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Territorialités des relations sociétés-nature : formes d’appropriation et de réception sociale

1. Le paysage comme manifestation des rapports sociétés-environnement

Les représentations s’inscrivent dans une double logique cognitive et sociale. La logique cognitive, consiste à « ancrer des référents, stabiliser ou déstabiliser des situations évoquées » et la logique sociale « à savoir maintenir ou créer des identités et des équilibres collectifs (Moscovici, Vignaux, 1994) » (Félonneau et Lecigne, 2007). Les représentations que les habitants, usagers, élus ou gestionnaires des territoires ont de leur territoire relève de cette double logique : leurs pratiques, leurs observations, leurs expériences leur donnent de solides connaissances de l’environnement, des phénomènes naturels. Ce sont des référents de leur action, de leur imaginaire (logique cognitive), ils peuvent s’en revendiquer, au titre d’une identité collective, pour défendre une situation, un milieu, un paysage (logique sociale) (Pierron, 2018).

a. L’outil Géosystème-Territoire-Paysage pour décrypter les représentations des zones humides

Au cours de mes premières recherches, les écrits de P. et G. Pinchemel (La face de la terre), puis de G. et M. Bertrand (Une géographie traversière) – recommandés par mon directeur de thèse, Jean-Jacques Dubois – ont guidé mes pas vers une vision intégrative mais distanciée des écosystèmes sur lesquels je travaillais. En effet, dans un premier temps, je cherchais dans mes travaux à embrasser à la fois les dimensions physiques et sociales des milieux que j’étudiais, les zones humides en tant qu’espaces aménagés, fréquentés ou délaissés. C’est à cette fin que j’ai conçu des « transects paysagers » qui donnaient à voir, dans une représentation graphique unifiée, les ensembles biogéographiques, les paysages perçus et les usages, agrémentés d’une dimension historique (voir Figure 5).

Figure 5 : Le transect paysager pour une vision intégrée des dimensions matérielles et sensibles (Amalric, 2005)

Les travaux de Pinchemel sur la notion d’écoumène me permettaient ce pas de côté vis à vis d’une approche « objet » et purement biophysique (revoir Figure 4). La notion d’anthropisation des milieux qu’il met en avant, intègre à la fois les représentations et les intentions des humains, mais aussi les techniques et les politiques (voir le cadre « Milieu naturel Humanisé Socialisé Environnement » dans la partie gauche du schéma). Ce cadre d’analyse me permettait de concevoir plus facilement une approche sociale de l’environnement. Il a par la suite constitué un point de départ vers une plus grande importance donnée à la notion de paysage.

Le triptyque Géosystème-Territoire-Paysage (GTP) (Bertrand et Bertrand, 2002) a constitué un autre cadre, qui m’a permis d’appréhender simultanément les écosystèmes en tant que formes d’anthropisation, mais aussi en tant que territoire et que paysage. Dans un seul et même rapport à un même lieu, le géosystème est considéré comme source, le territoire comme ressource et le paysage comme ressourcement, soit autant d’interactions entre les sociétés et l’environnement, sous des formes diverses. Je me suis donc emparée du concept pour produire une analyse des systèmes complexes que constituaient mes terrains de thèse.

On retrouve la déclinaison du système GTP de Claude et Georges Bertrand au travers de ces trois éléments [liés à l’eau]. L'eau est la source, à la base de la vie naturelle et de la vie humaine, nourricière et indispensable aux écosystèmes dans lesquelles nous vivons (richesse des Marais de Sante et thème de l’agriculture développé à Wavrin). L’eau est aussi la ressource à l’origine de nombreuses activités loisirs et détente mais aussi transport industriel (c’est le cas des emprise industrielle et agricole qui occupe le fond de vallée ainsi que des plans d’eau de la future base nautique du Don). L’eau apparaît enfin comme ressourcement, à la fois intellectuelle mais aussi physique. Elle a valeur d’apaisement de détente et permet de laisser libre cours à son imagination (c’est

ce que le projet initial de « jardin des nénuphars » prévoyait à Houplin-Ancoisne). (…)

