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Fonction performative de la pratique matérielle

Chapitre 3 : Les aspects sociomatériels du changement institutionnel

3.2 La sociomatérialité dans les institutions

3.2.2 Fonction performative de la pratique matérielle

Il existe toutefois une lecture fine des travaux d’Orlikowski, moins évidente à saisir, que le simple rôle d’objets porteurs de sens. En complément du rôle symbolique des artefacts, le second rôle étudié par les chercheurs en gestion est son mode technique (Suchman, 2003) ou performatif (Meyer et al., 2013). Pour ces auteurs, il faut comprendre les objets dans leur aspect symbolique/politique et pratique (Czarniawska & Joerges, 1996), et dans leur rôle performatif lorsqu’ils sont mis en actions (Orlikowski, 2005). A ce niveau, la pratique n’est pas uniquement un moyen d’acquérir un vocabulaire commun, elle va bien au-delà. L’approche par la pratique s’intéresse à deux choses : d’un côté l’origine de la construction des objets, et de l’autre leur emploi et manipulation dans les processus variés de l’organisation.

Contrairement à la vision précédente où l’objet est porteur de sens, l’approche par la pratique s’intéresse au moment de l’inscription de ce sens dans l’objet, au rôle des objets dans le contexte organisationnel, et aux actions que ces artefacts vont déclencher (Meyer et al., 2013). En d’autres termes, ici l’intérêt est ce que font les artefacts, à leur « perspective

appropriative » (Vaujany, 2006). Les acteurs, les organisations, s’approprient les artefacts (Czarniawska & Joerges, 1996) produits par des groupes de parties prenantes internes ou externes (Vaujany, 2006).

A l’origine, la performativité est une notion développée en sciences sociales par Latour (1987) puis reprise par les sociologues économistes comme Callon (1998) ou MacKenzie et Millo (2003). Ces derniers se sont appropriés la notion pour se référer à des pratiques économiques actuelles (Cabantous, Gond, & Johnson-Cramer, 2010, p. 1534). Ils démontrent que les prises de décision des acteurs reposent sur un encastrement. Ainsi ce sont les outils et dispositifs de calcul qui rendent possibles certains comportements économiques sur les marchés (Callon et Muniesa, 2005) et, les pratiques managériales destinées à influencer, dans un contexte organisationnel (Cabantous et al., 2010).

En évoquant la notion d’« enchevêtrement en pratique » (Barad, 2003), Orlikowski insiste sur le caractère performatif des technologies. Ainsi, le rôle des acteurs et du contexte historique et social s’imbriquent dans la technologie, et les usages de la technologie s’imbriquent dans l’utilisation des acteurs.

“Sociomaterial assemblages produce the capacity for action. It is through the specific sociomaterial intra-action of an ‘apparatus’ or sociomaterial practices than an observed phenomenon or ‘object’ is performed” (Doolin & McLeod, 2012, p.512) Divers exemples de technologies étudiées par l’auteur surlignent l’aspect performatif des artefacts : la messagerie instantanée (Lotus), le téléphone portable et/ou Google (Orlikowski, 2007, 2010 ; Orlikowski 2008 ; Orlikowski, 2012).

En étudiant la plateforme de recommandations d’hôtels en ligne du site TripAdvisor, Orlikowski et Scott (2012) expliquent que les utilisateurs en éditant les pages de contenu contribuent en permanence à la production d’un classement visant à modifier la réputation définitive des hôtels dans le monde réel. Plus l’hôtel sera bas dans les classements, moins il aura de chances d’être vu. Mais, plus les acteurs notent un hôtel, plus l’hôtel verra sa position s’améliorer. Le site internet, les utilisateurs, les internautes, les propriétaires des hôtels constituent un ensemble visant à rendre l’outil plus performant. Pour marquer l’usage d’un agent et ses actions sur les caractéristiques matérielles de l’artefact, Leonardi, (2012) préfère reprendre le terme d’affordances ou de caractéristiques signifiantes.

De nombreuses recherches en sciences de gestion appliquent le modèle performatif à d’autres objets.

Le contrat, par exemple est un moyen de structurer une relation (Suchman, 2003, p.101). Une frise chronologique permet à une organisation de négocier et aux acteurs de gérer leurs temps (Yakura, 2002 cité par Meyer et al.,2013). Un outil de gestion comme un Progiciel de Gestion intégré (ERP) devient un véritable élément de contrôle et de pilotage organisationnel et prend le statut de dispositif de gestion (Vaujany, 2006). Un jeu de société facilite l’organisation d’un espace de travail après le déménagement d’une organisation (Stang Valand & Georg, 2014). Le code vestimentaire va renforcer le pouvoir et assurer un contrôle pour certains acteurs (Pratt & Rafaeli, 1997) etc. Chaque artefact sera utilisé dans un objectif précis.

