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Chapitre 3 : Les aspects sociomatériels du changement institutionnel

3.2 La sociomatérialité dans les institutions

3.2.1 Objets porteurs de sens

Au cœur de l’action collective organisée, l’objet représente un moyen de divulguer des idées pour mener à bien un projet commun. Les artefacts comprennent un système complexe de signes symboliques interprété par les schémas cognitifs des individus (Berger, Luckmann, & Zifonun, 2007). Cette forme de répertoire de connaissances tacites est activée lorsque l’on traite une information et souhaite lui attribuer un sens (Weick, 1993, 1995). La sociologie cognitive suggère ainsi que tous les membres d’une même communauté partagent des interprétations similaires et ont des croyances communes (Porac et al., 1989 cité par Orlikowski et Gash, 1994, p. 177). En résumé, à l’instar d’un dictionnaire linguistique, il existe un dictionnaire pour comprendre et interpréter les artefacts visuels et les transposer dans la réalité. L’affiliation d’un individu au sein d’un groupe (communauté de pratiques), influence son système de connaissance, de signification et de normes auxquelles il est exposé. De nombreuses recherches expliquent que ce répertoire serait commun entre des individus partageant les mêmes relations de travail (Orlikowski & Gash, 1994; Salancik, Pfeffer, & Kelly, 1978).

La notion de pratiques institutionnalisées (Friedland & Alford, 1991), permet d’insister sur les éléments partagés des individus qui façonnent et guident leur conduite. Dès lors, un objet est ainsi le produit d’actions guidées par des schémas cognitifs, normatifs et régulatifs (Scott, 2001) eux-mêmes inscrits dans la pratique. La pratique se réfère à des formes d’activités sociales relativement cohérentes et établies (MacIntyre, 1981). Il faut distinguer le

terme de pratique de la notion d’activité qui aurait une connotation plus comportementale directement liée au travail des individus (Thornton, Ocasio, & Lounsbury, 2012, p. 128) prêts à l’accomplissement de tâches journalières (Lounsbury & Crumley, 2007). La pratique, en référence aux travaux de Bourdieu (1977), fait partie d’un système large de croyances partagées par plusieurs acteurs (Vaara & Whittington, 2012) comprenant un sens social plus profond et réfléchi (Thornton, Ocasio, & Lounsbury, 2012, p. 128).

Comme le soulignent Lounsbury et Crumley (2007, p.996), vue de cette manière, la pratique fait référence à la définition d’institution. Le terme d’institution a fait l’objet de nombreuses définitions. L’idée développée par les auteurs met l’accent sur les dimensions contraignantes vécue par les acteurs.

“Sets of material activities that are fundamentally interpenetrated and shaped by broader cultural frameworks such as categories, classifications, frames, and other kinds of ordered belief systems (cf. Bourdieu 1972; Lounsbury and Ventresca 2003; Mohr 2000)”.

Définir l’institution c’est tenir compte d’éléments qui la compose (systèmes de croyances, catégories, modèles de pensées), mais comme le propose Fligstein (2001) il faut s’intéresser également à ses conséquences sur la vie sociale. Les institutions affectent les comportements des acteurs et par conséquent, les pratiques véhiculent des valeurs et des représentations que l’on ne questionne plus, qui sont prises pour acquis (Maguire & Hardy, 2009). Ces éléments sont compris dans la notion de pratiques institutionnalisées. Les pratiques sont maintenues dans le long terme si bien qu’il n’est plus nécessaire de justifier leurs existences (Jepperson, 1991)

L’évolution des définitions de la pratique dans les institutions est représentative de l’émergence de nombreux questionnements dans le champ des sciences de gestion où le langage n’est plus le seul moyen pour les acteurs de diffuser les normes sociales qui régissent le comportement des acteurs.

Plusieurs chercheurs ont exploré les significations symboliques des artefacts (ex : Zilber, 2002, 206 ; Czarniawska & Joerges, 1996; Orlikowski & Gash, 1994; Pratt & Rafaeli, 1997; Scott & Orlikowski, 2012; Stigliani & Ravasi, 2012). Dans les organisations, les objets sont utilisés comme signaux, et sont capables de résumer une réalité complexe (Quattrone, 2009). Les acteurs sociaux développent une compréhension spécifique au sujet d’un artefact ou d’une technologie présente dans l’organisation (Orlikowski & Gash, 1994, p. 178). Les artefacts vont par exemple permettre d’afficher la volonté de paraître crédible, ou authentique, d’afficher une éthique dans un rapport annuel grâce à l’utilisation de photos (Höllerer,

Jancsary, Meyer, & Vettori, 2013), ou alors de transmettre via une campagne de publicité des messages sur une identité organisationnelle (Vaara, Tienari, & Irrmann, 2007) ou une légitimité (Vaara, Tienari, & Laurila, 2006) ; ou encore d'exprimer des émotions au sein d’équipes (Rafaeli & Vilnai-Yavetz, 2004).

Encadré 3 : Illustration empirique de la fonction porteuse de sens des objets

L’intervention de la sociomatérialité dans la création d’un parfum (Endrissat & Noppeney, 2013)

Endrissat et Noppeney (2013) illustrent le processus de création d’un parfum. Pour matérialiser une émotion particulière, les parfumeurs utilisent différents artefacts. Dans un premier temps, ils collectent des images et des photos dans les magazines, ils vont sur Internet, s’inspirent de la Culture et de l’Histoire, écoutent de la musique, et discutent par téléphone avec d’autres acteurs. Cette phase a pour objectif de connecter un nombre d’objets à une émotion en particulier (la confiance) et de refléter le sens qu’un individu souhaite donner à un objet en voie d’être créé. Les auteurs utilisent la notion « d’objet frontière » de Star et Griesemer (1989) puisque le créateur passe un concept visuel aux parfumeurs via différentes images. Dans un second temps, les parfumeurs analysent le concept visuel en associant les images et textes à des expériences personnelles. La dernière phase consiste à composer un mélange de fragrances. On se rapproche de plus en plus de la matérialisation plus élaborée de l’émotion initiale.

Ainsi, dans le processus de création d’un parfum, les artefacts saisis par les acteurs facilitent le transfert d’idées. La matérialité d’une émotion ne se fait pas directement par l’action verbale, mais via un détour par les objets. « Le challenge est de passer d’un état abstrait à une idée concrète » (Endrissat et Noppeney, 2013 p.79). Pour les auteurs, seules les pratiques matérielles permettent d’entreprendre à un tel succès.