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Dans la jungle des postures méthodologiques qualitatives : une géographe chez les « constructivistes réalistes »

Des dispositifs méthodologiques mixtes et participatifs pour décrypter les relations des sociétés

A- D ES OUTILS ET DES TECHNIQUES POUR SAISIR LES REPRÉSENTATIONS DE L ’ENVIRONNEMENT

1. Dans la jungle des postures méthodologiques qualitatives : une géographe chez les « constructivistes réalistes »

À l’heure de la réflexivité, l’HDR m’amène à situer ma méthode au sein de la recherche qualitative. L’exercice n’est pas aisé, mais il est plaisant et à l’image de mon appétence pour la méthodologie. À cet égard, s’il est un enseignement que j’ai toujours dispensé, depuis mes premières expériences de doctorante, c’est précisément celui de la méthodologie de l’enquête55. L’exercice peut aussi présenter des risques de « noyade », aussi ai-je choisi de me référer à quelques auteurs qui rendent comptent de la formidable diversité des efforts épistémologiques déployés principalement par des sociologues, psychosociologues, et psychologues pour rendre compte de la pluralité et de l’évolution des postures méthodologiques (parmi lesquels les nord-américains sont pléthores).

53 J’emploie le terme « recueil » au même titre que certains collègues utilisent celui de « collecte » des données.

54 La posture « d’afficionados » peut surprendre – elle me paraît à moi-même saugrenue mais significative de la situation dans laquelle je n’ai cessé d’être : une géographe « humaine » parmi les géographes physiciens et une géographe environnementale parmi les géographes urbains.

55 Notamment aux étudiants du master de sciences « Ingénierie des Milieux Aquatiques et des Corridors Fluviaux » de l’Université de Tours, un véritable défi tant leur formation en sciences de la vie ou de la terre les rendait imperméables et réticents aux principes des sciences sociales (ou sciences douces comme aimait à le dire M. Serres).

a. Une posture compréhensive

Avant la parution de Schmoll et Morange (2016), il fallait se contenter comme manuel de méthodologie en géographie de Gumuchian et Marois (2000), si bien que d’autres disciplines et un ouvrage tel que le

Guide de l’enquête de terrain sont venus éclairer ma lanterne et décomplexer la jeune « géographe

sociale » que j’étais (Beau et Weber, 2003).

Si j’en réfère à l’article de synthèse proposé par Mucchielli, mes travaux ont emprunté successivement et concomitamment à l’induction analytique, à l’approche phénoménologique et à la grounded theory (théorie ancrée) (Mucchielli, 2007). Cette diversité ne m’apparaît qu’a posteriori et s’explique par mes tâtonnements et par mes expériences pluridisciplinaires. Toutes relèvent d’une posture compréhensive, héritière de mes premières enquêtes de terrain dont l’entretien était la base. Concernant l’induction analytique, reprenant les principes édictés par Alain Blanchet (Blanchet et Gotman, 2007), Madeleine Grawitz (Grawitz, 2011) ou François De Singly (De Singly, 2012) – que je recommandais aux étudiants – je cherchais tout d’abord à produire des entretiens à partir d’hypothèses construites a priori, dont les résultats devaient me permettre de comparer et de produire une explication globale d’un phénomène composé de multiples faits ou discours observés et recueillis (Amalric, 2005c ; Amalric, 2004).

Soucieuse d’une démarche solide, curieuse également de nouvelles approches, j’ai fait évoluer ma pratique vers une approche phénoménologique, pour laquelle j’ai trouvé en la théorie des noyaux centraux (Abric, 2003 ; Guimelli, 1998) un appui considérable (voir ci-dessus). Je m’appliquais alors dans ma thèse à identifier auprès des acteurs et gestionnaires (chasseurs, gestionnaires de site Natura 2000, ingénieurs forestiers, …), les noyaux constitutifs des représentations des zones humides et de ce qu’ils considéraient comme « naturel » (Amalric, 2005). Cette posture phénoménologique, qui m’est toujours chère, m’a amenée à faire décrire par des entretiens longs et des visites de terrain commentées la manière dont les individus enquêtés pouvaient décrire ce qui leur apparaissait comme réel, et la manière dont ils agissaient en conséquence (Amalric, Larrue et al., 2009 ; Amalric et Cirelli, 2017 ; Amalric, Anselme et

al., 2018).

b. La « grounded theory » sans le savoir…

Parallèlement toujours, mue par le goût de l’exploration – ou inconsciente de la difficulté, considérant que personne dans mon laboratoire de thèse ne manipulait de tels concepts – je me plongeais dans l’analyse de contenu et, sans le savoir, dans une approche par théorie ancrée (grounded theory). Je ne citerais que quelques-uns des théoriciens et commentateurs de cette méthodologie qui éclaireront le lecteur sur ses postures et ses principes, ne souhaitant pas entrer dans les détails ici et ne voulant pas caricaturer des propos fort précis, contextualisés et illustrés dans la littérature en SHS. On trouve peu de géographes en environnement qui se réclament d’une telle assise méthodologique (Comby, 2015 ;

Carré, 2015) ce qui me laisse à penser que certains la pratiquent sans le savoir, à la manière de la prose de M. Jourdain (voir le manuel de Lejeune (2014) pour s’en convaincre).

