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CHAPITRE 1 SUSCITER LE DÉSIR

1.4 Ottawa : une substitution

L’appropriation du paysage par l’artiste romantique suppose, comme nous l’avons dit, une reproduction de celui-ci. Reproduire, au sens de Tarde (1890), signifie imitation. Le peindre imite donc sur sa toile ce qu’il voit devant lui. Si ce dernier procède par imitation, alors d’autres, sans être artistes, peuvent aussi penser et agir de cette manière. Un constructeur voit une maison qui lui plaît et, étant donné que son talent n’est pas de peindre, la reproduit ailleurs en fonction de son expertise. Il est même possible d’envisager l’imitation d’une ville par rapport à une autre. Pour revenir avec le cas de Versailles, Louis XIV n’a peut-être pas les habiletés d’un peintre, mais aime une certaine forme d’art et possède le pouvoir de mobiliser des ressources pour concrétiser ses désirs, et ce, au même titre que Léopold Ier pour Vienne.

Alors, pouvons-nous retrouver cette action imitative en songeant à Ottawa?

Un indice ressort lorsque nous regardons la pointe Nepean. La statue de Samuel de Champlain portant bien haut son astrolabe à l’envers se veut un symbole d’unité nationale et une commémoration en vue de souligner le trois centième anniversaire de son passage dans les environs (Fischer, 2012 : 643; voir figure 1.6, p. 40). Un autre monument lui étant dédié se trouve de l’autre côté de la rivière des Outaouais19 (voir figure 1.6, p. 40). Celui de la pointe

19 La statue de Champlain située à Gatineau (Hull) se dissimule à proximité des édifices de la fonction publique appelés Place du Portage, soit à l’intersection de la Promenade du Portage et de la rue Laval. En se fiant à la plaque commémorative disposée juste à côté, celle-ci provient du travail de Jérémie Giles, de l’Atelier de bronze Inverness près de Québec, et a été inaugurée par la ville le 30 septembre 2004 pour rappeler le quatre centième anniversaire de la première colonie française d’Amérique, ainsi que le passage de l’explorateur en 1613. Chose surprenante, en consultant le site Internet de la Ville de Gatineau (http://www.gatineau.ca), cette œuvre est absente de la liste des monuments de la municipalité. Osons espérer son ajout à l’aube du quatre centième anniversaire de l’expédition de Samuel de Champlain dans la vallée outaouaise.

Nepean s’avère toutefois davantage visible et capte l’attention des visiteurs durant le trajet de Gatineau (Hull) vers Ottawa via le pont Alexandra. Puis une autre immortalisation de Champlain est disposée sur un cap qui embrasse un cours d’eau. Érigée sur la terrasse Dufferin en 1898, non loin du château Frontenac, elle surplombe le fleuve Saint-Laurent (Fischer, 2012 : 639; voir figure 1.6, ci-dessous). Sa présence à Québec paraît légitime, compte tenu qu’il en est le fondateur. Devenu symbole de cohésion entre deux peuples dont l’histoire démontre pourtant leur rivalité, nous pouvons nous demander si l’utilisation ou l’appropriation de Champlain à Ottawa constitue la pointe de l’iceberg d’une dynamique de désir mimétique dont l’origine est antérieure à l’érection du monument sur la pointe Nepean.

Monument de Champlain à Québec.

(Photo de Guylain Bernier, 5 août 2012.)

Monument de Champlain à Ottawa.

(Photo de Guylain Bernier, 27 juillet 2011.)

Monument de Champlain à Gatineau (Hull).

(Photo de Guylain Bernier, 3 mars 2013.)

Figure 1.6 Des monuments en l’honneur de Samuel de Champlain.

En réponse à notre question de recherche et en rappel de ce qui vient d’être dit, nous formulons cette hypothèse :

La fondation d’Ottawa repose sur le désir mimétique d’une élite britannique qui, ne possédant pas la ville de Québec à sa guise, fut contrainte de choisir un lieu de substitution. Par le romantisme en vogue au XIXe siècle, la beauté des paysages et ses similarités avec Québec l’auraient convaincue de fixer un établissement en bordure de la rivière des Outaouais, là où se trouvait un cap rocheux en face de la rive du Bas-Canada. À partir de la nature et de ses ressources, les justifications militaires, politiques et enfin économiques ont accordé du poids à sa fondation et, plus tard, à sa nomination au titre de capitale.

Nous supposons donc que la fondation d’Ottawa a été déterminée dans le temps, c’est-à-dire suite à des événements entourant la prise de possession européenne du pays marquée notamment par la fondation de la première capitale, Québec. À partir de l’argument théorique de Tarde (1890) au sujet de la classe supérieure (l’élite) capable de grands projets d’imitation, nous envisageons une mobilisation des ressources du Canada d’alors pour fonder une ville répondant à un désir. Cette élite britannique aurait entrepris de dénicher un endroit stratégique pour y fonder sa propre capitale, soit un endroit de substitution aux attributs paysagers similaires dont l’occupation humaine serait de culture britannique. La prédominance française à l’intérieur de la ville de Québec serait, selon nous, responsable de cette manœuvre (double bind de Girard (1972)). Notons une majorité française variant entre 56,3 à 60,5 % de sa population totale pour la période de 1831 à 1861 (voir les calculs effectués en annexe, p. 192). Ajoutons qu’entre 1812 et 1861 la proportion des habitants de langue anglaise du Bas-Canada ou de la province de Québec ne représentait que 10 à 25 % de la population totale20.

20 La taille de la population de langue anglaise habitant la province du Bas-Canada ou de Québec s’élevait à 10 % de la population totale en 1812 (soit 30 000 individus); 16 % en 1827 (80 000 individus); 25 % en 1844 (172 840 individus); 25 % en 1851 (220 733 individus); et 24 % en 1861 (263 344 individus) (Rudin, 1986 : 28).

L’objectif principal de notre recherche se complète alors par les sous-objectifs suivants : 1) mieux comprendre les liens qui unissent l’homme et la nature, et ce, au-delà de l’utilitaire pour se pencher sur le courant romantique (rapport homme-nature romantique); 2) mieux comprendre les jeux d’acteurs dans un processus de désir mimétique d’appropriation et de développement d’un territoire (mimétisme de l’élite); et 3) mieux comprendre le projet social caractérisant le plus une civilisation, c’est-à-dire la ville ou la cité (ville-objet).

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Ce chapitre consistait à définir la pensée romantique inspirant notre questionnement au sujet de la fondation d’Ottawa. Nous avons pu constater le lien entre la reproduction et l’imitation de la nature grâce à des procédés artistiques. Chose certaine, les deux notions prennent vie à travers un processus de comparaison, de représentation, d’appréciation, voire d’appropriation de la nature selon une perception donnée. Par contre, l’imitation soulève aussi un trait de personnalité de l’humain, c’est-à-dire l’influence du désir dans ses comportements.

En combinant l’imitation et le désir, nous entrons dans l’univers du désir mimétique. Le cas de Versailles et de Vienne au XVIIe siècle illustre bien cette dynamique où l’objet de désir oblige la substitution s’il ne peut être accaparé. Sur cette base, notre hypothèse s’oriente vers cette approche théorique lorsqu’il est question d’Ottawa, compte tenu que, malgré la conquête, les Britanniques sont confrontés à un rassemblement canadien français à l’intérieur de la capitale de Québec et ne peuvent alors la posséder à leur guise.