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La pertinence de l’étude de la profession médicale

Chapitre 4 : Un design de recherche interprétatif pour étudier la sociomatérialité dans

4.1 Phase 1 : Design général et sa pertinence

4.1.1 La pertinence de l’étude de la profession médicale

L’analyse de la profession médicale est un cas pertinent pour les recherches en sciences de gestion et systèmes d’information. Elle est couramment abordée dans les grandes revues de sciences de gestion pour étudier par exemple l’espace de travail (Halford et Leonard, 2006 dans Organization studies) la gestion de connaissances (Waring et Currie, 2009 dans Organization studies), la compétition stratégique des médecins libéraux (Carter, 1990 Academy of Management Journal), le relation dichotomique avec le rôle de manager (Golden,

Phase 1

•Recueil de données •Codage ouvert et selectif

Phase

intermédiaire

•Lecture •Préparation du recueil de données

Phase 2

•Typologie •Herméneutique

Duckerich et Fabian, 2000 dans Journal of Management Studies) ou encore la résistance à l’implémentation d’un logiciel (Bill, 2004 dans Information Systems Journal).

Dans une perspective néo-institutionnelle « par la pratique », l’interaction des médecins dans la société mérite un intérêt particulier pour plusieurs raisons :

Premièrement, la profession médicale est une institution sociale et culturelle impliquant l’interaction de milliers d’individus dont les normes sociales sont définies par des structures variées (politiques, coercitives, sociétales). D’un point de vue interne, les structures de contrôle, des règles et des lois régissent les comportements de praticiens dans le but de préserver et éviter les transgressions des professionnels. Du point de vue de relations externes, la présence d’organismes de contrôle qu’ils soient coercitif (état), social (patients) ou commercial (les laboratoires pharmaceutiques) pousse à croire que prescrire n’obéit pas à une décision parfaitement rationnelle.

Deuxièmement, l’étude du changement de logique dans la profession médicale est d’autant plus pertinente, à titre de chercheur, car elle fait preuve de faisabilité empirique. Le champ de la santé est une problématique sociétale du ressort des pouvoirs publics. Ainsi, de nombreuses données sont libres d’accès. Les débats entre les différentes parties représentées dans le schéma sont généralement publiés sous forme de rapports ou de projets de lois. Les médecins, par ailleurs, doivent rédiger une thèse à la fin de leur cursus scolaire. Ils comprennent l’importance des recherches qualitatives et s’intéressent de très près aux travaux des sociologues de la santé. Cela implique un accès des données relativement facilité par la transparence du métier.

Troisièmement, avec 215 865 médecins actifs en France inscrits au tableau de l’Ordre en 2014, la médecine est une organisation gigantesque. L’étude des médecins permet de considérer les enjeux managériaux à une grande envergure. Considérer la profession médicale comme un tout permet de saisir la complexité qu’une organisation peut rencontrer lorsqu’elle est contrainte de changer ses pratiques. Plusieurs problématiques organisationnelles peuvent faire l’objet d’étude dans la profession médicale. A l’instar d’une entreprise, les médecins ont à disposition plusieurs ressources stratégiques, dépendent d’indicateurs de performance, gèrent des crises, prennent des décisions ; ils entrent parfois en compétition, ou coopèrent, doivent socialiser, exercer des jeux de pouvoirs, produisent des services, dépendent de la satisfaction d’un client.

Quatrièmement, les médecins se saisissent au quotidien d’une multitude d’objets et de technologies pour prescrire un médicament (Bosslet, Torke, Hickman, Terry, & Helft, 2011).

ses expériences personnelles, des rapports avec des confrères ou le monde hospitalier, et de sa propension à accueillir l’innovation thérapeutique ou à privilégier des sources d’informations sur le médicament (Rapport Igas, 2007, p.3). Aujourd’hui, 96% des médecins auraient recours à Internet pour accéder à l’information (Baromère Web et Santé Hopscotch Listening Pharma, 2013). Ils naviguent entre plusieurs sites institutionnels, bases de données scientifiques, sites internet, logiciels de patients, réseaux sociaux ou encore leurs mails. L’usage de technologies est devenu indispensable au quotidien et représente un contexte d’étude idéal pour l’analyse des artefacts et des technologies.

Cinquièmement, plusieurs événements exogènes ont entrainé dans la profession de profondes révoltes. Les drames engendrés par les scandales pharmaceutiques à répétition (Vioxx, Mediator, Diane 35 etc.) remettent en question la responsabilité des acteurs du champ de la santé dans sa globalité. Les thèmes de révolte et de contestation font l’objet de plusieurs ouvrages, documentaires et conférences annuelles depuis plusieurs années :

Pour le Professeur de l’Académie Française Jean Bernard, la responsabilité de la consommation anarchique de médicaments et des maladies iatrogènes qui en résultent incombe à plusieurs acteurs :

aux malades qui prennent de façon absurde et désordonnée des produits très dangereux ; aux médecins, parce qu’ils prescrivent trop souvent précipitamment des médicaments nouveaux ; aux laboratoires qui, pour des raisons évidentes, maintiennent cet état de choses : aux pouvoirs publics qui ne prennent pas les mesures qui s’imposent (Déclaration faite aux journées médicales de Poitiers, octobre 1972, cité par (Dupuy & Karsenty, 1974 : 17).

