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CHAPITRE 1 SUSCITER LE DÉSIR

1.2 Vers l’imitation

Au cours de l’histoire, l’humain s’est approprié la nature non seulement physiquement, mais surtout intellectuellement. Pour comprendre le monde dans lequel il évolue, l’humain se l’est représenté (Foucault, 1966 : 60-91). À l’origine de ce processus, sa compréhension était limitée et ce qu’il n’était en mesure de comprendre pouvait l’être grâce à des dieux et des influences métaphysiques :

Cette perpétuelle peur, qui accompagne toujours l’ignorance des causes par le genre humain, comme s’il était dans les ténèbres, doit nécessairement avoir un objet. Par conséquent, quand rien n’est visible, rien ne peut être tenu responsable de la bonne ou de la mauvaise fortune, sauf quelque force ou agent invisible (Hobbes, 2000[1651] : 201).

De là proviennent les mythes et les symboles qui égayent les cultures humaines. Au fur et à mesure du temps, l’humain a su développer ses techniques et ses modes de connaissance pour se détacher des explications abstraites et tendre vers des logiques rationnelles. Or, l’élaboration des distinctions de ce qui se veut visible et invisible est issue de comparaisons et de jeux de représentation. L’humain s’est approprié la nature en l’identifiant au préalable et en lui accolant des qualificatifs permettant la catégorisation. Catégoriser suppose la comparaison entre deux objets pour vérifier leur degré de similitude ou de différence. Ainsi, nous comparons ce qui se passe à ce que nous avons déjà entrevu afin de classer ou cataloguer la nouvelle réalité dans la logique humaine des choses. Michel Foucault (1966 : 32-40), dans Les mots et les choses, prend soin de justifier cette tendance en définissant quatre similitudes utiles à la comparaison et, par la même occasion, à la représentation. Il s’agit de la convenance (convenientia), entrant dans le principe du voisinage ou de la parenté entre deux choses; de l’émulation (aemulatio),

proche de la première, mais dont le processus de comparaison est axé sur un esprit de compétition qui porte à égaler les choses; de l’analogie, combinant les deux premières et stipulant qu’il y a ressemblance à travers l’espace et création de liens comparatifs (sont analogues sans être identiques); et, finalement, de la sympathie, tenant lieu de lien avec la mobilité comme qualité intrinsèque (entre autres, la lourdeur versus la légèreté). Outre le langage parlé et écrit, la représentation s’exprime aussi par des fabrications humaines autres, artistiques ou non, tels que des fresques, des monuments, des repères, des architectures particulières, etc. qui agissent comme de véritables signes, c’est-à-dire des indices qui permettent de deviner ce qui en découle. Les signes se veulent en étroite relation avec les symboles qui résument en peu de mots ou en une simple représentation visuelle le sens donné à leur utilisation (Foucault, 1966 : 72-77). Signe et symbole sont des fruits du langage lui-même, soit le résultat du développement intellectuel de l’humain dans sa quête de devenir propriétaire de son environnement, de son habitat, c’est-à-dire la nature.

Ce jeu de la pensée encourage les états d’âme et l’appréciation ou la négation de ce qui est perceptible par les sens. La notion du beau et du laid, selon Hegel (Bénard, 1852 : 2), se comprend alors, puisque c’est à partir du contact avec la nature que l’humain a développé ses goûts. Le beau se comprend par l’esthétisme faisant référence à ce qui est convoité et désiré (Bénard, 1852 : 2-3). L’émotion prend ainsi une place prépondérante dans la logique humaine générant le merveilleux. Jules S. Lesage (1902 : 24), dans Théorie du “merveilleux” dans la littérature française et canadienne, précise que c’est par la grandeur de la nature, comportant des paysages attirants, que le merveilleux s’exprime à travers des créations artistiques et

littéraires évoluant selon la culture; culture s’apparentant à un réservoir qui contient les comparaisons, les imaginations et les représentations de l’espace et du temps.