L'exemple de la vallée de la Deule illustre la difficulté de concilier dans un même territoire des représentations différentes. [Les zones humides] sont tout d’abord des espaces qui ont été longtemps abandonné ou mal réputé et qui héritent d’un passé de destruction et de transformation (…) : extension de l’agriculture (suite à leur drainage), puis des villes, des zones industrielles et de toutes les activités annexes, telles que les décharges, les bassins de stockage des boues, etc. (…) Dans la région du Nord-Pas-de-Calais les zones humides sont maintenant rares et on leur attribue donc de nouvelles valeurs. Elles constituent un réservoir d’espaces verts, voire d’espaces naturels. En effet la végétation est relativement abondante et variée, la présence de l’eau constitue un avantage du point de vue du paysage et des aménités (pour les loisirs notamment). En outre, les zones humides sont considérées comme un conservatoire des espèces et des milieux. Répondant aux attentes sociales en matière d’environnement et d’écologie, les zones humides sont l’occasion de sauvegarder la nature et de sensibiliser les « générations futures ». Les représentations concernant ses milieux ont donc évolué d’un extrême à l’autre en quelques décennies.

(Amalric, 2005c)

Avec le système GTP, j’ai trouvé une légitimité à prendre en compte les aspects sociaux et environnementaux de lieux, anciennement et fortement anthropisés (Amalric, 2004 et Amalric, 2005c). Dans mon contexte de travail30, j’avais besoin de cette « justification ». La notion de paysage en particulier, me permettait de ne pas renier la spécificité environnementale de mon sujet (Rougerie et Beroutchachvili, 1991), mais aussi de faire le lien avec la dimension territoriale que proposaient les géographes, qui mettaient au centre la question des représentations (Bailly, 2001 ; Debarbieux, 1999 ; Di Méo, 1998 ; Frémont, 1999). Toutefois, il m’est vite apparu que la question du paysage offrait des perspectives plus riches et plus larges que celles théorisées par l’école de Toulouse. Je me suis donc davantage tournée vers le paysage pour sa dimension perçue et vécue.

b. Les sensibilités paysagères : l’intégration du vécu dans le paysage

Le paysage offre la particularité de se prêter à une analyse objet comme à une analyse « sujet ». Dans ma conception, à la suite des nombreux théoriciens du paysage en France, il n’est jamais question de m’en tenir à la description physique de l’objet paysager tel que l’école de Besançon le proposait dans les années 1980 (Brossard, Wieber, 1984 ; 1979), mais bien de proposer une approche alliant aussi bien les considérations esthétiques que celles mobilisées par les acteurs et les usagers du paysage (Fortier-Kriegel, 2005 ; Donadieu 2002 ; Luginbühl, 1992 ; Voisenat, 2001 ; Rivière-Honegger, 2008 ; Sgard, 2011).

30 une petite UMR « géographie des milieux anthropisés » entre deux gros laboratoires de « géographie humaine » et de « géographie physique »

Dans cette perspective, la notion de paysage permet une lecture renouvelée de l’analyse « territoriale », en ouvrant des réflexions sur les systèmes de valeurs associés au paysage.

Ainsi, appliquées aux zones humides, je distingue 3 approches paysagères, qui correspondent à trois fonctions différentes accordées aux paysages par la société contemporaine : le « grand paysage », le « cadre de vie » et le « tiers-paysage » (Amalric, 2005)

Le grand paysage est la forme noble du paysage. C’est le paysage admiré, loué, celui qui est reconnu, celui qui est présent dans les guides touristiques, pour lequel les gens se déplacent. Il est généralement qualifié de « pittoresque ». Il évoque le beau, l’originalité. Les « grands paysages » peuvent parfois constituer de « hauts lieux » (Piveteau V., 1995).