Finalement, le dernier élément important du cas de la profession médicale en France est le caractère non-accompli du changement de logique institutionnelle. Malgré le projet de la loi Bertrand de 2011, les médecins poursuivent la réflexion sur les pratiques adéquates à avoir dans la profession. Au moment où je rédige cette thèse, de nombreuses évidences empiriques suggèrent que la logique indépendante attire de plus en plus de nouveaux membres. Le nombre d’inscriptions aux groupes indépendants, la disparition du métier de visiteur médical, les abonnements aux revues et sites internet indépendants, sont autant d’éléments qui justifient l’intérêt de se pencher sur l’évolution des logiques. Dans sa thèse Moyon cite judicieusement le travail de Van de Ven (1992) qui suggère que l’incomplétude du processus de changement est un contexte d’étude favorable pour une recherche sur le changement :

“Most studies of strategy process to date have been retrospective case histories conducted after the outcomes were known. However, it is widely recognized that

prior knowledge of the success or failure of a strategic change effort invariably biases a study's findings. While historical analysis is necessary for examining many questions and concerted efforts can be undertaken to minimize bias, it is generally better, if possible, to initiate historical study before the outcomes of a strategic change process become known. It is even better to undertake real-time study of strategic change processes as they unfold in their natural field settings” (Van de Ven, 1992 p.181).

Cela implique deux types de conséquences : au niveau du champ cela signifie que le basculement vers la domination de la logique indépendante peut apparaître d’un moment à l’autre. A un niveau micro, il est intéressant de recueillir en temps réel les incertitudes des médecins à rejoindre une nouvelle logique.

Dans cette section, j’ai évoqué les différents points qui légitiment l’étude de la profession médicale comme cas majeur de la thèse. La prochaine section vise à introduire l’épistémologie de la recherche.

4.1.1.1 Une recherche interprétativiste

De manière inévitable, le chercheur doit se poser la question de l’origine épistémologique et ontologique de son travail. L’épistémologie définit la forme de connaissance que le chercheur considère vraie. L’ontologie distingue ce qui est réel de ce qui est illusoire pour le chercheur (Duberley, Johnson, & Cassell, 2012). Les définitions exactes des philosophies en Management font débat.

La tradition tenant compte des interprétations des individus pour développer la connaissance du monde social est l’interprétativisme (Geertz, 1973 ; Walsham, 1993). Le principe de l’interprétativisme est « d’accéder et de comprendre au sens actuel et aux interprétations des acteurs inscrits subjectivement dans un phénomène ». Le chercheur « décrit et explique les comportements des acteurs en s’intéressant à l’expérience, le maintien, l’articulation et le partage dans la construction des réalités de tous les jours » (Duberley et al., 2012, p. 21). L’épistémologie subjectiviste (relativiste) à laquelle la philosophie interprétative appartient, s’oppose radicalement à l’objectivisme (réaliste) « pour qui il est possible d’observer objectivement et de manière neutre le monde social et de tester ces prédictions statistiques » (Duberley et al., 2012).

Le monde social n’est pas donné, il est le résultat produit par l’interaction entre les humains (Orlikowski & Baroudi, 1991, p. 14). Cette philosophie estime que les organisations

n’existeraient pas sans les êtres humains. Le chercheur ne découvre pas la réalité comme un objet, mais il s’aperçoit qu’il est possible d’interpréter la réalité (ibid.).

En système d’information, l’importance du monde social dans lequel les acteurs s’inscrivent implique les chercheurs à s’intéresser de plus près aux interprétations et aux significations. Les chercheurs privilégient les descriptions profondes du terrain en faisant face aux usages d’une technologie (Orlikowski & Baroudi, 1991; Walsham, 1995). « La rude tâche du chercheur interprétatif est d’évaluer les interprétations des individus, de les écarter de leur appareil conceptuel, et d’alimenter les événements entre eux » Walsham (1993). Le chercheur doit tenir compte de son rôle dans sa recherche soit en tant qu’observateur externe soit en tant que participant : « Car même si il pense avoir simplement un rôle d’observateur, il a de forte chance d’influencer ce qu’il se passe sur le terrain lorsqu’il partage des concepts ou des interprétations avec les acteurs du terrain » (ibid.).

Pour comprendre pourquoi les acteurs ont rejoint une logique plutôt qu’une autre et comment les pratiques matérielles ont permis ce changement, le chercheur doit rester attentif à ce qui émerge du terrain et ne pas forcer les résultats. L’accès à la réalité du monde passe par les discours des individus, leurs usages des technologies, leurs interprétations ainsi que l’interprétation du chercheur. En aucun cas le chercheur interprétatif annonce au lecteur que l’étude reporte des faits (Walsham, 1993).

