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Chapitre 6 : La coexistence de plusieurs logiques de prescription dans la profession

6.2 Le Choix de sa logique de prescription en début de carrière professionnelle

6.2.1 Début de carrière du Dr L

Le Dr L intègre l’université de médecine en 1997. Au cours de sa 6ème année, elle est

classée parmi les premiers du concours d’internat, ce qui lui laisse l’opportunité de choisir sa spécialité et la ville d’exercice. Pour le Dr L, il n’y a pas de doutes, sa carrière se fera à l’hôpital dans un service de cardiologie. Au cours de son internat, elle intègre un service hospitalier dirigé par des professeurs très réputés. Elle participe aux différentes activités de l’équipe : topos fréquents des laboratoires invités; visites d’intervenants médicaux présentant des innovations thérapeutiques ; buffets et dîners offerts par les entreprises pharmaceutiques ; ou travail de pairs avec les laboratoires pour approvisionner leurs patients : « C’est utile d’avoir un lien avec les labos pour qu’ils nous aident à savoir où on peut trouver les médicaments, où on peut commander des injecteurs et tout ça. » (ENT). Elle découvre peu à peu que les industriels font partie intégrante de son quotidien, et finalement, ça ne lui déplait pas puisqu’ils améliorent drastiquement ses conditions de travail.

Son titre de docteur affirmé, le Dr L choisit une carrière de médecin hospitalier. La vie à l’hôpital lui plait, et sa carrière s’annonce prometteuse. Pour maintenir ses connaissances à jour, elle s’informe par le biais de « publications dans les revues scientifiques », « des présentations dans des congrès », « en moyenne deux fois par an », « les sites spécialisés », et surtout « les labos qui passent ».

Le Dr L consacre 3 jours par semaine aux consultations dans deux hôpitaux. Lorsqu’elle prescrit un médicament, c’est généralement le nom de marque des médicaments appris durant son internat qui lui vient en tête :

Je vais retenir un ou deux noms par classe, un ou deux dosages et à force, ça va bien rentrer… allez je répète 3 fois: Glucophage, Daonil, Actos, Cozaar, Crestor…ah oui Crestor c’est facile à retenir, on a eu un ptit dej pour le premier jour de stage sponsorisé par le labo ! (ARCH, Blog)

Elle distribue aux patients des brochures pédagogiques offertes par les laboratoires, et participe à des événements pédagogiques organisés par les firmes pharmaceutiques.

Le reste du temps est consacré à la recherche. Un jour, un de ses confrères lui propose d’entreprendre l’écriture d’une Recommandation de Bonnes Pratiques (RBP). Initialement appelées RMO (Références Médicales Opposables), les recommandations sont mises en place dans le cadre de la convention médicale de 1993, et « définissent un ensemble d’interdits en matière de pratique médicale dont le non-respect était censé impliquer des sanctions financières » (Castel & Robelet, 2009, p. 100). En d’autres mots, les RBP sont l’expression d’une rationalisation des pratiques médicales par les normes (Castel & Robelet, 2009, p. 101). Il s’agit de preuves basées sur les chiffres, transformées dès leurs publications en règles coercitives, permettant de servir la communauté d’outils d’aide à la prise de décision. Elles sont rédigées par un consensus d’experts visant à rationaliser les choix de traitement pour un patient. Malgré la perception négative de ces recommandations par la profession, les RMO se sont largement diffusées à travers l’existence de l’HAS et des sociétés savantes (ibid. p104). La production des recommandations est interne à la profession. Ce sont les médecins eux- mêmes qui les élaborent, les appliquent et les contrôlent.

Le professeur hospitalier explique au Dr L que le plus prestigieux est d’avoir le « tampon de l’HAS », afin que la recommandation soit la plus diffusée possible. La soumettre à la société savante n’attirerait qu’une minorité de la profession, puisque 45,9% des médecins sont des généralistes dont l’habitude est de s’appuyer sur les recommandations de l’HAS. Mais, son collègue fait face à un dilemme : il a à ce jour trop de liens avec les industriels, et les

régulateurs de l’HAS « maintenant ils veulent que les gens soient les plus neutres possibles » (ENT).

