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Hybris et Iconodulie

1. Éclectisme et trop plein

A. Iconodulie

Conversation Pieces

La démesure dont font preuve certains individus est lisible dans le mésusage qu’ils font des éléments de décors et des objets que contient leur intérieur. Ceci a pour

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quence possible la mise en danger des relations qui unissent les individus au sein de cet espace commun. Comme précisé au préalable, les normes et règles édictées ont pour fonction d’éviter les égarements autant que faire se peut et contraignent les habi-tants à la plus grande maîtrise d’eux-mêmes. Ces fautes sont précisément l’attitude à proscrire lorsque l’on souhaite donner de soi l’image la plus gratifiante possible et instaurer une interaction sociale des plus efficientes.

La corrélation entre usages et relations sociales peut être lue de façon explicite au sein des conversation pieces qui émergent dès la fin du XVIIIe siècle en Angleterre et dont William Hogarth est un des plus brillants représentants6. Les conversation pieces mettent en scène des relations d’échange entre plusieurs membres d’une même famille portraiturés dans leur individualité. Ceux-ci s’adonnent à la conversation au sein d’un environnement généralement clos. Le cadre, très détaillé, n’est ni public ni officiel, ce qui différencie ce type de peinture des portraits de cour où la lisibilité de la fonction prévaut sur l’exactitude des traits. Toutefois, ces personnes ne dialoguent pas tant entre elles qu’avec le visiteur potentiel du foyer et ce type de peinture reste un travail de com-mande pétri d’apparat et de représentation sociale plus qu’un souvenir à destination de la famille elle-même. Il s’agit d’un discours de soi et sur soi, les éléments du décor étant toujours représentés avec minutie et en détail. En effet,

le bourgeois aime à être représenté au milieu des éléments mobiliers de sa demeure dont il est fier, tout particulièrement s’il est amateur d’art […] Mais même s’il n’est pas propriétaire de trésors artistiques, le bourgeois est fier de montrer la félicité de sa vie familiale dont enfants et chiens sont les symboles7 […]. 

Si ces peintures n’ont pas, à l’origine, vocation à représenter l’intérieur per se, on a vu de quelle façon décor et discours étaient liés, et cette pratique annonce le développe-ment ultérieur des peintures ne représentant plus que l’intérieur.

Ces peintures peuvent être grandiloquentes, et dénoter un certain manque de réserve, mais ce n’est que vers la fin du xixe siècle que ce type de composition va être ouver-tement moqué pour son aspect bourgeois et, par là, mesquin. Dans le meilleur des cas, la composition y est harmonieuse et fluide, et chacun des membres de la famille y trouve une place correspondant à son âge et son statut, tout en répondant à l’autorité

6.  Voir Mario Praz, Conversation Pieces, A Survey of the Informal Group Portrait in Europe and America,  Londres, Methuen & Co Ltd, 1971. Le premier chapitre « The Art of Bourgeoisie » marque la corrélation entre 

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du chef de famille. Il s’agit de faire part d’une belle harmonie familiale, tant humaine que matérielle et la commande de ce type de portrait va de pair avec l’affirmation d’un cer-tain statut social, rendant d’autant plus congruente la présence d’objets et d’éléments mobilier à même d’en attester et d’agir comme des signes aisément déchiffrables. Si certaines conversations pieces ont été peintes dans un cadre extérieur, l’évocation d’un intérieur demeure la règle et n’offre pas la même souplesse au petit maître s’il est malhabile. Aussi, quelques compositions proposent des postures étriquées et des assemblages étranges de figures semblables à des mannequins plus que des person-nalités carnées et ceci rend lisible les difficultés d’association de la famille au sein d’un même intérieur8 plus que le bel enthousiasme d’un divertissement partagé. En effet, les conversation pieces ne se proposent pas, du moins à leurs débuts, de représenter les membres de la famille de façon naturaliste, et la pose amidonnée y est de rigueur. Tou-tefois, il ne s’agit pas là d’un tableau composé par la famille en vue d’un amusement, tel que pourront l’être les tableaux vivants de l’ère victorienne9. Ce type d’amusements et par la suite ce genre de saynètes étaient fréquents, ils avaient pour but de se plonger dans une temporalité archaïque et mettre en œuvre une composition « artistique » au sein de laquelle les effets de lumière et les artifices étaient nombreux. On y faisait revivre pour quelques instants la Rome d’Hadrien ou la cour de François Ier tout en créant des liens sociaux forts avec des connaissances de son entourage. Pourtant, si les décors et ensembles construits en guise d’arrière-plans se révèlent composites et théâtraux, ils ne font en rien part des habitudes d’aménagement domestique d’alors. Il s’agit d’un jeu théâtral amateur et éphémère, là où les conversation pieces mettent en scène de façon plus lisible un ordre social et familial quotidien.