En somme, dans cette section, pour faire part du changement de logique dans la profession médicale, les éléments à prendre en compte dans la collecte de données sont résumés dans le Tableau 7 ci-après :

Tableau 7 : Implications théoriques et méthodologies

Objectif de la recherche Concept théorique

L’accès aux pratiques et artefacts nécessaires à la prescription de médicaments

Pratiques matérielles

Collecte les schémas cognitifs, identités et objectifs des médecins

Logiques institutionnelles

Rassembler les interprétations qu’ont les médecins d’eux-mêmes

Logiques institutionnelles formulées par les acteurs

Rassembler les interprétations qu’on les acteurs de l’usage de certaines

technologies dans la prescription de médicaments

Pratiques matérielles

Identifier les phases temporelles où les pratiques de prescription ont changé

Changement de logiques

Source : auteur

4.1.1.2 Le recueil de pratiques matérielles

D’un point de vue méthodologique, conduire une recherche basée sur la pratique force le chercheur à s’intéresser aux connexions entre les actions des individus et l’environnement. En s’intéressant au travail ou au métier principal des acteurs, l’approche par la pratique met en perspective les objets, l’espace et les modèles cognitifs des acteurs. Ce niveau d’analyse suggère de se concentrer sur une pratique centrale. Dans mon cas, l’activité principale du médecin est de prescrire.

Comme le souligne Gherardi (2012) “the concept of practice resides in the fact that practices rest on other practices” (p. 155). Ainsi, s’intéresser à la pratique de prescription des médecins va plus loin qu’étudier le moment où le médecin prend son stylo – ou clavier – et écrit – tape – une ordonnance. La pratique de prescription comme l’entendrait Gherardi est l’analyse des dynamiques, des objets, des normes, qui sont connectés à l’action de prescrire un médicament telle quelle. L’auteur reprend le concept de texture d’Emery et Trist (1965) pour souligner la connexion existante entre l’organisation et son environnement. Alors

s’intéresser à l’actualité de la profession et de la société, suivre des lois, des règles, s’engager dans un groupe, discuter avec le patient ou un groupe de paires, faire de la recherche, se déplacer en conférences etc.

Considérer les éléments contextuels des pratiques nécessite la prise en compte de la matérialité qui entoure les acteurs (Gherardi, 2012, p. 77). Il s’agit de regarder l’interaction entre un sujet et un objet, leur agencement et leur configuration dans l’espace et le temps. Gherardi rejoint ici les fondamentaux proposés par les chercheurs en management des systèmes d’informations tels que Suchman (1999, 2002), Barad (2003, 2007), Orlikowski (2007,2009) stipulant que les objets et les technologies ne prennent sens que si on les observe dans leurs usages.

En revanche, collecter un ensemble de pratiques n’est pas simple car ces dernières sont opaques et difficilement identifiables dans le langage humain. Pour capter les pratiques du terrain, Gherardi (2012) fournit un ensemble de conseils au travers d’agrégats et d’études basés sur la pratique. Nous retiendrons trois leçons de son ouvrage :

 D’abord, elle propose de se concentrer sur les pratiques qui se répètent. Si la pratique est plusieurs fois détectée au cours de la recherche c’est qu’elle est socialement reconnue par les acteurs comme étant institutionnalisée (Gherardi, 2008).

Ensuite, en s’appuyant sur les fondements de Pierre Bourdieu (1990) le docta ignorantia, selon elle les acteurs évoquent spontanément leurs pratiques lorsqu’ils emploient un vocabulaire ambigu dans leurs réponses.

 Et enfin, les objets et les pratiques ont un pouvoir performatif sur l’activité sociale des acteurs. La pratique en situation illustre comment les choses se sont passées. Elles démontrent une temporalité et des souvenirs d’un phénomène.

Alors comment collecter des pratiques en tenant compte de cela ? Il faut considérer l’importance de multiplier les sources de données et d’accéder aux interprétations des acteurs directement sur le terrain. Dans le contexte d’étude de pratiques matérielles issues de plateformes technologiques, Vaast et Walsham (2013) recommandent de collecter plusieurs sortes de données. Ils expliquent que les données électroniques doivent être collectées, mais ne doivent pas être la source exclusive des chercheurs enracinés :

Ils peuvent compléter les données électroniques par d’autres méthodes comme les entretiens semi-directifs, l’observation ou les questionnaires […] La triangulation des données aide le chercheur à construire son cadre conceptuel

provenant de sources d’évidence multiples (Vaast & Walsham, 2013, p.15 traduction propre).

Dans les sections suivantes, je décris les méthodes de collecte utilisées pour constituer le recueil de pratiques matérielles des médecins.