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Obstacles liés à la clientèle assurée et aux modes de distribution

340. L'européanisation limitée du secteur des assurances réside également dans la faible appétence

des preneurs des produits et services d'assurance pour une offre transfrontalière. La souscription des contrats d'assurance repose sur une relation de proximité et de confiance. L'hétérogénéité des différentes législations nationales constitue un frein à l'extension du concept européen des marchés d'assurance dans l'esprit de la clientèle assurée. En outre, la plupart des assurés européens ne connaissent pas l'offre d’assurance à laquelle ils pourraient avoir accès au-delà des frontières de leur pays, et ne ressentent souvent pas le besoin de la connaître. Tant qu'ils n'ont pas eu de réelles difficultés avec leur compagnie d'assurance, ils n'ont a priori aucune raison d'en changer et encore

531C. J. Berr, Réflexions autour de la notion de marché unique de l'assurance, loc. cit., p. 5.

532Comm. CE., communiqué de presse, rapport relatif au droit des contrats d'assurance européenne, Bruxelles, 27 février 2014, IP 14/194.

moins pour faire appel à un assureur étranger533. Du côté des opérateurs d'assurance, les différences de langue et de culture, les préférences personnelles et les règles de protection des consommateurs constituent également des obstacles très importants dans la conquête de l'appétence des clients potentiels de l'ensemble des États membres de l'UE. À ce propos, selon la Commission européenne, peu nombreux sont les clients qui achètent des produits d'assurance dans d'autres pays que le leur. À peine 0,6 % de l'ensemble des polices d'assurance automobile et 2,8 % des polices d'assurance dommages aux biens sont proposées sur une base transfrontière534.

341. L'extension limitée du marché européen d'assurance se heurte également aux traditions de

distribution établies à l'intérieur des pays membres de l'UE. En effet, les cadres réglementaires nationaux peuvent favoriser davantage certains circuits de distribution que d'autres. La prédominance de certains réseaux de distribution, tels que les agents généraux exclusifs, constitue à elle seule une barrière à l'entrée et à l'extension des marchés européens d'assurance. Par conséquent, cela contribue à conserver au marché une dimension géographique à caractère essentiellement national535.

342. Cette situation explique bien aujourd'hui pourquoi l'implantation dans d'autres pays d'Europe

sous forme de succursales et au titre de la liberté d'établissement est limitée. Selon le Conseil de la concurrence, les difficultés rencontrées par les succursales de sociétés d’assurance étrangères pour s’implanter sur le marché français de l’assurance des risques de masse peuvent s’expliquer par les caractéristiques d’une distribution dominée par la forte présence des agents généraux et des bancassureurs536.

343. Pour faire face à ce défi réglementaire et structurel, les grands opérateurs d'assurance

souhaitant fournir leurs produits et services d'assurance sur le territoire des autres pays membres ont souvent recours à des opérations d'acquisition des filiales par le biais d'achat direct des sociétés ou des structures déjà opérationnelles sur le marché537. Cela explique également le fort mouvement des opérations de concentrations au niveau national et européen.

344. Par ailleurs, avant de terminer, il faut indiquer que du point de vue du droit de la concurrence, 533G. de la Martinière, « Marché européen de l'assurance, les défis de l'après 2005 », loc. cit., p. 224.

534Comm. UE., communiqué de presse, rapport relatif au droit des contrats d'assurance européenne, préc.

535Cf., J. Finsinger, « L'intégration des marchés de l'assurance », Rev. Éco. Fin., N° 9, 1989, L'assurance européenne : la grande transformation, p. 253.

536Cons. Conc. Avis, n° 98-A-03, préc., pt. 26.

ces barrières juridiques et structurelles n'ont pas empêché la CJUE de considérer que certains comportements des entreprises nationales d'assurance seraient susceptibles de porter atteinte sur le marché d'assurance au niveau européen, puisqu'elles peuvent, tout simplement, constituer des barrière à l'entrée des marchés d'assurance des entreprises appartenant à d'autres États membres.

345. À cet égard, on peut retenir, en raison de son importance sur cette question, l'affaire Manfredi.

Lors de celle-ci, la CJUE s'est interrogée sur une question préjudicielle posée par des juridictions italiennes afin de savoir si une entente anticoncurrentielle affectant le marché d'assurance au niveau national peut constituer une entrave aux conditions de concurrence au niveau européen. La Cour a affirmé que ces pratiques portaient atteinte sur le marché européen de l'assurance dans la mesure où elles pouvaient constituer des entraves à l'entrée sur le marché face aux autres opérateurs appartenant à l'Union européenne538. De la même manière, dans une autre décision concernant une recommandation d'augmentation des primes d'assurance au niveau nationale, la Cour a indiqué que même limitée au territoire d'un État membre, une recommandation d'une association d'assurances prescrivant une augmentation générale et linéaire des primes est susceptible d'affecter le commerce entre les États membres, et avoir une répercussion sur la situation d'assurances étrangères qui seraient capables d'offrir un service plus compétitif. De ce fait, la recommandation tend à rendre plus difficile l'accès au marché national concerné539.

