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CHAPITRE 2 Le climat urbain à l’échelle « pico » à travers la notion d’invite climatique

2.1 La notion d’invite ou affordance

Développée principalement à partir des travaux sur la perception visuelle, l’approche écologique cherche à expliquer comment nous percevons l’environnement, quelle est notre position au sein de l’environnement et à quoi sert ce que nous voyons. Au sein d’un environnement, les informations disponibles pour la perception représentent des invitations d’actions et des potentiels d’interaction. Le concept central des « affordances » ou des « invites » met en avant la complémentarité entre l’organisme agissant (acting organism) et l’environnement mis en acte (acted-upon environment) et souligne l’importance de l'exploration de la dynamique des interactions entre les deux.

Une « invite » repose à la fois sur des propriétés objectives (physiques) et subjectives (valeurs, signi-fications attribuées) de l’environnement perçu :

« Une invite passe outre la dichotomie entre le subjectif et l’objectif et nous aide à saisir son caractère inadéquat. Elle est autant un fait de l’environnement qu’un fait de comportement, elle est à la fois physique et psychique, et cependant ni l’un ni l’autre. Une invite fait signe dans les deux directions, vers l’environnement et vers l’observateur. » (Gibson, 2014, p.214)

21 Pour expliquer la perception, la psychologie cognitiviste porte attention sur le traitement des informations par le cerveau. L’image rétinienne captée par l’œil qui agit comme une caméra est codée et analysée par le cerveau, qui agit comme un ordinateur.

22 Dans la psychologie behavioriste, les interactions de l’individu avec le milieu sont étudiés à travers les conduites - les comportements, produits en réponse aux stimuli de l’environnement.

23 Selon le gestaltisme (ou la psychologie de la forme) la perception repose sur le traitement des phénomènes comme des ensembles structurés (les formes) et non comme une simple juxtaposition d’éléments (lignes, courbes, points). Les formes sont perçues comme des totalités sémantiques, indépendantes des éléments constitutifs et portent une signification pour le sujet percevant.

Même si une invite peut être décrite par ses propriétés physiques24, elle possède ses potentiels d’interaction uniquement en relation avec les caractéristiques de l’être percevant, c’est-à-dire, ses capacités perceptives, sa taille, la disposition de ses surfaces corporelles, sa posture, son comporte-ment. Ainsi la valeur attribuée aux « invites » change principalement en fonction des besoins de l’observateur. L’invite est invariante (caractérisée par des variables invariantes), au sens qu’elle est toujours présente et susceptible d’être perçue et « ne change pas en fonction des changements de besoins de l’observateur. » (Gibson, 2014, p. 227). De toute façon, ce que l’objet ou l’environnement nous invite à faire est observé avant que ses propriétés ou qualités (la forme, la couleur, la surface) soient vues comme telles. La culture et l’expérience passée vont mettre en évidence certaines invites plutôt que d’autres, bien qu’elles existent toutes indépendamment des choix faites par le sujet (Ga-ver, 1991).

Typologie des « invites »

Une première distinction des invites proposée par Gibson comprend les invites positives et négatives – les offres d’un même objet ou environnement peuvent être bénéfiques ou nocives. Par exemple, une falaise peut inviter au cheminement et à la chute, le feu peut inviter à se chauffer et à se brûler. Une fois identifiée, l’invite attire ou repousse l’observateur.

Suite à une interprétation incomplète du concept des invites, introduit en design dans les années 198025, le chercheur britannique en design interactif William Gaver (1991) tente de clarifier les dis-tinctions entre quatre types d'invites en fonction de la disponibilité de l’information perceptible et du caractère réel des invites perçues (Figure 8).

24 Par exemple, l’air invite à respirer et le sol horizontal, rigide, plan et étendu invite au soutien, pour se tenir debout, marcher ou courir.

25 Le concept des affordances est introduit en design dans les années 1980 et par la suite dans la conception des systèmes homme-machine et en design interactif des objets physiques et des interfaces graphiques. L’interprétation incomplète du concept des affordances par Donald Norman dans l’ouvrage The Psychology of Everyday Things (1988) suscite les critiques et le débat toujours actuels.

