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CHAPITRE 1 SUSCITER LE DÉSIR

1.3 La rivalité Versailles-Vienne

Pour illustrer l’approche du désir mimétique, plusieurs exemples peuvent être présentés.

Nous en avons choisi un – non éloigné du sujet de recherche, mais étant toutefois caractérisé par un contexte différent – qui met en rivalité deux villes importantes du XVIIe siècle, c’est-à-dire Versailles, du roi Louis XIV, et Vienne, de Léopold Ier (Da Vinda, 2009 : 292).

L’une des utopies qui a régi les mentalités durant cette période de la Renaissance était la création de villes suscitant admiration et imagination. Durant son enfance, Louis XIV a été amené au château de Versailles que son prédécesseur avait érigé. Il s’agissait d’un endroit campagnard dont l’abondance en nature favorise la pratique de la chasse. La simplicité de l’endroit et les heureux souvenirs du Roi Soleil le poussent à embellir le lieu et à y construire un château plus accueillant. Il désire renverser les critiques négatives envers l’endroit et faire de celui-ci un centre administratif et culturel majeur :

Si Saint-Simon n’avait trouvé dans Versailles « qu’un très misérable cabaret, un moulin à vent et ce petit château de cartes que Louis XIII y avait fait pour n’y plus coucher sur la paille », Louis XIV entend créer une ville nouvelle pour héberger sa cour et les principaux serviteurs de l’État (Tiberghien, 2006 : 16).

De 1670 à 1690, l’urbanisation de Versailles, qui faillit s’appeler Villeneuve-Saint-Louis, s’effectue allégrement, mais d’autres plans d’embellissement accompagnent ces idées de grandeur (Tiberghien, 2006 : 16 et 26). Vers 1696, le roi décide d’installer une cascade (voir figure 1.2, p. 32) sur le côté sud du château par réaction de jalousie (ou plutôt par désir

mimétique) envers son frère qui avait fait de même à Saint-Cloud (Tiberghien, 2006 : 37). Cette rivalité en cache toutefois une autre plus grandiose, celle avec Vienne, la capitale d’Autriche :

From the late 1680s onwards, Vienna and Versailles indubitably were two prime foci of European court life. The tense relations between the two courts typically emerged in the form of ceremonial conflict during the intermission of hostilities between the peace of Rijswijk (1697) and the war of Spanish Succession (Duindam, 2003 : 16-17).

Au-delà de l’architecture, des casca-des et casca-des jardins grandioses, la tension entretenue par Louis XIV et l’archiduc d’Autriche, Léopold Ier, correspond à une rivalité entre Bourbon et Habsbourg (Duindam, 2003 : 290). Versailles et Vienne deviennent, par la force des choses, des instruments de promotion utiles au prestige des deux compétiteurs.

Des spectacles et des événements majeurs s’organisent dans les deux villes, assurant alors un combat de l’imaginaire profitable à tous ceux aimant l’art et l’esthétisme selon les goûts de l’époque.

Alors que Versailles possède un palais majestueux, Léopold Ier imite ce geste en 1683 en construisant en plein cœur de Vienne le sien, soit quelques mois après la fin des travaux pour la cour de Versailles (Duindam, 2003 : 291). Il ne s’agit donc pas d’une simple rivalité, mais d’une véritable guerre! Une guerre de la beauté et de la valorisation de deux lieux par deux

Figure 1.2 Veüe et perspective des Cascades et du Bassin du Dragon à Versailles, s.d.

(Antoine Aveline, Collection de Vinck, Bibliothèque nationale de France (via gallica.bnf.fr), IFN-6944163, sans restriction pour des visées non commerciales.)

nobles d’importance voulant gagner le pari de la magnificence. Toutefois, cette hostilité des chefs-d’œuvre prend fin suite au décès de Louis XIV en 1715 (Tiberghien, 2006 : 91). En dépit de cela, le Roi Soleil remporte la compétition, puisque Versailles est devenu un modèle attractif imité ailleurs, et ce, au-delà de l’Autriche :

Que le château ait influencé plusieurs sites royaux, cela ne fait aucun doute. On retrouve en effet ici ou là des imitations serviles du palais français, et d’abord de ses jardins. Pensé par André Le Nostre pour Versailles (puis Marly) sur un plan géométrique, avec de longues perspectives (le plus souvent soulignées par un grand canal), ménageant des dégagements agrémentés de bosquets, le jardin « à la française » est un modèle qui fut repris dans l’Europe entière jusque dans les années 1760 (Da Vinda, 2009 : 294).