346. L’Autorité de la concurrence, même si elle a indiqué dans son avis de 1998 et dans différentes

décisions relatives à des opérations de concentration540 que les marchés d'assurance appartenant à la catégorie des « risques de masse » sont des marchés nationaux, il a également rappelé dans le même avis qu'il résulte du régime de la licence unique que « tout contrat d'assurance proposé en un point

de l'Union européenne devrait pouvoir être proposé dans les autres États membres (...) »541. Cette considération a été confirmée dans un autre avis en 2003542.

538CJCE, 13 juillet 2006, Vincenzo Manfredi contre Lloyd Adriatico Assicurazioni SpA (c-295/04) Antonio Cannito

contre Fondiaria Sai SpA (C-296/04) et Nicolo Tricarico (C-297/04) et Pasqualina Murgolo (C- 298/04) c/ Assitalia SpA, pt. 33, RJ. 2006, p.I-06619., pt. 37 à 52.

539CJCE., 27 janvier 1987, aff. 45/85, Verband der Sachversicherer e.V. contre Commission des Communautés

européennes, préc.

540ADLC., déc., n° 15-DCC-16, 25 février 2015, pt. 13, préc. ; ADLC., déc., n° 14-DCC-161, 5 novembre 2014, pt. 12, préc.

541Cons. Conc. Avis, n° 98-A-03, préc.

542Cons. Conc. Avis, n° 03-A-19, 17 novembre 2003, relatif à une demande de la Fédération française des courtiers d'assurances et de réassurances portant sur les conditions de négociation des contrats de coassurance des risques industriels.

Conclusion du chapitre :

347. Donc, pour conclure, plusieurs barrières d'ordre réglementaire et structurelle existant encore au

sein des pays membres de l'UE empêchent de valider l'achèvement de la construction du marché européen de l'assurance. Nombreux travaux restent à réaliser dans l'avenir. Mais, selon les autorités de concurrence, nationale et européenne, le fait que les entreprises étrangères appartenant aux autres pays membres de l'UE aient désormais la possibilité de fournir leurs prestations et services sur le territoire européen serait-il suffisant pour attribuer désormais au marché une dimension européenne au moins en matière concurrentielle. Si le concept du marché unique de l'assurance se révèle bien dénué de signification positive du point de vue juridique543, du point de vue économique, l'ouverture du marché d'assurance à la concurrence au niveau européen peut être soutenue. Le mouvement de globalisation de l'économie, favorisé par la déréglementation et les technologies de l'information, pousse à l'européanisation et plus généralement à l'internationalisation des marchés d'assurance. Celle-ci est aussi accélérée par l'émergence de grands groupes financiers, spécialisés dans l'assurance ou offrant des services diversifiés, qui disposent de larges réseaux en voie d'intégration, susceptibles de déplacer facilement les centres de décision et de gestion544.

348. En outre, cette ouverture peut également être soutenue par la globalisation des nouvelles

méthodes de distribution utilisant l'internet réglementées par les lois relatives aux marchés électroniques. En effet, pour un nombre non négligeable d'utilisateurs des services d'assurance, les démarches traditionnelles de procuration des offres d'assurance apparaissent dépassées.

543F. Loheac, « Le marché unique de l'assurance, opportunités, limites et perspectives », loc. cit., p. 597 ; G. de la Martinière, « Marché européen de l'assurance, les défis de l'après 2005 », loc. cit., p. 222.

Conclusion du titre :

349. Dans la démarche de la définition du secteur des assurances soumis au droit de la concurrence,

la détermination des différents marchés matériels et géographiques d'assurance demeure primordiale. À cet égard, la démarche semble-t-elle influencée par diverses normes d'ordre juridique, économique et politique intervenant dans l'élaboration et la commercialisation des produits et services d'assurance. Aujourd'hui, si les normes juridiques gouvernent la détermination des marchés matériels et géographiques des différents produits et services de branches et sous-branches d'assurance, le pragmatisme des opérateurs d'assurance dans la personnalisation de ces produits et services affecte de manière tentaculaire la dimension matérielle et géographique des différents marchés d'assurance en matière concurrentielle.

350. Assurances de dommages et assurances de personnes ou assurances vie et assurances non-vie

contiennent différentes branches de produits et services d'assurance pouvant se diversifier en plusieurs sous-branches selon l'offre et la demande. De la même manière, celles-ci peuvent se personnaliser collectivement au profit d'un groupe d'assurés ou individuellement pour chaque assuré. Par conséquent, le secteur des assurances apparaît être composé d'un ensemble des marchés d'assurance résultant de l'ensemble des produits et services relatifs aux différentes branches et sous-branches d'assurance.