Ce qui a attiré mon attention dans la grounded theory, c’est qu’elle est une approche qualitative qui donne à voir son processus d’élaboration, notamment en formalisant les manières de « coder » sans quantifier (mais sans se l’interdire) et par la suite de chercher à proposer des théories nouvelles plutôt que de faire entrer les résultats dans des catégories et des classifications a priori (Millington et Wainwright, 2016 ; Lejeune, 2016 ; Mucchielli, 2007 ; Laperrière, 1997). Le souci étant de ne pas mésinterpréter les résultats (et de forcer le sens donné). L’idée que l’analyse qualitative puisse être une sorte de boîte noire56 qu’il faudrait ouvrir m’a particulièrement séduite (au même titre, je l’ai dit, que la modélisation et la simulation multi-agents ont retenu mon attention, voir aussi Schmolke et al., 2010). L’autre aspect qui m’a intéressée était celui des allers-retours que la grounded theory prône entre le terrain et l’analyse, une recherche en train de se théoriser, des tâtonnements, des interactions, tout ce qui fera ensuite mon intérêt pour les « méthodes mixtes » et dont M. Cope rend bien compte dans son histoire des recherches qualitatives (Cope, 2000) (voir plus précisément sur les méthodes mixtes ci-dessous). C’est aussi la réflexion sur le chercheur en tant que partie-prenante du terrain qui m’a semblé petit à petit indispensable à prendre en compte : « the intimate relationship among the researcher, the

phenomenon under study, and the context » (Denzin and Lincoln, 2000) (voir aussi sur la démarche

participative ci-dessous).

D’autres postures épistémologiques complètent la grounded theory : Keller (2007) montre les apports de la sociologie de la connaissance à la grounded theory, en particulier en ce qui concerne la mise en récit (il cite la « mise en intrigue » de Ricoeur) et les classifications des connaissances (comme celles que propose Mary Douglas sur la propreté ou les risques). Il prône une « construction discursive de la réalité sociale » (s’appuyant sur Foucault) qui correspond bien à la posture de recherche qui est la mienne et qui est partie prenante, à mon sens, de ce que Abbott défend : « explorer les aspects historiques,

interprétatifs et narratifs des phénomènes, en fonction du contexte culturel, économique et social » (Abbott,

1988). Cela revient à considérer le caractère socialement construit par le discours, de ce qui est vécu comme une réalité. Pour me permettre de garder le cap dans ce qui m’apparaît encore parfois comme « une jungle », j’ai synthétisé ces divers éléments dans la Figure 16, j’y reviendrai occasionnellement dans la suite de mon propos.

56 Le terme de boîte noire est particulièrement présent en référence à l’utilisation des logiciels de lexicométrie et d’analyse de contenu.

Synthèse : posture épistémologique et méthodologique mes principes de recherche

- Revendiquer une démarche exploratoire et « bricolatoire », par tâtonnements, par aller-retours entre le terrain et l’analyse èLemercier et Ollivier, 2011

- Défendre une posture rigoureusement élaborée et assise, en particulier face au collègue béotien qui sollicite un coup de main rapide sur une enquête qualitative improvisée pour son stagiaire en environnement.

- Ne pas « occulter la question des règles de décision de l’analyse » è Paillé, 2011

- S’autoriser à combiner les démarches, à avoir recours à diverses techniques, sans réfuter le recours à la quantification è Pluye (2009, 2011, 2012, 2014)

- Favoriser une approche sensible et faire la part belle aux représentations, aux discours, à la mise en image, à la mise en récit, et à l’interaction avec les parties prenantes du terrain/ personnes concernées è Chanvallon et Heas, 2011

- Créer, inventer, imaginer de nouvelles méthodes, expérimenter sans complexe. Allier le « Doute créateur », « franc plaisir d’emprunter » et de « conter » ce parcours méthodologique

è Paillé, 2006, Keller, 2007

- Analyser en faisant dialoguer les sources et les données : relevés de terrain, observations, analyses de documents d’urbanisme, questionnaires, réunions publiques, entretiens, comportements, pratiques… è Tashakkori et Teddlie, 2003

- Faire dialoguer les disciplines et les approches des collègues, co-construire avec les acteurs du territoire et les parties prenantes de la recherche.

Figure 16 : Tableau de synthèse des implications d'une posture « ancrée »

c. Quels déterminants des choix méthodologiques pour le recueil de données ?

Plusieurs questions se posent pour déterminer quelles méthodes mettre en place pour recueillir les données nécessaires à la recherche en géographie sociale environnementale. Parmi les facteurs à prendre en compte pour déterminer la modalité d’enquête à retenir, celles qui me semblent déterminantes sont présentées dans le tableau de la Figure 17). D’autres classifications existent, comme celle citée dans Shaffer et al. (200757

).

