• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2 : LE RWANDA : UNE MISE EN CONTEXTE

2.4. La période précoloniale

Les historiens situent la fondation du Rwanda comme royaume entre le 14e et le 16e siècle23. Le Rwanda reste une monarchie gouvernée par des rois, qui sont tous Tutsi jusqu’à son renversement avec la Révolution de 1959 qui voit l’avènement d’une république. Quand les premiers européens arrivent au Rwanda au 19e siècle, ils y trouvent un royaume centralisé gouverné par un roi. Le royaume est composé de Hutu, Tutsi et Twa, les trois groupes reconnaissant un système de parenté patrilinéaire, à savoir le clan (ubwoko), qui forme le système de classification de base, le lignage (umuryango) et les familles (inzu). Les familles et les lignages sont exclusivement soit Hutu, soit Tutsi alors que les clans, au nombre de dix-huit, sont mixte composés de lignages Hutu, Tutsi et Twa. (Prunier, 1995 : 15-16; Mamdani, 2001 : 54-56).

Du point de vue administratif, le roi incarne le Rwanda et son pouvoir est sacré. Dans ses fonctions, il est entouré par les ritualistes de la cour (abiru)24, dépositaire du code ésotérique de la monarchie, qui le conseillent. Mamdani note que cette institution est une des façons dont d’importants lignages Hutu25 sont intégrés à l’état rwandais. (Mamdani, 2001 : 63). Le système administratif est subdivisé en provinces, districts et collines. Les provinces sont

23 Kagame le situe au 14e siècle, Vansina au 15e et Rennie au 16e siècle. Kagame, A. (1972). Un abrégé de

l’ethno-histoire du Rwanda. Butare, Éditions Universitaires du Rwanda. Vansina, J. (1962). L’évolution du royaume Rwanda des origines à 1900. Bruxelles, Arsom. Rennie, J.K. (1972). ‘‘The Precolonial Kingdom of Rwanda : A Reinterpretation.’’, Trans-african Journal of History, Vol. 2, no 2, pp. 11-54.

24 « Abiru » [Dépositaires du Code Esotérique]. Ces dépositaires étaient des conseillers spéciaux du roi en

matière des règles relatives au pouvoir et au comportement du roi lui-même. Ils détenaient, de père en fils au sein de leurs familles, le secret de conservation et de déclamation qui était inviolable. (Byanafashe, 2011 : 18)

25 ‘‘The three topmost abiiru were from the lineages of Tsobe, Tege, and Kono. The story of the origin of the

Tsobe relates how its founder, Rutsobe, was a ‘Hutu’. J.K Rennie suggests that the story of the origin of different abiiru is the most important clue we have of how predominantly agriculturalist (later ‘‘Hutu’’) political units were incorporated into the state of Rwanda.’’ (Mamdani, 2001 : 63)

menées par les hauts chefs ou les chefs d’armée, toujours Tutsi alors que les districts sont dirigés par des chefs de trois ordres : les chefs des guerriers, les chefs du sol et les chefs des pâturages. Ces chefs ont une fonction de contrôle et de perception. Chargé de délimiter les droits de pâturages, le chef des pâturages collecte les redevances pastorales, le chef du sol en charge des terres et de la production agricole s’occupe des contributions vivrières alors que le recrutement des guerriers pour l’armée du roi incombe au chef des guerriers. Chaque district est divisé en collines dotées chacune d’un chef. Les chefs des guerriers et des pâturages sont tous Tutsi alors qu’un nombre de chefs du sol sont Hutu. Les chefs de colline sont Hutu, Tutsi ou Twa. Les guerriers (Intore) sont composés des trois groupes. Les différentes obligations et les taxes en nature imposées à la population ne reposent pas sur chaque individu-adulte ou foyer mais sont assumées collectivement par le groupe de résidants d’une colline. (Prunier, 1995 : 10-12; Mbonimana, 2011 : 123; Rutayisire, 2011 : 259; Mamdani, 2001 : 68-69).

Le début de la polarisation politique Hutu/Tutsi est souvent situé durant le règne du roi Rwabugiri Kigeri IV (1860-1895). Celui-ci est connu pour une politique de conquête expansionniste et de centralisation du pouvoir à travers une série de réformes. Il faut noter que le pouvoir du roi ne s’exerce pas sur tout le territoire du Rwanda. Il existe des principautés ‘‘Hutu’’ autonomes et qui défient le pouvoir du roi. Les conquêtes militaires de celui-ci intégreront ces mini-États de l’est et de l’ouest, ceux du nord et du sud-ouest gardant leur autonomie. (Mamdani, 2001 : 69; Prunier, 1995 : 19). Une grande partie de ces dernières principautés autonomes seront annexées au Rwanda avec l’arrivée des colonisateurs et leur aide.