De façon générale, les poses adoptées par les protagonistes des conversation pieces sont empruntées et seront moquées en ce sens10 ; la grandiloquence de cette forme sera au cœur du détournement de Yinka Shonibare MBE au sein de sa série Journal of a Victorian Dandy11. En référence directe aux conversation pieces et à la série La

Car-8.  Les pièces exclusivement destinées aux enfants apparaissent au xixe siècle, dès lors, les petits ne font  que peu d’apparition au sein du reste du foyer et l’espace est extrêmement cloisonné.

9.   Voir Quentin Bajac, Tableaux vivants : fantaisies photographiques victoriennes (1840-1880),  Paris, RMN, 1999, l’article de Martha Weiss, « La Photographie mise en scène dans l’album victorien », La Photographie mise en scène, Créer l’illusion du réel, Catalogue d’exposition, Ottawa, Musée des beaux-arts du  Canada, Londres, Merrel, 2006, pp. 80-99.

Voir également le programme du séminaire de l’INHA : « Tableaux vivants contemporains : résurgence  d’une pratique et nouveaux enjeux » qui s’est tenu le 15 mai 2012. http://blog.apahau.org/seminaire-inha-tableaux-vivants-contemporains-resurgence-dune-pratique-et-nouveaux-enjeux/.

10.   Mario Praz, Conversation Pieces, op. cit., p. 92.

11.   Diary of a Victorian Dandy, 1998. Diary of a Victorian Dandy: 11.00 hours, Diary of a Victorian Dandy: 14.00 hours, Diary of a Victorian Dandy: 17.00 hours, Diary of a Victorian Dandy: 19.00 hours, Diary of a Victorian Dandy: 03.00 hours.

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rière d’un roué,(1735) de William Hogarth en particulier, il expose la suffisance et la dé-pravation de la bonne société en ses différentes activités dans cette série de cinq pho-tographies. Du lever aux orgies nocturnes en passant par les réceptions d’usage, ces clichés mis en scène sont plus proches du tableau vivant que de la conversation piece.

Il s’agit en effet de la représentation d’un homme seul, entouré de ses domestiques ou congénères, dandy qui plus est, et en aucun cas d’une famille. Les scènes rejouées, les poses hiératiques qu’adopte l’artiste, la direction de son regard et enfin la raideur de sa posture tendent à le valoriser vis à vis des autres protagonistes, fait appuyé par sa position au centre de chacune des compositions, superbement détaché de l’environne-ment qui l’entoure. En outre, l’artiste propose une reconstitution historique où le décor comme les costumes sont recréés selon le modèle d’une temporalité passée et où les actions s’en réfèrent à une époque révolue, déplaçant l’image habituelle du chef de famille posant à demeure et offrant aux regards son intérieur autant que sa personne.

Contrevenant à l’imaginaire d’une époque ségrégée, Shonibare se propose maître tout puissant en son domaine dans une transposition de lui-même à une époque ou l’escla-vage vient d’être abolit en Grande Bretagne12. Né en Angleterre mais membre de l’em-pire britannique seulement depuis 2005, Shonibare réinvesti l’héritage national de façon ironique et moque à la fois les usages de la bourgeoisie fin-de-siècle mais également sa façon de se mettre perpétuellement en scène. L’usage qu’il fait de la photographie, sous la forme de compositions préparées plutôt que des peintures de petits formats est le dernier argument tendant à ce rapprochement, Loin de la quiétude proposée par l’environnement domestique dépeint au sein des conversation pieces, l’appropriation toute personnelle que Yinka Shonibare. On sait de quelle façon l’avènement de la pho-tographie a pu mettre à mal la pratique de ce type de portraits, qui furent également moqués pour leur manque de naturel. Pourtant, de façon conjointe aux tableaux vivants apparaissent les photographies composites qui permettent de prolonger la tradition des conversation pieces et du portrait de famille au sein de son intérieur.

