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Section II-La qualification des opérateurs d'assurance à caractère social

A- Le critère du marché (la contrepartie?)

174. Il est tout à fait légitime de retenir le marché comme critère essentiel de qualification en droit

de la concurrence. Selon les principes d'analyse de ce dernier, la définition du marché est souvent recherchée en aval dans l'objectif de déterminer le champ d'application matériel et géographique des règles relatives aux infractions anticoncurrentielles, comme les ententes et les abus de position dominante. Cependant, dans certains cas, le marché peut apparaître en amont un critère utile dans la détermination de la notion d'entreprise. Ainsi, certains auteurs affirment ouvertement « Pas de

285Mme. Drigez sur ce point fait la distinction entre deux définition de l'entreprise : l'une est négative et l'autre est positive : v., L. Driguez, op. cit., p. 247 et s.

marché, pas de droit du marché »286.

175. Dès les années 80, la jurisprudence européenne287 comme nationale288 a pu se référer à l'action sur le marché pour définir la notion d'entreprise. Le secteur des professions libérales en est un exemple révélateur289. D'ailleurs, l'importance de ce critère dans le secteur des assurances pourrait être soutenue dans le contexte du marché intérieur européen d'assurance. En effet, depuis la mise en place des trois générations des directives européennes relatives à l'assurance vie et non vie290, et le secteur fait l'objet d'une évolution particulièrement remarquable. Surtout, le champ d'application des directives est déterminé en énumérant les différentes branches d'assurance ouvertes aux libertés d'établissement et de prestation de services. Dans cet objectif, l'annexe de la première directive n° 73/239 « assurance non vie » et les articles 1 et 2 de celle n° 79/267 « assurance vie » déterminent les différentes branches d'assurance auxquelles elles sont applicables.

176. Ces directives ont en effet inscrit le principe de mise en concurrence au sein du marché

intérieur des trois principaux acteurs du secteur des assurances : les sociétés d'assurance, les institutions paritaires et enfin les mutuelles. Les libertés d'établissement et de prestation des services d'assurance sont donc opérées en Europe en considération des branches d'assurance « marchés en cause ». Toutefois, il est à noter que Sociétés d'assurance, Mutuelles et Institutions de prévoyance interviennent en tant que concurrents seulement sur les « marchés » de la prévoyance et de l'assurance vieillesse complémentaire291. Ainsi, en se basant sur le critère du marché, de nombreuses contestations ont été soulevées afin de condamner et d'annuler des monopoles de certains régimes d'assurance établis dans certains pays de l'Union européenne292. Cependant, il faut indiquer que sur ce sujet, les directives européennes concernées ont exclu certains organismes ou activités de leur

286C. Lucas De Leyssac et G. Parleani, Doit du marché, Paris, PUF, 2002, coll., « Thémis droit privé », p. 185.

287CJCE, 31 janvier 1984, aff. 286/82, Luisi et Carbone, Rec., p. 377, pt. 16 ; CJCE, 16 juin 1987, aff.118/85,

Commission c/Italie, Rec., p. 2599 ; CJCE, 4 octobre 1991, aff. C158/96, Socitéy for protection of Unborn Children Ireland,Rec., p. I-4685, pt. 18.

288Par exemple : Cass. Com., 18 mai 1999, BOCCRF, 22 juin 1999, p. 327 ; Cons. Conc. Déc., 91-D-43, 22 octobre 2001, relative aux honoraires des chirurgiens : « La confrontation des ordres de (…) services et des demandes

émanant des patients donne lieu à la création d'un marché. (…) dès lors les membres du corps médical, pour ce qui est de leur comportement d'acteurs sur le marché des soins, se trouvent bien dans la situation de l'entreprise »,

Paris, 29 juin 1999, BOCCRF, 27 juillet 1999 ; Cons. Conc. Déc., 98-D-25, 17 mars 1998, relative à des pratiques mises en œuvre dans le domaine de la biologie médicale, BOCCRF, 16 juillet 1998, p. 405.