Figure 8 Quatre types d'invites distingués selon la disponibilité de l'information perceptible et selon le caractère réel de l'invite perçue, proposé par Gaver (1991)

« Invite perceptible »

Une « invite perceptible » représente ce que l’on entend sous le terme « invite » habituellement – la disponibilité des informations perceptibles sur une invite existante. Elle est dotée d’un caractère « réel » puisque implique le potentiel d’une action réalisable par le sujet percevant. Les attributs suggérant le potentiel de l’action sont perceptibles directement et la manière d’agir est intuitivement comprise. Les propriétés de l’invite doivent être vues relativement à la taille du corps, à la disposition des membres et en relation avec les surfaces corporelles.26 Dans ce sens, un dispositif de rafraîchis-sement arpentable ou manipulable représente une invite qui permet de s’approcher et de s’exposer d’une manière plus importante aux flux. La culture peut agir sur le choix opéré par le sujet percevant des invites. Par exemple, dans certaines cultures, on s’accroupit pour s’asseoir, ce qui implique une autre disposition spatiale d’un siège.

« Fausse invite »

Lorsque l’information perceptible existe mais la possibilité d’action à laquelle elle invite n’est pas réalisable, il s’agit d’une « fausse invite ». Les individus peuvent par erreur/à tort essayer d’agir sur une fausse invite. Par exemple, une poignée verticale peut suggérer la possibilité de tirer la porte, alors qu’elle est fermée à clé. D’une manière analogique, un dispositif de rafraîchissement dont on saisit la présence mais qui ne procure pas des effets rafraîchissants, peut être désigné comme une

26 Par exemple, les éléments que l’on peut saisir et toucher (appuyer, tirer) mis à hauteur des mains/bras et avec une volumétrie correspondante représentent des invites apparentes. Une invite à s’asseoir située à hauteur du genou du sujet percevant est une disposition fonctionnelle d’un siège.

fausse invite. Par exemple, le piéton peut se rendre compte tardivement en se rapprochant qu’une fontaine n’est plus alimentée en eau, ou qu’un gazon est synthétique. Attiré par une fausse invite, le piéton peut finir par se retrouver dans une ambiance climatique « inconfortable » ou en opposition avec ses attentes, caractérisée par l’absence de l’humidité autour de la fontaine non fonctionnelle, ou par la qualité de l’air détériorée par le réchauffement du gazon synthétique (Figure 9 à gauche).

Les informations existantes erronées peuvent mener à des actions inappropriées et potentiellement dangereuses, comme par exemple, la traversée d’une porte en verre fermée qui semble ouverte ou du sable mouvant qui apparaît stable (Gibson, 2014).

Les fausses invites peuvent inciter les interactions diverses. Certaines fausses invites peuvent favori-ser l’action exploratoire sur des invites évidentes pour en découvrir (le caractère réel ou caché) d’autres. Les informations disponibles par l’observation indiquent la possibilité d’une action et c’est en l’effectuant que l’on reçoit en retour des nouvelles informations révélant l’invite réelle ou l’activité que l’on peut entreprendre. Gaver (1991) introduit cette notion sous le concept des « affor-dances séquentielles » référant à des « situations dans lesquelles agir sur une invite perceptible con-duit à des informations indiquant de nouvelles invites ». Cette notion est illustrée par une poignée pivotante, dont on saisit l’usage réel à travers les mouvements exploratoires et les informations tac-tiles reçues en retour. Dans l’espace urbain le piéton peut constamment découvrir de nouvelles in-vites et s’avérer à la réalité des unes déjà perçues, principalement par les déplacements, par l’exposition du corps et par le toucher.

« Rejet correct »

« Rejet correct » désigne une invite inexistante et imperceptible. Comme le remarque Gaver (1991), l’homme généralement ne pense pas à réaliser une action dans un environnement qui n’offre pas la possibilité de la réaliser. L’urbaniste américain William H. Whyte (1980) souligne l’importance du caractère perceptible des indices pour les usages : « La visibilité est importante. Si les gens ne peu-vent voir un espace, ils ne l'utiliseront pas »27.

Cependant, on peut citer les usages de l’espace public non suggérés par les indices spatiaux. Par exemple, la réoccupation des lieux délaissés ou le détournement du mobilier urbain, comme l’ouverture des bouches d’incendie pour se rafraîchir. Ces usages renvoient à la notion d’invite

27 Traduction personnelle à partir du texte suivant : « Sightlines are important. If people do not see a space, they will not use it ». Citation issue de Whyte (1980, p.58).

chée pour lesquelles les indices ou idées sur les potentiels usages viennent de l’imaginaire de l’individu même.