Un groupe de chercheurs en stratégie s’intéresse de plus près aux rôles des artefacts visuels dans la construction de stratégie (Whittington, 2006). Ce groupe souhaite se rapprocher du monde des praticiens en engageant une vision sociologique de la pratique (Vaara & Whittington, 2012). Ils observent plus en détail la prise de décision stratégique des acteurs autour des activités sociales et des objets saisis dans le contexte organisationnel. Par exemple, ils vont étudier comment un SWOT ou les 5 forces de Porter sont des outils d’analyse concrets permettant aux managers de stimuler la créativité (ex : Jarratt et Stiles, 2010 cité par Vaara & Whittington, 2012). Ils vont explorer comment les Powerpoints ou les paper-boards vont permettre de représenter graphiquement de nouvelles idées (ex : Eppler et Platts, 2009 cité dans (Vaara & Whittington, 2012) ou Kaplan (2011) cité dans Meyer et al. (2013)).

En France, un autre groupe de chercheurs se penche sur les outils de gestion des organisations (ex : Hatchuel et Molet, 1986 ; Aggeri et Hatchuel, 1997 ; Moidson, 1997 ; Hatchuel, 2000 ; Lorino, 2002 ; Vaujany, 2005, cités par Vaujany, 2006 et Cabantous & Gond, 2012). L’arrivée de nouveaux outils au sein des organisations obéit à une logique de régulation dont le but technique, ou savoir-faire local, est d’orienter l’action collective des acteurs (Vaujany, 2006, p. 113).

Par exemple, on compte parmi ces outils « les normes ISO, les nouvelles règles comptables, des Intranets, des Progiciels de Gestion Intégrés, des langages informatiques, de nouvelles techniques d’évaluation des compétences » (ibid. p. 110). L’outil est porteur de sens car il valorise le statut des acteurs. Cet aspect est important notamment dans la phase de « pré-appropriation » où peu de personnes ont pu interpréter la valeur ajoutée à l’objet. Par ailleurs, il aura des conséquences sur la structure de l’organisation quand il contraint, gêne ou sert les intérêts des acteurs dans l’appropriation originelle de l’outil (ibid.). Dans une phase de changement organisationnel, les outils de gestion peuvent servir d’accompagnement de la mutation.

Toutefois, les travaux démontrant une exploitation empirique du cadre théorique de la sociomatérialité tenant compte de l’aspect performatif ne sont pas courants à ma connaissance. Sur un plan analytique les écrits d’Orlikowski sont arides, et sur un plan empirique, ils sont rares à mettre en application. Ainsi, la pratique sociomatérielle comme l’entendrait Orlikowski (2007) n'est applicable que dans le cadre où l’artefact serait modifiable ou performant compte tenu de l’usage massif d’une communauté. C’est le cas typique des technologies 2.0 ou des réseaux sociaux numériques, ou d’un software open source.

A ce titre, Kallinikos, Aaltonen et Marton (2013) proposent de revoir l’ontologie ambivalente feutrée derrière le terme d’« artefact digital » (cf. Encadré 4). Cette appellation s’applique à tout type de technologies instables, éditables, interactives et reprogrammables répondant aux caractéristiques décrites dans l’encadré ci-dessous.

Encadré 4 : Définition d'artefact digital

Qu’est qu’un artefact digital ?

Digital artifacts are editable. They are pliable and always possible, at least in principle, to modify or update continuously and systematically. Editability assumes various forms. It can be achieved by just rearranging the elements of which a digital object is composed (such as items in a digital list or subroutines in a software library), by deleting existing or adding new elements, or even by modifying some of the functions of individual elements.

Second, digital artifacts qua objects are interactive, offering alternative pathways along which human agents can activate functions embedded in the object, or explore the arrangement of underlying information items.

Digital objects are […] open and reprogrammable in the sense of being, in principle (if not in practice), accessible and modifiable by a program (a digital object) other than the one governing their own behavior (Kallinikos and Mariategui 2011; Manovich 2001; Zittrain 2008). Fourth, as the outcome of interoperability and openness, digital artifacts qua objects are distributed and are thus seldom contained within a single source or institution. In this sense, digital objects are transient assemblies of functions, information items, or components spread over information infrastructures and the Internet, a condition that sets them strongly apart from physical objects and artifacts of nondigital constitution.

Source: Kallinikos et al., (2013 : 360)

Un artefact digital est par conséquent le résultat d’un assemblage de matériaux permettant l’intervention d’un tiers capable d’en modifier les propriétés et la finalité. Les technologies de l’Internet font référence notamment aux propriétés malléables soulevées par Kallinikos et ses collègues. Les artefacts digitaux sont pris dans un flux constant et ne gardent jamais le même aspect au court du temps (ibid. p361). Par exemple, le contenu de la page d’un article Wikipédia change à chaque intervention d’un contributeur.

Dans le champ des recherches en théorie des organisations, on observe dans les travaux liant sociomatérialité et problématique organisationnelle une relation unidirectionnelle entre les individus et l’usage des objets. Les artefacts vont permettre aux acteurs de performer une action, mais l’action, elle, ne performe par l’artefact. Par exemple, l’action d’accepter un changement organisationnel et d’organiser un nouvel espace de travail (Stang Valand & Georg, 2014), ou encore de changer l’organisation du travail (Raviola & Norbäck, 2013). Ce qui est important de comprendre par les travaux des chercheurs en systèmes d’information, est que l’artefact subit en parallèle des modifications suite à l’usage des acteurs.