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P OUR UNE TENTATIVE DE SYNTHÈSE DE LA DIVERSITÉ DES CONCEPTIONS DE LA NATURE

Tu t’imagines connaître la nature parce que tu lis dans ses œuvres ce que tu y as inscrit toi-même, parce que tu ranges en groupes méthodiques ses beautés, parce que tu as tracé tes mesures sur l’espace du fini. Ainsi l’astronome, pour promener plus facilement ses regards à travers l’espace azuré, représente le ciel par des figures, réunit à la fois des planètes séparées par de longues distances. Mais connaît-il l’accord mystérieux des sphères parce qu’il les voit représentées sur son globe artificiel ?

Friedrich Schiller

Le savoir de l’homme

1854

Dans mes travaux sur des terrains occidentaux, j’ai rencontré trois grands types de rapports à l’environnement qui coexistent dans les sociétés et chez la plupart des individus et qui nuancent la proposition de Descola sur l’ontologie naturaliste occidentale. Je distingue des conceptions différentes de la nature selon qu’elle est idéalisée (1), apprivoisée (2) et/ou rejetée (3). Y sont associés des modes d’habiter différents. En fonction des jeux d’acteurs, des aspirations, des rapports de force, des situations géographiques, ces rapports sociétés-environnement sont plus ou moins influents dans les territoires et plus ou moins hybridés les uns aux autres (symboliquement ou concrètement, de manière institutionnelle ou conjoncturelle). De ces trois catégories découle une typologie possible des rapports sociétés-environnement, qui propose une synthèse des thématiques analysées ou explorées dans ce volume (4).

a. La nature idéalisée

Dans certains cas, les rapports des sociétés avec l’environnement se basent sur la conception d’un environnement considéré comme une nature extérieure à l’humain et au social. Elle est considérée comme sauvage, étrangère à toute artificialisation humaine : en cela, elle est vue comme indomptable et

fascinante à la fois46. Cette vision dénote l’attribution d’un caractère figé, immobile, à la nature et nie ses dynamiques propres. Elle est traitée comme un bien sacré, qu’il convient de mettre sous cloche quitte à l’empêcher d’évoluer « naturellement ». Ce trésor précieux est appréhendé comme un objet fragile, menacé par les humains. Sa mise en patrimoine peut passer par l’interdiction de son accès au public ou par son éventuelle « restauration » lorsque l’humain l’a détériorée (pour retrouver quel état originel ?). Les réserves naturelles, les parcs nationaux, les « grands sites » (y compris leur dimension paysagère), la valeur écologique intrinsèque d’espèces (grands mammifères, faune sauvage) en sont des exemples. Même lorsque la manifestation de cette nature est destructrice pour les humains, elle fascine (paysage de tempête). Elle est idéalisée en ce sens qu’elle est pensée en dehors de l’influence humaine, comme pure (par opposition à l’humain qui représente l’impureté et la souillure). Même en dehors des espaces fortement « protégés », cette idée de la nature imprègne les mentalités et influence l’action environnementale.

b. La nature apprivoisée

Parallèlement, et parfois simultanément, les rapports que les sociétés entretiennent avec l’environnement peuvent reposer sur une conception utilitariste de la nature. Elle est une donnée d’entrée du fonctionnement des communautés humaines. C’est à la fois la nature conçue comme l’écosystème dans lequel la société développe ses activités (qui peut constituer une contrainte). C’est également la nature conçue comme une ressource : économique tout d’abord (agriculture, exploitation forestière, extraction), mais aussi socio-économique (chasse, tourisme, loisirs) et éventuellement ontologique/intérieure (services écosystémiques, identité locale, imaginaire du ressourcement47). Cette vision attribue à la nature un caractère esthétique, d’agrément ou d’aménités. Elle peut faire l’objet d’actions et d’intérêt pour son embellissement, sa transformation, son adaptation aux besoins des sociétés. Parce qu’elle est apprivoisée, l’humain la modèle et reconnaît son caractère dynamique, se préoccupant parfois de sa qualité, si sa dégradation nuit aux activités humaines (bon potentiel écologique, services rendus). C’est une donnée dans l’organisation des sociétés, l’humain doit « vivre avec », même lorsqu’elle nécessite des aménagements ou des pratiques pour son contrôle (risque dits naturels ; ouverture des paysages).

c. Nature rejetée

Enfin, les sociétés occidentales conçoivent la nature d’une troisième manière, qui peut également s’hybrider aux précédentes, comme un corps étranger (que le corps humain rejette), une dynamique

46 A la manière de la quête de Christopher en Alaska en 1992, que le film Into the wild de Sean Penn retrace (2007).

47 Toutes ces dimensions que les deux films de Georges Rouquier, Farrebique ou les quatre saisons (1945) et Biquefarre (1984) donnent bien à voir.

externe à juguler, à combattre, à maîtriser. Les sociétés considèrent alors la nature, comme un surgissement, éventuellement dangereux pour la société, contre lequel il faut lutter48. Les outils pour le faire sont généralement conçus d’un point de vue techniciste, qui consiste à se protéger des manifestations et des dynamiques de la nature (digues et ouvrages en dur contre le risque d’inondation ou de submersion, plantes exotiques dites envahissantes, …). C’est une conception de la nature comme une chose étrangère à la sociabilité humaine (la manifestation de certaines espèces en ville, telle que les blattes (Blanc, 2000) ou les rats, en est l’illustration, considérées comme sales et vecteurs de maladies.

d. Modes d’habiter et rapports sociétés-environnement : quels effets territoriaux ?