Le paysage « cadre de vie » a un caractère beaucoup plus banal. C’est le cadre quotidien des activités, il représente à la fois un repère, un décor familier. On lui manifeste un certain attachement, mais aussi un désintérêt lié à la banalité qu’il incarne. Le cadre de vie est un paysage au visage double, qui englobe le paysage patrimoine que décrit Pinchemel et le paysage-valeur d’identité. Il est bien souvent méconnu ou peu considéré jusqu’à ce qu’un projet vienne le menacer (Bigando, 2004). (…)

Enfin, le « tiers-paysage » est la catégorie de paysage que la société civile s’approprie le moins. Le « tiers-paysage » désigne les nombreux espaces que notre société néglige ou abandonne (Clément, 2004). Dans son manifeste « Tiers-paysage, fragments indécidés du jardin planétaire », G. Clément les définit comme des « refuges pour la diversité, constitués par la somme des délaissés, des réserves et des ensembles primaires ». Pour lui, « le délaissé procède de l’abandon d’un terrain anciennement exploité. Son origine est multiple : agricole, industrielle, urbaine, touristique etc… ». [Il possède un] caractère « indécidé », [dû à] l’absence de prise de décision humaine pour cet espace.

(Amalric, 2005)

À chacune de ces conceptions, correspond une conception de la nature. Le grand paysage a la nature pour décor, il la magnifie, elle y est parfois désignée comme un écrin. Dans le paysage cadre de vie, la nature est à la fois un support d’aménités, mais aussi une contrainte éventuelle : la familiarité des individus avec cette nature lui confère un caractère banal : elle est le papier peint dont on ne voit plus les motifs, qu’il faut entretenir, changer. Elle acquiert une dimension artificielle. Dans le tiers-paysage, la nature a une triple place, qui dépend des regards : elle représente le sauvage, le caractère dynamique et incontrôlé, et est soit éradiquée et mise au pas, soit préservée parce que rare, soit niée ou rendue invisible.

À la suite de ces analyses de la valeur attribuée aux paysages (en fonction des lieux et des temporalités, Amalric 2005c ; Amalric et Servain, 2010), je me suis attachée à construire des typologies des « paysages vécus » (Amalric, Servain et al., 2011). La Figure 6 illustre comment les rapports avec les milieux qualifiés de naturels par les gestionnaires, se situent dans un champ plus complexe, qui associent les types d’usages existants (chasse, pêche), l’attention portée au milieu (protection, patrimonialisation, rejet), les

velléités des gestionnaires et parties prenantes vis-à-vis du lieu (mise en loisirs, valorisation du territoire, préservation des espèces).

Figure 6 : Les conceptions paysagères des zones humides en France (Amalric, 2005)

En prenant modèle sur « l’espace vécu » de Frémont, je me suis efforcée de conceptualiser le « paysage vécu », pour interroger les formes d’appropriation des espaces dont les dynamiques écosystémiques étaient prégnantes (eau et végétation). J’en suis arrivée à considérer le paysage comme la parfaite expression d’un rapport. Rapport entre un être subjectif, partie-prenante d’un collectif, se pensant comme une subjectivité extérieure à quelque chose, et cet autre chose, un ailleurs, un environnement ou une nature, anthropisé, fait de dynamiques non humaines, biotique et abiotique, sujet à des modifications, des aménagements. Il me semble que le paysage est la manière dont la civilisation occidentale ressent, conçoit et conceptualise son rapport à l’environnement ou à la « nature », pensés comme extérieurs. Je rejoins en cela l’analyse de Donadieu, qui dit du paysage qu’il est « un paradigme

de médiation entre espace et société » (Donadieu, 2007).

L’approche GTP démontre l’intérêt de l’étude des représentations de l’environnement : les dimensions « bio-physico-chimiques » sont indissociables de dimensions politiques, sociales, matérielles et idéelles parmi les habitants et les gestionnaires. Il y a donc un intérêt fondamental à identifier ce qui fait sens pour les individus, du point de vue territorial et paysager, en plus du point de vue écologique, dans leur rapport à l’environnement.

La mise en évidence des représentations permet d’identifier les connaissances que les individus ont de la nature et éclaire ainsi les relations apparemment paradoxales que les individus entretiennent avec l’environnement (que ce soit dans le rapport aux espaces de nature ou dans les relations aux risques dit naturels).

2. Le bestiaire des paradoxes : la bonne connaissance des milieux par les usagers et le

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