D’une part, il est nécessaire de s’interroger sur les interactions entre chercheurs et personnes interrogées. Cela permet notamment de déterminer le nombre de personnes enquêtées (taille de la « population cible » – c’est à dire susceptible d’être interrogée – et de l’« échantillon », c’est à dire le nombre de personnes possiblement (techniquement, financièrement, temporellement) enquêtées). La définition de la population cible est également dépendante du niveau de concernement minimal requis.

57 “1. Type of Information on Population: Non-Numerical to Numerical. ; 2. Type of Population Coverage: Specific to General. ; 3. Type of Population Involvement: Active to Passive. ; 4. Type of Inference Methodology: Inductive to Deductive. ; 5. Type of Disciplinary Framework: Broad Social Sciences to Neo-classical Economics”(Shaffer, 2007 citant Kanbur (Ed) 2003).

Enfin, les personnes qui constituent l’échantillon peuvent relever de différentes catégories (qui peuvent être conçues a posteriori). Le type d’enquête dépend lui aussi du « concernement ».

En outre, les objectifs d’évaluation et la démarche de recherche sont déterminants dans les techniques mises en œuvre : le tableau montre que les techniques d’enquête sont plus ou moins en adéquation avec des visées exploratoires ou au contraire « confirmatoire » (le questionnaire est peu adapté à une démarche exploratoire ; le focus group58

répond mieux à un besoin compréhensif). À cette démarche globale, viennent s’ajouter des objectifs spécifiques auxquels certaines méthodes répondent mieux que d’autres : les comportements peuvent aisément être analysés par le biais de questionnaires ou d’entretiens, mais les ateliers ou les focus groups permettent davantage de saisir les représentations et le degré de connaissance.

Le troisième objectif de ce tableau est de montrer la possible complémentarité entre les techniques de recueil de données. Il montre qu’au sein de chaque grande méthode (entretien, questionnaires, focus

group…) des techniques particulières peuvent être déployées, qui répondent à la démarche retenue et

aux objectifs fixés à l’enquête.

58 J’emploie principalement le terme focus group, plutôt qu’entretien collectif, et je retiens la forme anglophone, donc focus

Méthodes de recueil de données Interactions Niveau de concernt minimal requis Échantillon

cible Démarche visée Principaux objectifs d'évaluation mentaire Complé avec Nb moye n Type Entretiens semi-directif (Entr). 10 <

n < 50 ind ++ Élus Exploratoire Récit de vie

Gestionnaires Compréhensif Vécu / mémoire FG

Associatifs Interprétatif Pratiques et

comportements Ateliers

Habitants Approfondissem

ent Degré de connaissance JdR

Usagers Confirmatoire Avis, opinion

Sentiments

Questionnaires

(Q°) n > 100 ind + Habitants Compréhensif Pratiques et comportements FG

Usagers Explicatif Caractéristiques

socio-éco Entr.

Touristes Préférences,

consentement Expé.

Passants Degré de conscience

Degré de

connaissance

Focus groups

(FG) 8 < n > 16 coll ++ Élus Exploratoire Pratiques et comportements Entr.

Gestionnaires Compréhensif Degré de

connaissance

Associatifs Avis, opinion Ateliers

Habitants Consensus

/disensus

Usagers

Ateliers 10 < n

> 40 coll -/+ Élus Compréhensif Sensibilité aux enjeux FG Gestionnaires Apprentissage Apprentissage social Entr.

Associatifs Participatif

Jeux de rôles

(JdR) 8 < n > 20 coll + Élus Apprentissage Sensibilité aux enjeux Entr. Gestionnaires Participatif Apprentissage social Ateliers

Associatifs

Habitants

Usagers

Expérimentatio

n (Expé.) n > 6 les 2 -/+ Habitants Compréhensif Comportements individuels Q

Apprentissage Influence collective Entr.

Compréhension des

consignes

Si la souplesse et la prise en compte du contexte m’ont toujours paru déterminants en termes de méthodologie, il me semble intéressant de montrer l’adéquation entre techniques et objectifs et d’en détailler quelques mises en application. Sans développer toutes les explorations méthodologiques auxquelles j’ai pu me livrer, je souhaite leur faire une place importante dans ce volume, notamment pour compenser la place souvent congrue qui est la leur dans les formats standardisés des revues scientifiques (et dans lesquelles c’est davantage l’administration de la preuve de la rigueur scientifique qui est exigée). Je saisis donc là l’opportunité de faire état de la diversité des méthodes, des effets produits, dans l’idée que des doctorants ou des collègues pourraient y puiser l’inspiration. En ce sens, cette section est pensée comme un complément fictif du manuel de Morange et Schmoll (2016) car elle complète et détaille certaines techniques que le volume n’aborde pas et illustre le domaine de l’environnement qui ne fait pas partie des champs de recherche des deux auteures et que, par conséquent, elles ne traitent pas.

2. Techniques discursives et textuelles mises en œuvre dans les entretiens : diversité et

Outline

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