Parmi ceux qui ont imité

imitation de la France pour bâtir Sans-Souci à Postdam; notons aussi Pierre le Grand de Russie qui, après une visite en 1717, s’est inspiré de Versailles pour donner un caractère occidental à sa capitale, Saint-Pétersbourg; et, finalement, Pierre-Charles L’Enfant s’est aussi intéressé à Versailles pour dessiner les plans de la capitale des États-Unis, Washington, en 1791 (Da Vinda, 2009 : 296).

Figure 1.3 Veüe et perspective de l’Entrée du Trianon de Versailles, s.d.

(Antoine Aveline, Collection de Vinck, Bibliothèque nationale de France (via gallica.bnf.fr), IFN-6942268, sans restriction pour des visées non commerciales.)

Versailles ne représente pas seulement les goûts de Louis XIV. La ville s’avère une représentation symbolique des ambitions, des grandeurs et des richesses de la nation française (Tiberghien, 2006 : 91). Cet esprit de confection ou cette capacité d’encodage est à l’origine de l’imitation d’autres monarques. Cela revient à la théorie du désir mimétique. D’ailleurs, le principe de l’imitation du supérieur ou, dans ce cas-ci, entre supérieurs, s’exprime parfaitement et engendre un processus de désir qui déferle jusque vers les classes inférieures :

À Constantinople, sous les empereurs byzantins, « la cour regarde le prince, dit Baudrillart dans son Histoire du luxe; la ville regarde la cour pour s’y conformer; le pauvre tourne sa vue vers le riche et veut avoir sa part de luxe ». Il en est de même en France sous Louis XIV. […] Ce qui mérite d’être signalé, c’est la force du penchant à singer le supérieur hiérarchique, et la rapidité avec laquelle en tout temps ce penchant s’est satisfait à la moindre éclaircie de prospérité (Tarde, 1890 : 243).

Cette mécanique se voit très bien dans le cas de Versailles et de Vienne qui constituent des symboles-construits à reproduire autant intellectuellement que matériellement. En effet, l’esprit fondateur et la valorisation exercés dans les deux villes se voient par l’architecture, les infrastructures, mais aussi par les manières d’être et de penser de leurs habitants. En lien avec le rôle de la noblesse, Tarde (1890 : 247-248) souligne :

Le principal rôle d’une noblesse, sa marque distinctive, c’est son caractère initiateur sinon inventif. L’invention peut partir des plus bas rangs du peuple; mais, pour la répandre, il faut une cime sociale en haut relief, sorte de château-d’eau social d’où la cascade continue de l’imitation doit descendre.

Une ville statuée comme étant une capitale nationale contribue à satisfaite un besoin social au même titre, selon Tarde (1890 : 65), que l’obélisque égyptien l’est. Dans les deux cas, il ne s’agit pas d’un besoin naturel d’habitation, puisqu’il faudrait simplement se satisfaire d’un toit sur la tête. Il est bel et bien mention d’un besoin social, car une expression collective

s’affiche en lien avec la supériorité, d’où la capitale comme symbole de primauté17. C’est d’ailleurs dans la capitale que niche l’élite. Le citadin normal admirera l’aristocrate (noble) ou le bourgeois et, au même titre, le paysan admirera le citadin. La capitale possède alors un effet d’attraction au même titre que l’élite en place. Une fascination s’en dégage et s’inscrit dans un désir pouvant entraîner l’imitation. Pour résumer, Tarde (1890 : 164) nous fait part de ceci :

«C’est par des concours ou des concurrences de désirs, de besoins, que les sociétés fonctionnent ».