289V., par exemple les arrêts : CJCE, 18 juin 1998, aff., C-35/96, Commission c/Italie, Rec., p. I-3851 pour les expéditeurs en douane ; 19 février 2002, aff.,C-309/99, Wouters, savelbergh, Price Watrhouse Belastingadviseurs

BV, Rec., p. I-1577 pour les avocats ; décision de la Commission européenne, 7 avril 1999, JOCE, n° L 106, 23 avril

1999, p. 14 sur les Codes de conduite de l'IMA, pour les mandataires agréés auprès de l'office européen des brevets ; CJCE, 25 octobre 2001, aff., C- 475/99, Firma Ambulanz Glöckner, Rec., 2001, I-08089 pour les ambulanciers. 290Supra, note de bas de page n° 23.

291Dans ce sens v., L. Driguez, op. cit., p. 302.

292Cf., CJCE, 26 mars 1996, aff. C-238/94, Garcia c/Mutuelle de prévoyance sociale d'Aquitaine, Rec., CJCE 1996, I, p. 1673.

champ d’application, comme c'est le cas pour les organismes relevant de la Sécurité sociale293.

177. De leur côté, les autorités de concurrence ont, dans certaines affaires, utilisé tant implicitement

qu'explicitement, le marché comme critère de qualification économique d'entreprise. À cet égard, la Cour a, de façon implicite dès l'arrêt précité FFSA, adopté la qualification économique à l'égard de l’activité de CNAVMA294 dès lors que l'assurance-vieillesse complémentaire exercée par cet organisme particulier d'assurance constituait un marché sur lequel existent plusieurs opérateurs d'assurance. Tel est également le cas dans l’affaire des fonds de pension néerlandais opérant dans la branche retraite complémentaire295. Étant géré en capitalisation, les fonds de pension proposent des « produits » de retraite complémentaire comparables à ceux des compagnies d'assurance vie et ils « se trouvent ainsi en concurrence sur un même marché financier »296. La Cour de justice a ainsi implicitement considéré qu'ils constituent des entités économiques sur le marché de la retraite complémentaire. En outre, dans les affaires précitées « Albany et Brentjens » si la Cour n'évoque pas directement le critère du marché dans la qualification des organismes opérant dans l'assurance vieillesse complémentaire, il est implicitement induit de la concurrence exercée par les compagnies d'assurance sur le marché de retraite complémentaire297.

178. Parallèlement à cette référence implicite au marché, la Cour de justice n'hésite pas à utiliser

explicitement le marché comme critère de qualification de l'activité économique d'entreprise. Ainsi, dans plusieurs affaires, après avoir rappelé que dans « le contexte du droit de la concurrence (…) la

notion d'entreprise comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement », elle a itérativement défini l'activité

économique comme toute activité consistant à offrir des biens ou des services sur un marché donné298.

293Articles 2, 3 et 4 de directive 79/267.

294Caisse nationale d'assurance vieillesse mutuelle agricole.

295Les fonds de pension sont des « personnes morales destinées à mettre en œuvre des régimes de retraite

complémentaire, éventuellement d'invalidité ou de capital-décès, dans le cadre de l'entreprise ou de la branche professionnelle » : F. Durin, « Régimes surcomplémentaires et fonds de pension, Dr. Soc., n° 2/1992, p. 136.

296Cf., D. Gadbin, « Principes communautaires et régimes professionnels de retraite », contribution au colloque « concurrence et protection sociale en Europe » des 25 et 26 octobre 2001, organisé par l'Université Rennes 1, publié in P. Hassenteufel et S. Hennion-Moreau, Concurrence et protection sociale en Europe, Rennes, PU de Rennes, 2001, coll., « Res Publica », p. 320.

297Cf., L. Driguez, op. cit., p. 306.