Photographies composites

Regrouper en un seul lieu des membres d’une famille rarement réunis en d’autres circonstances, et multiplier le nombre de parents présents pour un coût moindre, telle sont les grandes révolutions offertes par la photographie. En effet, si elles demeurent dispendieuses à leurs débuts, la photographie de portrait et la photographie compo-site, permettent de prolonger l’héritage des conversation pieces tout en le dépassant,

12.  Relativement précoce comparativement à ses voisins directs, l’abolition de l’esclavage est effective dès  1833 au Royaume-Uni, l’époque victorienne est quant à elle le plus souvent bornée de 1837 à 1901.

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puisque l’ensemble des membres d’une même famille peut être montré au sein d’un seul et unique format. Afin de palier aux contraintes techniques et au temps de pose long, chacun est photographié de façon individuelle et le photographe procède au montage a posteriori, renforçant d’autant la posture empesée des modèles. Loin d’une photographie de groupe, c’est toujours l’assemblage hétéroclite de figures qui prédo-mine et le photographe va parfois jusqu’à imaginer et dessiner entièrement le cadre au sein duquel les modèles seront réunis. Scènes de batailles, de joutes sportives ou scènes historiques reconstituées, les photographies composites se situent à la croisée des genres et s’autorisent un panel de sujet des plus vastes dès les années 1860. Une spécialité est faite pourtant des photographies de familles bourgeoises posant dans leur intérieur, réel ou reconstitué, afin de montrer la puissance de la lignée13.

La particularité de ces photographies est une fois de plus la volonté de respectabilité qui l’éloigne des tableaux vivants, jeux plaisants trouvant leurs origines au sein des soirées et amusements mondains. Ici, il s’agit également de montrer qui l’on est, et de le faire en proposant de chacun une vision idéalisée, lisse et préparée au mieux. Les actes des plus jeunes comme des anciens y sont codifiés en des petites scènes mor-celées afin de discourir sur le caractère respectable des origines comme de l’avenir de la famille. C’est dans une temporalité affectée qu’évoluent ces personnages, et le perron de la maison a parfois valeur de prétoire lorsqu’il sert de cadre au cliché tant règne la solennité sur ces photographies. La retenue est telle et les vêtements si divers que l’effet voulu peut apparaître risible à nos yeux contemporains. C’est pourquoi la respectabilité énoncée outre mesure assoit un discours qui semble trop appuyé pour être audible. Conséquemment, les velléités de grandeur de ces familles ne peuvent être regardée qu’indépendamment de toute épaisseur tant l’ensemble apparaît plat, ce qui est confirmé lorsque l’on accède aux travaux préparatoires, tout aussi peu vivants que l’ensemble. Les clichés variés semblent n’offrir qu’un propos unique, et la codification à l’extrême de ces photographies de famille dit bien la teneur sociale induite par le fait de se faire prendre en photographie. Il y est complexe de percevoir les individualités, comme cela était le cas face aux conversation pieces, plus encore dès lors que le cercle familial est agrandi et que la famille nucléaire ne semble plus suffire au prestige d’une lignée. La démesure touche l’échelle de cette pratique photographique et le photographe Notman & Son se targue d’avoir réalisé des clichés réunissant plus de trois-cent figurants. La surenchère est de mise et l’aspect emprunté des photographies fin de siècle atteint ici son paroxysme, la juxtaposition a posteriori des membres de la famille aplanit l’ensemble de l’image, en une frontalité faite de bric et de broc.

13.  À ce propos, voir Claire Desmeules, « Domestic Worlds. Bourgeois Values and Lifestyles in the Second  Half of the Nineteenth Century » dans Living in Style, Fine Furniture in Victorian Québec, pp. 86-129 et La