Le Dr L, en revanche, n’avait aucun lien avec l’industrie : « j’étais très jeune et sans implication. » C’est ainsi qu’elle devient le premier auteur d’une étude scientifique aux ambitions prometteuses. L’HAS n’a pas accepté de publier la recommandation car « trop de personnes étaient impliquées dans le gouvernement et dans l’industrie ». Le régulateur spécifie l’origine avec la mention ci-contre :

Deux experts ont été exclus des débats relatifs aux traitements médicamenteux compte tenu de l’existence d’un lien ponctuel avec au moins un laboratoire de l’industrie pharmaceutique commercialisant un médicament en relation avec le thème (ARCH)27

En revanche, alors que l’HAS refusa de publier la recommandation des médecins sur son site Internet, « la société savante, » elle, affichera le travail du Dr L et de ses collègues dans ses sources de travail. Une fois publiée, elle est surprise par les nombreuses sollicitations et opportunités qui s’ouvrent à elle :

Mon nom est paru là, là. Je suis repérée comme quelqu’un d’important travaillant sur un domaine qui les intéresse. […] Ils s’y sont tous mis. Tous les laboratoires qui travaillaient dans ces problématiques se sont mis à me contacter (ENT)

Alors, prise au jeu, le Dr L répond aux laboratoires et les rencontre individuellement. Les représentants vont la « mettre en avant », lui présenter des confrères de sa spécialité, l’inviter à des déjeuners de prestige et aussi, lui confier des missions de « consulting » et « d’expertises » telles que réaliser des topos pour d’autres médecins, former les forces commerciales, ou apporter son avis sur différents projets de recherche.

Aujourd’hui, le Dr L prépare son HDR afin de « gravir les échelons » et devenir PU-PH28.

Pour cela elle quitte l’hôpital temporairement, « C’est comme une année de césure », dit-elle, pour se consacrer entièrement à ses travaux de publications. Sa rémunération provient uniquement d’activités de conseils destinées aux laboratoires. Elle a choisi d’opter pour le

27 Exemple de recommandation de l’HAS, disponible sur http://www.has-

sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2014-01/2e_epreuve_reco2clics_tabac_200114.pdf

consulté le 17 juillet 2014

statut d’auto-entrepreneur29. Les liens d’intérêts qui unissent le Dr L aux laboratoires sont

publiés sur une base de données publiques crée par le gouvernement. La publication publique des liens d’intérêts est l’application du projet de la Loi Bertrand 201330. Les données sont

accessibles à tous sur les sites Internet de chaque laboratoire et sur un site Internet. Ainsi, si l’on saisit le nom d’un professionnel de santé - médecin, pharmacien, hospitalier, infirmier- comme dans l’exemple ci-contre, les résultats affichent le montant des avantages reçus par les laboratoires, la nature (repas, hébergement, frais de déplacement) et la date.

La base de données publique pilotée par le Ministère des Affaires Sociales et de la Santé permet à chaque internaute « d’apprécier en toute objectivité la nature des relations qui lient les industries de santé à d’autres parties prenantes » (discours de Marisol Tourraine le 26 juin 2014)31. Le ministre en charge de la santé précise qu’elle ne veut pas qu’à travers la

publication de ces données une stigmatisation s’opère à l’encontre des médecins qui ont des liens d’intérêts avec les industriels. Elle insiste sur la nécessité de ces partenariats pour la santé qui restent bien des liens d’intérêts et non des conflits d’intérêts.

29 Ce dispositif a été créé dans le cadre de la loi de modernisation de l'économie (LME), promulguée le

4 août 2008. La majorité des créations d'entreprises depuis 2009 se font en utilisant ce régime.

30 Conformément à la loi n°2011-2012 du 29 décembre 2011 modifiant le Code de la Santé Publique,

et en particulier l’article L.1453-1, les entreprises commercialisant des produits de santé ont désormais l’obligation légale de rendre publics leurs liens d’intérêt avec tous les acteurs du monde de la santé. Publié le 22 mai, le décret est rétroactif au 1er janvier 2013. Il porte sur toutes les conventions, avantages en nature ou espèces d’un montant minimum de 10 € TTC. Cette loi veut concilier sécurité des patients et accès au progrès thérapeutique. (Source :

http://www.expanscience.com/fr/transparence-des-liens-interets)

Figure 13 : exemple de la base de données publique transparence santé

6.2.1.1 Bilan des pratiques matérielles du Dr L

Maintenant, voyons comment le Dr I prescrit un médicament. Dans la section suivante, je décris la carrière type d’un médecin de la logique indépendante.