351. Il reste une problématique liée à la détermination de la dimension géographique des différents

marchés d'assurance liées aux différents produits et services des branches et sous-branches d'assurance. À cet égard, il résulte de la pratique et de la nature de l'activité que certains produits et services d'assurance sont de dimension local, régional ou national mais d'autres revêtissent une dimension internationale. Le processus de construction européenne du marché unique de l'assurance semble animer un débat spécifique lié à la détermination de la dimension géographique des différents marchés d'assurance ouverts à la concurrence. Alors que les différents produits et services des branches et sous-branches d'assurance sont théoriquement susceptibles d'être proposés et souscrits dans l'ensemble des pays membres de l'UE, les marchés d'assurance liés aux risques dits de « masse » conservent toujours leur dimension nationale. La divergence des réglementations nationales des États membres nous interdit de se prétendre à une dimension européenne des

marchés dans ce domaine. C'est seulement les marchés d'assurance couvrant les grands risques ou les risques d'entreprises qui ont pu profiter de l'ouverture du marché unique de l'assurance. Ce succès s'explique par le caractère international de ces risques et de leur couverture. L'ouverture du marché unique de l'assurance était l'occasion pour faciliter l'exercice des activités des entités d'assurance opérant dans ce domaine et sans se soucier des contraintes liées aux exigences des autorités de contrôle ou de la réglementation des différents pays de l'UE.

Conclusion de la première partie

352. Pour conclure la première partie, on constate que depuis la déclaration de la jurisprudence de la

soumission du secteur des assurances aux règles de concurrence, la question de la détermination de ce secteur est dans une phase critique et mouvante sur le plan matériel et géographique.

353. À cet égard, la diversité des produits et services d'assurance, des techniques utilisées et des

opérateurs d'assurance constituent des obstacles à la mise en place d'une définition unique du secteur. Cependant, l'ensemble des définitions de l'assurance (contrat, activité ou opération) présenté au cas par cas et selon les espèces participent collectivement dans la détermination de la notion du secteur des assurances soumis au droit de la concurrence.

354. Toutefois, la question de la soumission de tous les opérateurs ou organismes proposant des

produits et services d'assurance aux règles du droit de la concurrence présente une difficulté spécifique liée à la nature et à l'objet de certains opérateurs et leurs prestations. Ce sont surtout les organismes assureurs relevant du système de la protection sociale qui rendent la mission assez délicate. À cet égard, la soumission progressive du secteur des assurances aux règles de concurrence aurait contribué à enlever les frontières juridiques et politiques établissant une différence de traitement entre compagnies d'assurance, mutuelle et institution de prévoyance. Au simple critère subjectif, fondé sur la mode de fonctionnement, utilisé en 1991, s'ajoute désormais un critère objectif fondé sur la concurrence sur le marché exercée par les sociétés d'assurance. La Cour de justice, influencée par le droit de la concurrence qui est considéré comme un pilier fondamentale pour l'UE et ses États-membres545, montre, tout en tentant de conserver en aval les avantages sociaux résultant des régimes relevant de la protection sociale, un engagement pour soumettre, en amont, ces différentes activités au règles du droit de la concurrence. Pourtant, la soumission des assurances relevant du système de la Sécurité sociale aux règles de concurrence demeure une question relevant de la volonté des autorités compétentes des États membres de l'UE.

355. Par ailleurs, la détermination matérielle et géographique du secteur des assurances présente un 545Le droit de la concurrence au niveau national n'a jamais été considéré comme droit ayant une valeur constitutionnel. Seules les liberté du commerce et de l'industrie et celle d'entreprendre, regroupées sous le terme « libertés économiques » sont considérées comme ayant une valeur constitutionnelle : Cf., E. Claudel, « Droit de la concurrence et contrôle de constitutionnalité : de rares rencontres », RTD com. 2015. 697 ; Au niveau européen la question reste sans réponse. Mais le rôle que joue le droit européen de la concurrence dans l'ouverture et l'organisation du marché intérieur de l'UE fait que ce droit peut s'attribuer une valeur constitutionnel.

aspect particulier vis-à-vis d'autres secteurs d'activité. Depuis les années 2000, afin de faire face à l'ouverture du secteur des assurances au niveau européen, de fidéliser le maximum possible des clients assurés et de conquérir de nouveaux clients, de nouvelles approches de la clientèle se sont développées. Pour s'adapter aux évolutions de la demande, les opérateurs d'assurance ont mis en place de multiples offres de produits et services d'assurance avec des réponses toujours plus pointues et en phase avec les attentes d'un seul ou de plusieurs clients. Désormais les offres sont proposées et présentées souvent sous diverses formes et de manière personnelle.

356. Ainsi, malgré la réglementation de la commercialisation des produits et services d'assurance en

branche et sous branche et l'ouverture européenne propre au secteur des assurances, plusieurs marchés d'assurances matériels et géographiques peuvent être envisagés au sein de même branche ou sous branche. Cela aura pour conséquence que la substituabilité du côté de l’offre ou de la demande peut être altérée d'un organisme à l'autre et d'un secteur géographique à un autre. La délimitation du marché pertinent reste particulier au niveau des sous-branches en raison de la différence des caractéristiques des produits, des risques couverts et de la clientèle et de la variation des primes résultant de cette différence.

357. Si la délimitation du secteur des assurances soumis au droit de la concurrence pose des

difficultés liées à ses spécificités, à son tour, l'application du droit de la concurrence dans le domaine de l'assurance, comme on le verra dans la deuxième partie, est régulièrement influencée par ces différents aspects spécifiques de ce secteur.