À partir de cette typologie, forcément caricaturale, qui permet de nuancer l’ontologie naturaliste que propose Descola pour décrire le rapport à la nature des sociétés occidentales, je propose une classification des modes d’habiter l’environnement, en fonction de ces différentes conceptions de la nature.

Tout n’est pas rapport à la nature dans les modes d’habiter, d’autres valeurs, croyances ou normes les déterminent ou les influencent. Il est néanmoins possible de décrire des territorialités de l’agir environnemental, qui sont la résultante de rapports sociétés-environnement (Figure 14).

48 à la manière de ces plantes « extra-terrestres » qui envahissent la terre dans le film de S Spielberg, La guerre des mondes (2005)

Gestion du risque littoral

Retrait stratégique Room for the river

Défense douce Habitat adapté Plan digues Gestion du risque inondation en milieu urbain

Habitat adapté zonage urbanisation

Solutions techniques : rectification lit fluvial/

grands barrages

Gestion des espaces naturels

Fleuve sauvage Continuités écologiques

Réserve sans humain

Paysage

« Cadre de vie » Activités hors sol

Gestion des espaces verts urbains

Friches urbaines Artificialisation EV

Refus des dynamiques spontanées

Ingénierie écologique Biodiversité

Bio-mimétisme

Services écosystémiques Standardisation

Politiques climatiques Sensibilisation

Adaptation Climato-scepticisme

Gestes « écologiques » Anti-spécisme

Vegan Tri sélectif

Phytosanitaires/ « mauvaises herbes »

Espèces invasives

Nature idéalisée Nature apprivoisée Nature rejetée

Conclusion et ouverture

Associés aux types d’appropriations, les « modes d’habiter la terre » sont les manières dont les humains interagissent avec l’environnement : ils peuvent répondre à des injonctions des politiques publiques concernant la prise en compte de l’environnement dans les pratiques quotidiennes (dans ce cas, la nature est une dimension recherchée pour ses aménités, mais nécessite d’être apprivoisée ou maîtrisée), ou ils peuvent consister à plus ou moins « vivre avec » le risque (dans ce cas, la manifestation de la « nature » est redoutée mais acceptée). À chaque fois, il s’agit d’un rapport à la nature, situé, territorialisé et « culturel »49

. Les modes d’habiter révèlent parfois des dissonances entre les « acteurs » de l’écoumène. Il est alors pertinent de décrypter les formes de réception sociale des projets d’aménagements. La notion présente l’intérêt de pouvoir être déclinée du point de vue de son incidence spatiale et de ses effets territoriaux : qualité de la réception, insertion socio-territoriale du projet.

L’orientation de mes recherches à venir portera sur la prise en compte de contextes sociaux et culturels différents dans l’analyse des modes d’habiter. Quelles sont les autres conceptions de la nature qui existent dans le monde, comment sont-elles partagées par les habitants et les décideurs pour habiter leur territoire ? Quelles territorialités et quels savoir-habiter découlent d’autres ontologies (que le naturalisme) ? Par exemple, dans un pays comme le Vietnam, dont le contexte politique libéral et peu démocratique se mêle au contexte socio-culturel local (culture bouddhiste et taoïste (Berque, 1996), héritages de la forte influence chinoise les siècles passés), quels sont les effets des dimensions religieuses et philosophiques dans le rapport au paysage et à la nature (Sajaloli et Gresillon, 2019) ?

D’autre part, j’ai pour projet de pousser plus avant la notion de « sensibilité environnementale » comme facteur d’explication des modes d’habiter. D’une part, parce que cela me semble un bon révélateur des connaissances, des comportements effectifs et potentiels vis à vis des milieux et des enjeux environnementaux (sensibilité paysagère, gestes soucieux de l’environnement, représentations sociales des éco-quartiers, réception sociale des projets territoriaux de PNR, modes de vie dans l’espace rural) et par ailleurs, parce que cela me semble un levier intéressant dans le cadre de la gestion des risques (notamment afin de décrypter les effets du rapport à la nature sur le rapport au risque, en complément de la prise en compte de l’attachement au lieu par exemple).

Enfin, dans la perspective de recherches plus impliquées et tournées vers une approche plus sensible, les perspectives que je tirerai des travaux sur les modes d’habiter et la réception sociale se tourneront vers les formes artistiques de médiation entre les territoires et les sciences. Les modes d’habiter et la dimension environnementale me semblent être des terreaux très riches à aborder par les arts : l’idée de savoir-habiter (le risque, la nature) prend un autre sens, lorsqu’elle est envisagée sous l’angle de la créativité, du rapport au corps, à la production artistique. Gestes artistiques dans l’espace public, co-construction d’œuvres entre parties prenantes et artistes, retranscription artistique des recherches et présentation à différents publics,

49 on pourrait aussi dire « cultivé », avec le double sens qu’on cultive aussi son jardin. Je conserve toutefois le terme de culture avec toute la diversité qu’il est possible de lui prêter : identité familiale et locale, éducation académique, culture littéraire et scientifique, le Grand Récit de l’histoire humaine… (Serres, 2007).

les modalités sont nombreuses et de formes variées (art plastiques, théâtre, récit littéraire, …). Les risques, les paysages, les modes d’habiter offrent des occasions diverses de dialogue artistique entre « habitants de la terre » qu’il m’intéresse de parcourir au titre d’une recherche ancrée.

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