Research on the expansion of the Rwandan state during the reign of Rwabugiri and the early colonial period gives us critical insight into the transethnic nature of Hutu identity. For Hutu, it appears were simply those from a variety of ethnic backgrounds who came to be subjugated to the power of the Rwandan state. […] This story of previously autonomous community being absorbed within the boundaries of an aggressively expanding state focuses on the process of state expansion and its contradictory outcome. On the one hand as local chiefs, were dismissed and replaced by incoming collaborators, identified as Tutsi, land and cattle gradually accumulated into Tutsi hands. On the other hand, as those subjugated lost land and were forced to enter into relations of servitude to gain access to land, the ‘‘Hutu identity came to be associated with and entirely defined by inferior status. (Mamdani, 2001 : 69-70)

En termes de réformes introduites par le roi Rwabugiri et qui contribuent à une progressive prise de conscience ‘identitaire’, on peut noter le changement apporté au système de clientélisme26 avec l’imposition par le roi de la corvée, uburetwa27, uniquement aux Hutu, continuant ainsi à polariser les différences sociales entre Hutu et Tutsi. Cette polarisation est d’autant plus ressentie que durant la première moitié du 19è siècle, sous le règne du roi de l’époque, Yuhi Gahindiro, les terres précédemment propriété des lignages, autant Hutu que Tutsi, et sous l’administration des chefs de lignage, deviennent propriété du roi et passent donc sous l’autorité des chefs administratifs. Ce passage ne garantit plus que le chef de lignage soit de facto le chef de sol. Ceci est, pourtant, ce qui avait précédemment permis que de nombreux chefs de sol soient Hutu. Cette transformation mène à une dégradation du statut social des Hutu. (Mamdani, 2001 : 66) Des différentes formes de dépendance qui régissent la société rwandaise, la corvée est la seule qui n’est pas inscrite dans une forme de réciprocité. Avec les visées centralisatrices du roi, cette pratique s’étend alors que les représentants du roi augmentent dans le pays et dans les régions semi-autonomes. (Mbonimana, 2011 : 131) Aussi, le roi manifeste publiquement le peu d’importance qu’il accorde aux ritualistes de la cour, les abiru, une institution dont la prédominance se veut être une limite aux pouvoirs du roi, notamment, en intronisant comme co-régnant son neveu et fils adoptif, et ce, en dépit de l’avis contraire des ritualistes. Il fragilise donc davantage une institution qui l’est déjà à partir du milieu de 18e siècle alors que le roi de l’époque cherche à s’émanciper de ses prescriptions. Cette fragilisation tient des velléités de centralisation de l’état, les pouvoirs du roi se renforçant aux dépens des pouvoirs rituels des abiru. (Mamdani, 2001 : 64, 74) Il faut rappeler, comme souligné ci-dessus que les abiru est une des institutions qui garantit l’intégration à l’état rwandais de lignages Hutu.

26 Pour une discussion du système de clientélisme dans le Rwanda précolonial, voir Mbonimana, 2011 : 125-136

et Newbury, 1989 : 75-76, 134-135.

27 « L’uburetwa est l’ensemble des corvées que la population devait aux autorités coutumières. Originellement,

c’était la forme de dépendance en rapport avec la terre. Elle ne concernait que les gens pauvres (sans vaches) qui devaient racheter la terre qui leur était concédée en échange de deux journées par semaine dans les champs du chef de colline ou d’un propriétaire terrien qui les a installés dans son domaine. […] On ne connaît pas exactement le début de cette corvée. La tradition signale que Rwabugili a imposé uburetwa aux Abahutu pour les punir pour avoir été à l’origine de sa défaite au Nkole. » (Mbonimana, 2011 : 130)

Ainsi, vers la fin du 19e siècle alors que le règne de Rwabugiri tire à sa fin, Hutu/Tutsi émerge comme une distinction politique qui sépare la population de sujets, de ceux identifiés au pouvoir. Être Tutsi signifie être au pouvoir, à proximité du pouvoir ou être identifié à celui-ci alors qu’être Hutu équivaut de plus en plus à être un sujet. (Mamdani, 2001 : 75) Mamdani note, toutefois, que si les réformes de Rwabugiri mettent en exergue la bipolarité croissante Hutu/Tutsi, il reste que les Hutu restent présents dans les bas échelons administratifs et que la séparation Hutu/Tutsi est moins étanche grâce à une institution précoloniale qui permet un certain degré de mobilité sociale. Les Hutu qui parviennent à accumuler du bétail, donc de la richesse, une ascension sociale, peuvent kwihutura c’est-à-dire se déhutiser et accéder au statut politique de Tutsi. Inversement, la descente sociale peut également engendrer la perte du statut de Tutsi. Mamdani note que, si statistiquement le nombre de personnes qui accèdent à cet ennoblissement est peu élevé, cette institution revêt une importance sociale et politique à ne pas sous-estimer. (Mamdani, 2001 : 72, 75). À son sens, ces deux points sont capitaux en ce qu’ils établissent la nature changeante des identités politiques Hutu/Tutsi entre la période précoloniale et le règne de Rwabugiri et celle de la colonisation qui s’ensuit.

If Hutu/Tutsi evoked the subject-power distinction in the precolonial Rwandan state, the colonial state gave it an added dimension: by racializing Hutu and Tutsi as identities, it signified the distinction as one between indigenous and alien. (Mamdani, 2001 : 75)