« Invite cachée »

Si l’information sur une invite existante n’est pas disponible, il s’agit d’une « invite cachée ». L’existence d’une invite cachée ne peut être perçue que si les informations peuvent être déduites depuis d’autres évidences. On peut supposer qu’il existe au moins trois types de situations qui favori-sent la découverte ou la révélation d’une invite cachée et qui apportent les attributs et indices sup-plémentaires : le comportement d’autrui et les échanges sociaux, la révélation par le comportement exploratoire (à travers les « invites séquentielles ») et l’imaginaire du sujet percevant (cf. Figure 9 au milieu et à droite).

Figure 9 A gauche : L’exemple d’une « fausse invite », le gazon coloré par la peinture fraîche. Face aux restric-tions d’eau et augmentation de la facture d’eau liées à la grande sécheresse en Californie en 2014, les proprié-taires préfèrent colorer la pelouse autour de leurs maisons. Source :http://www.slate.com/articles/technology/future_tense/2015/02/study_climate_change_may_bring_a bout_megadroughts_this_century.html# (consulté en janvier, 2016). Au milieu et à droite : L’exemple d’une « invite cachée ». La fontaine offre la possibilité d’activer les jets d’eau à distance. Sur la partie la plus ensoleil-lée de L’île de Man une fontaine manipulable par les visiteurs est instalensoleil-lée en 2008 dans le parc Mooragh. Les jeux d’eau sont déclenchés par les visiteurs en appuyant sur le bouton. Or, pour le vidéaste il s’agit d’une invite cachée, car d’après sa présentation il ne connaît pas le lieu et l’effet aquatique qu’il va déclencher. Il exclame avant d’appuyer pour la première fois : “I’m probably going to get drenched because there are lot of hidden jets here”. Par la suite il appuie sur les boutons en se baladant, l’un après l’autre, toujours incertain sur les résultats de ses actions, mais les jets et dômes d’eau sont diffusés d’une manière aléatoire dans l’espace avoisinant et il reste au sec. Captures d’écran de la vidéo « Mooragh Park interactive fountains » [2’ 48’’] disponible sur le lien :

https://youtu.be/CLSL2OQHg1I (consulté en octobre, 2016)

D’après Gibson, les invites élémentaires de l’environnement sont perceptibles directement, sans apprentissage d’une durée excessive. À l’opposé d’une action réalisée de façon directe et intuitive pour une « invite perceptible », l'« invite cachée » nécessite des indices supplémentaires ou de l’apprentissage pour que l’action souhaitée puisse être réalisée. Par exemple, tirer la poignée d’une porte est une action intuitive tandis que tourner la clé dans une serrure nécessite l’apprentissage. Dans l’espace public urbain, le potentiel de révélation d’une invite cachée par le comportement ex-ploratoire est étroitement lié au niveau d’accessibilité, à son caractère arpentable, escaladable, sai-sissable et manipulable.

Gaver (1996) souligne l’importance et l’influence de la culture et des conventions sociales pour l’interprétation des codes offerts par le design qui guident nos actions. Ainsi, les attitudes et les acti-vités des autres individus permettent une révélation de l’invite cachée et une construction commune du sens de l’objet, de l’événement ou de l’ambiance partagée.

Les usages non suggérés par l’environnement peuvent être désignés comme les « invites cachées » pour lesquelles l’information supplémentaire provient de l’imaginaire du sujet percevant. Cela sou-ligne le caractère subjectif de l’interprétation des informations disponibles, et la multitude des signi-fications possibles pour une seule invite et sa manifestation physique invariable. Comme l’indique Gibson (2014, p.221), les usages qui peuvent être faits d’un même objet/environnement peuvent différer parmi les individus : « Le fait qu’une pierre soit un projectile n’implique pas qu’elle ne puisse pas également être d’autres choses. »

Aussi, une « invite cachée » se révèle lors de sa manifestation. Gibson (2014) l’illustre avec le requin caché sous l’eau stable. Cette illustration renvoie à la relation dynamique entre le sujet percevant et les effets climatiques éphémères dans le milieu urbain et également au fait qu’un événement peut représenter un danger et une opportunité à la fois.

2.2 Les invites des événements climatiques. L’attention et la mobilité du sujet percevant en