298V., notamment, CJCE, 16 juin 1987, aff., 118/85, Commission/ Italie, préc., pt., 7 ; 19 juin 1998, aff., C-35/96,

Commission/Italie, préc., pt., 36 ; 12 septembre 2000, aff. C-180/98 à C-184/98, Pavel Pavlov e.a et Stiching Pensioenfonds Medische Specialisten, préc., pt. 75 ; 22 janvier 2002, aff. C-218/00 CISAL,, préc., pt. 23 ; 3 mars

2011, aff. c-437/09, AG2R Prévoyance contre Beaudout Père et Fils SARL, obs., F. Kessler et D. Jonin, RJS 6/2001, p. 446

179. En droit national, le Conseil de la concurrence dans une décision relative à la couverture

maladie complémentaire299 a accepté d'appliquer le droit de la concurrence aux mutuelles garantissant à titre individuel une couverture complémentaire à celle dispensée par le régime d'assurance de sécurité sociale dès lors que le marché était également exploité par des compagnies d'assurance concurrentes. Si le Conseil de la concurrence n'est pas clair dans sa référence au critère du marché, la Cour d'appel de Paris a, en confirmant la décision du conseil, conforté ce raisonnement. Elle a notamment insisté sur le fait que « les organismes mutualistes sont des acteurs

économiques (…) sur le marché du remboursement complémentaire à l'assurance maladie, où elles offrent leurs prestations aux consommateurs en même temps que des organismes de prévoyance et des sociétés d'assurance... »300.

180. La prévoyance collective complémentaire a également été considérée comme un marché

distinct sur lequel les différents opérateurs d'assurance, Sociétés d'assurance, Mutuelles et Institutions de prévoyance, sont soumis aux règles du marché. Le Conseil de la concurrence rappelle dans sa décision n° 91-D-04 que « les institutions de prévoyance (…) ont, comme les

compagnies d'assurances, une activité de services ».

181. Pour résumer, Société d'assurance, Mutuelles et Institutions de prévoyance devraient être

qualifiées d'entreprises dès lors qu'elles exercent leurs activités sur le même marché. Autrement dit, lorsqu'on peut identifier un marché sur lequel des biens et des services sont en concurrence, l'activité exercée doit être considérée comme économique et par conséquence les entités exerçant cette activité comme entreprises soumises au droit de la concurrence. Le souci apparaît à nouveau dans le contenu du critère du marché opérable dans la qualification d'entreprise. Les autorités de la concurrence nationales définissent le marché comme « le lieu théorique où se rencontrent l'offre et

la demande de produits ou services qui sont considérés par les acteurs ou les utilisateurs comme substituables entre eux, mais non substituables aux autres biens ou services offerts »301.

182. En se basant sur cette définition, une question peut se poser : dès lors que deux opérateurs

distincts fournissent des biens et des services ayant les mêmes caractères, même sans la recherche du lucre, ou dans l'objectif de la réalisation des objectifs exclusivement sociaux, existe-t-il un

299Cons. Conc. Déc., n° 91-D-04 du 29 janvier 1991 relative à certaines pratiques de groupements d'opticiens et d'organismes fournissant des prestations complémentaires à l'assurance maladie, BOCCRF du 22.01.1991, p. 59. 300CA., Paris, 5 décembre 1991, recours de M. le secrétaire général du syndicat des opticiens français indépendants

contre une décision du Conseil de la concurrence, BOCCRF, 3 janvier 1992, p. 3.