L’humain ne conçoit donc pas uniquement la nature comme un espace de ressources utiles à l’activité économique ou à la simple satisfaction des besoins. Il existe une dimension anthropologique de départ qui établit le premier contact avec celle-ci, pour ensuite tomber dans l’appropriation du lieu désiré et finalement tendre vers l’exploitation-occupation (Beaudet et Domon, 2003 : 65-66; Gagnon, 2004 : 6). Cette dimension qui recoupe la sensibilité rejoint l’idée d’une influence de l’art dans l’activité humaine et, conséquemment, permet de faire le lien avec le courant romantique.

Tous ces jeux de comparaison, de représentation, du beau, du merveilleux, etc. émergent de l’esprit humain. Or, cette volonté de création s’avère complexe. Selon Gabriel Tarde (1890), dans Les lois de l’imitation, l’humain est à la fois inventeur (découvreur) et imitateur. Dans l’imitation s’inscrit la répétition comme nous pouvons le constater à travers cet exemple :

[La découverte de l’Amérique] […] a été imitée en ce sens que le premier voyage d’Europe en Amérique, imaginé et exécuté par Colomb, a été refait un nombre toujours croissant de fois par d’autres navires avec des variations dont chacune a été une petite découverte, greffée sur celle du grand Génois, et a eu à son tour des imitateurs (Tarde, 1890 : 22).

L’explication donnée à la découverte de l’Amérique suppose un effet d’entraînement nommé imitation-mode (Tarde, 1890 : 270 et 277). Du Christophe Colomb d’origine, d’autres se montrent à leur tour pour réaliser leur découverte. Toutefois, l’idée des voyages dans des contrées inconnues n’est cependant pas une mode en soi. En effet, cette imitation tient son

origine d’un fait passé pour tendre vers une imitation-coutume qui, au sens de Tarde (1890 : 270 et 277), s’apparente à la comparaison entre les Grandes Découvertes et les récits d’Homère au sujet d’Ulysse parcourant le monde caché. L’idée de la découverte ne proviendrait donc pas de Christophe Colomb, mais de l’époque grecque qui, comme une roche tombée dans l’eau, fait sentir son onde plusieurs siècles plus tard. D’ailleurs, ces premiers grands voyages transatlantiques ont été effectués durant la Renaissance qui se veut une période de renouveau aux points de vue artistique, intellectuel et scientifique se référant aux idées de l’Antiquité (Battisti, Chomarat, Marjolin et Meyer, 2012 : s.p.).

Tarde (1890 : 224-225) précise que l’imitation : « marche du dedans de l’homme au dehors ». Cela revient à dire qu’à l’intérieur de l’humain existent des aspirations qui l’insistent à agir et se calquent sur les propos des théoriciens cités auparavant. L’humain, dit social, vit en groupe et, par conséquent, côtoie ses semblables. Tarde (1890 : 258) parle alors d’une autre dynamique de l’imitation en lien avec cette socialisation, soit : « [l’] imitation du supérieur par l’inférieur». Il peut s’agir de cas où des individus d’un même contexte social en voient d’autres possédant des biens ou des avantages faisant d’eux des privilégiés ou plutôt s’agir de cas plus facilement envisageables, c’est-à-dire des individus issus d’un contexte défavorable (classe inférieure) enviant ceux d’un contexte favorable en vertu, entre autres, d’une hiérarchie (classe supérieure) (Tarde, 1890 : 258-263).

Par la force des choses, nous revenons à Foucault (1966), puisque l’imitation s’enracine dans la comparaison entre les humains. Ces comparaisons tiennent compte de leurs aspirations ayant pour synonyme les désirs. René Girard (1972 : 216-217), dans La violence et le sacré,

complète la théorie de Tarde en introduisant la notion de désir mimétique. Suivant cette idée, il y a éclosion d’une rivalité lorsqu’un individu désire ce qu’un autre possède. La rivalité suppose une violence réciproque :

Le mécanisme de la violence réciproque peut se décrire comme un cercle vicieux […].

On peut définir ce cercle en termes de vengeance et de représailles. […] Chacun se prépare contre l’agression probable du voisin et interprète ses préparatifs comme la confirmation de ses tendances agressives(Girard, 1972 : 124-125).

