon joue avec la frustration du voyeurisme insatisfait en ne présentant qu’un ensemble de panneaux blanc, loin des period rooms ou des ateliers d’artistes reconstitués où palettes et chevalets sont présentés avec ostentation. Il rend visible à la fois une posture de conservation muséale et l’apparente neutralité du mur couvert de papier peint. Dans un jeu malicieux, l’ordre même des découpes proposées par l’artiste sur ce qui est censé être la présentation des lés de papier peint évoque une muséogra-phie dépassée, telle qu’elle était pratiquée jusque dans les années quatre-vingt11. La surface seule et son évocation importent finalement, comme le prouve le fait de respecter la mémoire des œuvres plus que celle de l’homme puisque le romancier reste vigilant et veille au respect « de la mémoire des œuvres de son ami à travers leur empreinte laissée sur les murs12. » L’homme et son discours sont tout à fait effacés par la présence du papier peint, quand bien même il serait médiocre et de peu d’intérêt.

Le mérite principal de celui-ci est sa neutralité relative, dont les caractéristiques stro-matiques sont étonnamment efficientes. Rien ne demeure de l’œuvre du peintre si ce ne sont les emplacement qui cachent à la vue, dans un rapport inversé, le papier peint.

« Les peintures accrochées ont d’abord nié le blanc du mur, puis une fois enlevées l’ont restitué.13 » À l’emplacement préalable des toiles frondeuses, des manques pré-cis émaillent les six pans de murs reconstitués. Tout effet ornemental est neutralisé par le caractère uni de l’ensemble des surfaces déposées, légèrement troublées toutefois par le jaunissement faisant suite à leur exposition à la lumière au sein de l’atelier. Le logement-atelier de l’artiste est censé avoir été intégralement recouvert de papier peint blanc sur lequel l’artiste aurait accroché ses toiles, à la façon d’un discours ironique sur la planéité de la peinture moderniste. Peintures et papier couvrant conversaient du vivant de l’artiste, qui « faisait avec » l’arrière plan et ne pouvait considérer son travail

10.  Patrick Corillon souligne également qu’il a ainsi rendu hommage au « blanc poétique de Mallarmé » au 

183

sans prendre en considération les murs qui, tout en étant blancs « réclamaient l’atten-tion » au détriment des œuvres. La métonymie est au centre de ce discours sur la création artistique, on voudrait ici qu’un mur représente non seulement un intérieur et la personnalité de son habitant mais, qui plus est, l’œuvre entier d’un peintre subversif.

Pourtant, l’artiste évoque la manière dont le papier peint peut prendre le dessus sur les productions artistiques au sein d’un contexte autoritaire. L’individualité et les caractéris-tiques propres à l’art de Brötski sont oubliées devant la blancheur fascinante des lés de papier peint blanc. L’absence de profondeur est tangible alors que les éléments pré-sentés ne disent rien ni de l’œuvre ni de l’homme ; tout y est fondu en un ensemble plat constitué des images et traces des œuvres passées. La situation dans son ensemble donne à voir une réalité transformée en image, icône d’une personnalité. L’intérieur n’est qu’un prétexte et il est manifeste que rien n’y est lisible de la vie passée de l’homme qui y a vécu si ce ne sont les souvenirs potentiels évoqués par Oskar Serti.