301Cons. Conc. Déc., n° 95-D-39, 30 mais 1995, relative à la location d'emplacements publicitaires, BOCCRF, 25 août, p. 343, Recueil Lamy, n° 640, comm. Sélinsky V ; CA Paris, 1er ch., 17 juin 1992, BOCCRF, 4 juillet 1992, p. 217.

marché économique et l'activité exercée par les opérateurs en cause devrait-t-elle être considérée comme économique ? Dans l'affirmative, quelle serait la qualification des organismes d'assurance relevant des régimes d'assurance de base obligatoire de la Sécurité sociale ? En matière de concurrence, une telle définition n'a, pour l'instant, été admise de façon explicite ni par les autorités européennes ni par celles françaises. Cependant, en s'arrêtant aux analyses des autorités de concurrence, on peut explicitement comprendre que le critère du marché contient l'idée de la substituabilité. Cette présomption peut être confortée par les considérants de l'arrêt relatif à l'organisme AG2R Prévoyance302. En l'espèce, cette dernière a été désignée par un accord collectif afin de gérer un régime d'assurance complémentaire des frais de soins de santé au profit du secteur de la boulangerie artisanale français. Suite à la demande des représentants des employeurs et des salariés, les pouvoirs publics ont décidé de rendre l'affiliation de toute entreprise du secteur obligatoire à l'organisme AG2R Prévoyance et sans aucune possibilité de dispense. Refusant d'y être affilié et de régler ses cotisations, M. Beaudout a été assigné par AG2R Prévoyance afin de régulariser son adhésion et de payer les cotisations en retard. Devant les juridictions compétentes ce dernier prétend que comme dans l'affaire Albany303, l'affiliation obligatoire à AG2R était contraire aux dispositions des règles du droit de la concurrence. Les juridictions compétentes après avoir montré la différence de données entre les deux affaires, ont décidé de surseoir à statuer et de porter l'affaire devant la CJUE. Devant celle-ci s'est posée la question de savoir si le régime d'assurance ainsi instauré était compatible avec les règles du droit de la concurrence. Pour répondre à la question, la Cour s'est interrogée sur la qualification de l’organisme AG2R Prévoyance selon le droit de la concurrence. À cette fin, après avoir souligné la solidarité par répartition spécifique établie au sein de l’organisme AG2R Prévoyance et sa soumission au contrôle étatique, elle a invité les autorités compétentes nationales à rechercher si des services et des prestations identiques à ceux fournis par AG2R sont fournis dans les mêmes conditions sur le marché par d'autres opérateurs d'assurance comme le prétendait M. Beaudout. Car, dans une telle hypothèse, et quand bien même AG2R Prévoyance agit à titre non lucratif et fonctionne sur le principe de solidarité, cet organisme de prévoyance peut être considérée comme entreprise304.

183. La juridiction nationale n'a malheureusement pas abordé sérieusement cette question. En effet,

la cour de cassation a refusé de qualifié AG2R comme une entreprise au motif que la CJUE a jugé en 2011 que l'affiliation obligatoire à l'organisme AG2R n'était pas contraire aux dispositions du

302CJUE, 3 mars 2011, aff. c-437/09, AG2R Prévoyance contre Beaudout Père et Fils SARL, préc.

303CJCE, 21 septembre 1999, aff. C-67/96, Albany international BV/Stichting Brdrijfspensiopnfonds, préc.

304C. Prieto et D. Bosco, Droit Européen de la concurrence, Ententes et abus de position dominante, op. cit., p. 380 ; CJCE, 3 mars 2011, aff. c-437/09, AG2R Prévoyance contre Beaudout Père et Fils SARL, préc., pt., 65.

droit de la concurrence305. Si la notion d'entreprise n'a pas été retenue en 2012 par la Cour de cassation, la même année deux jugements du tribunal d'instance de Toulouse ont repris le raisonnement de la Cour de justice adopté en 2011 et considéré que AG2R Prévoyance est une entreprise en concurrence avec d'autres entreprises d'assurance fonctionnant sur le même marché306. La solution du tribunal d'instance de Toulouse a été malheureusement annulée en 2015 par la Cour de cassation au motif que l'affiliation obligatoire à un régime d'assurance complémentaire obligatoire n'était pas contraire aux dispositions du droit de la concurrence européen307. Il faut finalement indiquer que si le critère du marché a montré un rôle déterminant dans la qualification d'entreprise, il se voit souvent associé avec un autre qui est celui de la concurrence.