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De façon irrévérencieuse, la proposition de John Armleder pour le Palais de Tokyo en 2011, All of the Above, offre un portait de famille saboté où les divers membres cherchent à faire importance14. Invité à être commissaire dans le cadre d’une carte blanche, l’artiste a choisi de rassembler trente-deux œuvres d’artistes variés provenant de sa collection personnelle ou de collections privées au sein d’un dispositif à l’allure de plateau scénique. Agglomérées sur une estrade à trois niveaux, ces dernières ne peuvent être abordées que de front, l’accès latéral étant interdit à la circulation. Dès lors, les pièces se proposent à la vue par le chevauchement et il est malaisé de distin-guer les propositions hétérogènes puisque les points de vues alternatifs auxquels on pourrait espérer accéder sont proscrits. Le titre annonce la volonté de profusion, voire d’exhaustivité puisqu’il pourrait être traduit par « tout ce qui a été vu, dit, ou écrit ». Ce foisonnement est revendiqué par John Armleder et il devient aisé d’opérer un rap-prochement avec la manière dont les bourgeois aimaient à disposer harmonieusement leurs trésors artistiques autour d’eux et leurs familles afin de soumettre leur goût sûr à la vue de tous. L’artiste choisit, qui plus est, d’inclure à cet ensemble des œuvres issues de sa collection personnelle ou de collections privées, renforçant d’autant la comparaison. Partant, l’étagement des œuvres équivaut à l’étagement des biens ou des personnes sur un support bidimensionnel puisqu’il ne semble régner aucune hié-rarchie spécifique. L’organisation des œuvres est reprise de façon schématique sur un pupitre à distance afin de pouvoir identifier ces dernières et d’avoir accès aux informa-tions essentielles les concernant (auteur, titre, matériaux et provenance). Leur repré-sentation schématique ainsi que leur numérotation évoque également les codes en vigueur afin d’identifier diverses personnalités historiques au sein de photographies de groupe, renforçant d’autant l’analogie de ce dispositif avec un cliché photographique, et la volonté de lisibilité du discours de soi présente au sein des conversation pieces et photographies composites. Les raisons en sont pourtant différentes ici, puisque la proposition de l’artiste comporte une part non négligeable d’ironie, l’idée centrale étant d’opérer une comparaison avec des pratiques muséographiques traditionnelles, comme celles proposant à la vue des sarcophages antiques au sein d’un musée archéologique

14.  All of the Above, Carte Blanche à John Armleder, du 18octobre au 31 décembre 2011 présentait les 

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par exemple15. Mais cette profusion normée est surtout un regard critique porté à l’en-contre de certaines propositions d’expositions collectives au sein desquelles les œuvres entrent en collusion. Il s’agissait pour l’artiste de soumettre à la question les habitudes visuelles et corporelles induites par la visite d’une exposition au sein d’une galerie d’art contemporain, où les œuvres sont situées à distance respectable les unes des autres, ou au contraire, soumises à des voisinages parfois violents. Ce qui est rendu visible ici est bien la puissance de décision du curateur quant aux œuvres qu’il choisit d’expo-ser, et la violence de certaines rencontres dès lors que l’envie d’un individu est au centre des choix apposés à l’environnement. L’attitude radicale de l’artiste résonne à la manière de la démesure du bourgeois content de lui et de ses possessions et menant famille et biens selon ce qui lui apparaît le plus juste. La toute puissance du maître de maison est proposée à la vue dès lors que l’on opère un glissement mental, et l’excès qui conduit parfois à ses choix se rend lisible de façon limpide et théâtrale. Ce qui se propose comme une composition maladroite est au contraire une interprétation subver-sive des dispositifs destinés à bien montrer et bien faire voir. Toute rationalité disparaît de ce dispositif et l’ensemble est à percevoir per se.

Héritage d’une tradition imbriquée dans l’émergence d’une classe sociale, les conversa-tion pieces puis les photographies composites peuvent être perçues comme la source originelle ayant guidé la façon dont les intérieurs furent représentés par la suite. La volonté d’exposer son statut social par ses possessions et d’infléchir l’opinion d’autrui par l’établissement d’un discours « matériel » se verront renforcées par l’avènement de la photographie. Le plaisir pris à la domination fait partie des éléments condamnables induits par l’hybris, et maîtriser choses et gens relève de cette tendance excessive. Si les Conversation pieces, se placent dans la tradition des portraits et des scènes d’inté-rieurs néerlandais et protestants, les photographies composites et par la suite les pro-grès de la technique photographique, permettront les clichés hors du studio, et direc-tement au sein des intérieurs. Toutes velléités artistiques ou sociologiques mises à part, la raison d’existence de la plupart de ces clichés est la célébration de l’installation d’un couple au sein d’un intérieur neuf soit par la promotion commerciale d’un service de décoration, soit dans le but de conserver la trace des présents offerts à la jeune épouse à l’occasion de son union16.

15.   Voir le document de présentation  émanant du Palais de Tokyo Session 4 / All Of The Above / Carte  Blanche à John M. Armleder.

16.   Concernant la rareté relative des clichés d’intérieurs, voir en annexe, l’entretien croisé avec Odile  Nouvel et Manuel Charpy, voir également  Jian-Xing Too, « Lynne Cohen : Intérieurs anonymes », Cover,  catalogue d’exposition, Cherbourg, Le point du Jour, 2009, pp. 115-127.

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