Dans la rivalité entre Versailles et Vienne, le désir du roi Louis XIV a été imité par Léopold Ier. Bien qu’une rivalité soit palpable, Léopold Ier n’a aucun intérêt à forcer une guerre armée pour s’accaparer simplement de Versailles18. Il est mieux pour lui de miser sur la substitution afin de rendre Vienne comparable et de susciter son admiration en Europe. En considérant les gravures et les plans rattachés à chacune des villes (voir les figures 1.4 et 1.5, p. 37-38), nous constatons la même idée d’une place centrale dominante volontairement délimitée par un périmètre dans un but de valorisation (assurément, ce cœur renferme les châteaux). De plus, l’aménagement des rues et des divers espaces mariant les édifices, les fontaines et les jardins complète l’embellissement selon une prérogative géométrique en accord avec la perception de la ville jugée idéale par l’élite en place. Bien que l’imitation soit apparente, il n’en demeure pas moins que Versailles et Vienne ne sont pas totalement identiques. Chacune possède des attributs culturels distinctifs via une appropriation de ce qui est créé pour faire sien et se démarquer de l’autre (telle l’idée d’une amélioration du produit

17 Ceci entre en accord avec les propos de Tarde (1890 : 254), non pas en lien avec Versailles, mais par rapport à Paris, la capitale nationale française : « L’Himalaya de la France, c’est Paris. Paris trône royalement, orientalement, sur la province, plus que n’a jamais trôné assurément la cour sur la ville ».

18 Jeroen Duindam (2003 : 290), dans Vienna and Versailles. The Courts of Europe’s Dynastic Rivals, 1550-1780, renchérit notre propos en affirmant : « In this battle of images, Leopold’s chances were decidedly more favourable than they would have been in the case of open military competition ».

original ou modèle qui permet d’argumenter sur les différences). Il y a certes une influence de Louis XIV sur Léopold Ier, mais cette situation entraîne une contrainte attribuée à la rivalité même (double bind). En poursuivant cette comparaison, les représentations des deux villes (voir figure 1.4, p. 37) font apparaître des divergences au niveau de l’architecture dont certains édifices possèdent des flèches pour l’une (Vienne) alors que ce constat est absent chez l’autre (Versailles). S’ajoute une réalité géographique distinctive, soit un milieu aplani pour l’une (Versailles) par rapport à un terrain accidenté pour l’autre (Vienne). Par cet exercice, nous concevons que l’imitation n’entraîne pas obligatoirement un copiage parfait de l’objet-substitut à partir de l’objet-modèle. Il s’agit de combler le désir mimétique qui peut se satisfaire d’un objet analogue.

Le cas Versailles-Vienne est intéressant, car il expose la complexité entourant la fondation d’une ville capable de devenir un objet de désir à travers une rivalité non uniquement violente. Des raisons artistiques, culturelles, économiques et politiques notamment se mêlent pour créer cette dynamique sociale. L’invention d’Ottawa, en utilisant le terme de Tarde, renferme aussi cette complexité et mérite une analyse en ce sens.

Figure 1.4 Versailles et Vienne en aperçu.

Vuë générale de la Ville de Vienne, 1760.

(Chez Daumont, Choix de vues d’optique des villes, XVIIIe et XIXe siècles …, Bibliothèque nationale de France (via gallica.bnf. fr), IFN- 6949322, sans restriction pour des visées non commerciales.)

Veüe générale de la ville et du château de Versailles du côté jardin, 1793.

(Pierre Jean, Collection de Vinck, Bibliothèque nationale de France (via gallica.bnf.fr), IFN- 6944151, sans restriction pour des visées non commerciales.)

Plan de la ville et des faubourgs de Vienne, 17--.

(s.n., registre B – documents cartographi-ques, 00187, Bibliothèque nationale de France (via gallica.bnf.fr), IFN-8495410, sans restriction pour des visées non com-merciales.)

Nouveau plan de Versailles et de Marly avec les environs, 1724.

(Gaspard Baillieul, Collection d’Anville, 00832B, Bibliothèque nationale de France (via gallica.bnf.fr), IFN-7711281, sans restriction pour des visées non commerciales.)

Figure 1.5 Plans de Versailles et de Vienne.