La violence n’a pas besoin d’être d’une extrême férocité. Elle s’apparente à la concurrence, à la jalousie, à l’opposition et se maintient en vie peu importe le dénouement. Le désir mimétique s’inscrit directement dans l’humain désireux dont le sujet de convoitise imite le désir (Girard, 1972 : 251). Lorsqu’une tierce partie entre en jeu, la confrontation devient inévitable.

À la base, c’est la croyance (coutume) ou le désir (mode) qui est imité, qui forme la substance et la force (Tarde, 1890 : 163-164). Lorsque le désir s’amenuise, la croyance se renforce. Autrement dit, la société s’enrichit de croyances par ses institutions qui se maintiennent. Le véritable objet du désir semble donc être la croyance, puisqu’elle crée des certitudes sur lesquelles les individus portent foi. Or, la base de la croyance s’affiche par le désir qui, s’il est suffisamment fort, s’enracinera dans l’esprit des gens tel un métal ardent et, comme dit plutôt, s’amenuisera en intensité pour finalement durcir en croyance.

Pour mieux illustrer l’ensemble des éléments théoriques que nous venons de présenter, utilisons le schéma suivant :

Le désir modèle est exprimé par le sujet 1 pour l’objet. Le désir mimétique (désir imité) s’exprime par imitation au désir modèle qui s’ancre dans les pensées du sujet 2. Le sujet 2 désire l’objet au même titre que le sujet 1, ce qui entraîne une rivalité. Puisqu’un seul des deux peut s’accaparer l’objet, cela signifie que le rapport est de type gagnant-perdant. Le perdant, ne pouvant posséder l’objet issu de la rivalité, tentera alors de répondre à son désir par un objet de substitution ressemblant à l’objet original ou modèle. Dans le cas présent, nous avons donné la victoire au sujet 1, mais il aurait été possible d’accorder ce gain au sujet 2. Conséquemment, le sujet 1 aurait été obligé de se trouver un objet de substitution.

Le désir provient de l’intériorité de l’individu. Or, il est aussi le fruit d’une extériorité intériorisée (Tarde, 1890 : 49-50 et 228). Cela signifie que des influences extérieures viennent

Sujet 1 Sujet 2

Objet Rivalité

Gagnant Sujet 1

Perdant Sujet 2

Objet de substitution Désir

modèle

Désir imité Mimétisme

Figure 1.1 Schéma conceptuel du désir mimétique. (Inspiré de Tarde, 1890 et de Girard, 1972.)

affecter ses désirs (notamment en lien avec l’influence du supérieur). Pour résumer, ce qu’un individu désire a des chances de répondre aux désirs d’un autre. De plus, les influences extérieures peuvent avoir un effet d’intériorisation plus important si elles génèrent chez l’individu un désir ou servent à combler des besoins (en accord avec la subsistance existentielle et sociale). Mais, en même temps, l’individu veut se démarquer de l’autre afin d’afficher sa propre initiative. Cette contradiction anime les relations sociales et provoque une compétition voire une rivalité (bref, désirer ce que l’autre désire, mais qui se veut en même temps un désir adverse à cause de la présence de l’autre entrant dans le «double bind» de Girard (1972 : 219-220) ou le « duel logique » de Tarde (1890 : 173-177)). Malgré la défaite, le perdant maintiendra sa position et ira, comme déjà dit, vers l’objet de substitution. Le gagnant, pour sa part, se sentira grandi. Son désir étant comblé, il se tournera vers un autre qui se manifestera.

Ainsi de suite, le cycle du désir mimétique se recrée.

Lorsqu’il s’agit de groupes, cette logique n’est pas différente. La confrontation, voire la rivalité, est multipliée entre les individus en cause et peut engendrer une guerre sanglante. Pour éviter les pertes excessives, diverses stratégies peuvent être élaborées, allant même jusqu’au compromis pour partager l’objet de désir (si réellement possible). Sinon, un sacrifice sera fait afin de tendre vers un objet de substitution (Girard, 1972 : 154). Pour compliquer les choses, l’objet idéalisé peut entrer en compétition avec l’objet-substitut, donnant de ce fait une forme plus tangible à la rivalité entre sujets.