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CHAPITRE 6 L’expérience des événements climatiques dans les installations

6.7.1 Contrôle délégué à autrui : E->R (n)

Une première illustration du cas E->R désignant le contrôle délégué à autrui est l’installation « Blow up » conçue par l’artiste américain Scott Snibbe137 qui comprend deux appareils liés électronique-ment et positionnés dans la salle d’exposition l’un en face de l’autre.

Le premier appareil est posé sur la table dotée d’une chaise. C’est une « console de souffle » (en an-glais breath console), un tableau rectangulaire constitué de douze petits ventilateurs qui fonction-nent comme des capteurs, et d’une manette qui les rend réactifs. Le visiteur est invité à s’asseoir ou à rester debout devant la table, à appuyer sur la manette et à souffler sur des ventilateurs miniaturi-sés. Les capteurs enregistrent les informations relatives au motif de souffle – la direction et la vitesse du flux d’air, puis les transmettent au deuxième appareil.

136 En 1975 Kraftwerk, un groupe allemand de musique électronique illustre l’amour entre récepteur et son émetteur (transmetteur) dans la composition « Antenna » : « I'm the Antenna - Catching vibration, You're the transmitter - Give information! ». Les rôles sont ensuite inversés puisque la voix prononçant les paroles devient l’émetteur et sa bien-aimée devient l’antenne. Ces paroles mettent en avant l’interaction entre émetteur et récepteur opéré par les ondes électromagnétiques et l’entremêlement des machines et des hommes puisque c’est l’homme qui devient l’antenne, l’outil de captation.

137 Scott Snibbe est l’un des concepteurs pionniers expérimentant les « médias interactifs » depuis les années 1980. L’installation « Blow Up » été exposée au Yerba Buena Center for the Arts à San Francisco en 2005, au festival Ars Electronica à Linz en 2006, et au SeMa Biennale à Séoul en 2006.

Figure 56 « Blow up » par Scott Snibbe, 2005. A gauche : Vue d’installation dans l’espace intérieur de l’exposition. Les appareils sont composés en aluminium, acier, les pièces des ventilateurs commerciaux, les mo-teurs, turbines, l’électronique et les logiciels personnalisés. À droite : Esquisse de l’auteur montrant les positions et les activités désignées/attribuées aux visiteurs. Sources : http://www.snibbe.com/projects/interactive/blowup/ (à gauche) et capture d'écran de la vidéo intitulée « KQED Spark - Scott Snibbe » [10’ 16’’] disponible sur : https://youtu.be/X9CIXT9vhGs (consultés en septembre, 2016).

Le deuxième appareil est un mur de douze grands ventilateurs qui se mettent en action lorsque le visiteur souffle sur le premier appareil. Les deux appareils sont synchronisés - lorsque le souffle touche un petit ventilateur particulier, le grand ventilateur correspondant se déclenche immédiate-ment. L’émetteur fait un dosage de la durée et de l’intensité de souffle. De plus, le « souffleur » doit viser précisément un ventilateur particulier étant donné qu’il ne peut en affecter qu’un à la fois.138 Une fois que l’émetteur a terminé son activité de souffler, les grands ventilateurs continuent de re-produire le motif (en anglais pattern) enregistré du souffle le plus récent, dans une boucle amplifiée, jusqu’au moment où un nouveau souffle est réalisé : « When they push down on a bar, the console begins recording, and when they let go, that recording plays over and over again like a simple loop of music. »139

Snibbe prévoit deux types de rôles pour les visiteurs. D’un côté un rôle d’émetteur (« sender ») et de l’autre côté le rôle de récepteur (« receiver »). Chaque rôle a son positionnement spatial et ses activi-tés désignées (prévues).

L’émetteur perçoit à distance les perturbations aérauliques dans la pièce causée par les mouvements des ventilateurs et accompagnée par les effets visuels et sonores associés à la diffusion de l’air ainsi

138 Sur la vidéo représentant le projet on voit un homme souffler sur chacun des petits ventilateurs de façon circulaire. Scott Snibbe. 2005. Blow Up by Scott Snibbe. Vidéo mise en ligne par SnibbeInteractive le 13 fevrier 2008 [2’17’’]. San Francisco. Disponible sur le lien : https://youtu.be/A_ZcNPxnr5o (consulté en juillet, 2017).

139 D’après la présentation de l’œuvre par l’artiste. Scott Snibbe. 2007. Interactive Media Art. Vidéo intitulée « Scott Snibbe Interactive Art Reel 1997-2007 » mise en ligne par Scott Snibbe le 24 mai 2010 [6’51’’]. Disponible sur le lien : https://youtu.be/aMNKcdUGQmw (consulté en juillet, 2017).

qu’aux réactions des « récepteurs ».140 Il semble que le souffleur (l’émetteur) ne peut pas ressentir les courants d’air (on ne voit pas ses cheveux se déplacer) et qu’il n’est pas prévu qu’il les ressente. Cependant tout air contenu par la pièce doit être agité par les rotations des grands ventilateurs, cen-sés transformer l’espace d’une pièce en un « champ de vent ».

Le « récepteur » peut être décrit comme un capteur ou homme-antenne. Il ressent l’information transmise sous forme de vibrations aérauliques par une partie de son corps. La morphologie clima-tique créée autour du mur des ventilateurs est de type « surface ». Le corps du visiteur est touché par le « vent » d’un seul côté - ventral, dorsal ou latéral. Par la présence et le positionnement du corps dans la pièce, le visiteur peut faire un masque aéraulique pour autrui se trouvant derrière. Il existe une incertitude quant au lieu et au « motif » de l’effet diffusé, mais le visiteur s’exposant aux flux est en attente de leur propagation éventuelle.

Bien que l’individu peut traverser l’espace en longeant le mur des ventilateurs, se rapprocher et s’éloigner des sources et expérimenter les flux d’air comme une « interface », sur la vidéo représen-tant le projet141 on ne voit que des visiteurs immobiles, debout, positionnés à distances différentes face au mur des ventilateurs. Aussi, on ne voit pas les visiteurs déplacer leurs mains dans l’air expulsé devant les ventilateurs. Les visiteurs se trouvent uniquement d’un côté de mur, de façon à pouvoir voir en face le(s) émetteur(s). Il parait alors que la localisation des récepteurs est le résultat d’une négociation entre deux invites : percevoir l’émetteur et sentir les effets aérauliques déclenchés par celui-ci.

Dans ce projet le contrôle de la diffusion des effets aérauliques ressentis par le « récepteur » est dé-légué à autrui. Dans un premier temps autrui est « l’émetteur » présent en face, et dans un deuxième temps autrui est un algorithme qui fait diffuser le motif enregistré et amplifié en boucle. Les échanges principaux entre récepteurs et émetteurs sont entretenus par la communication visuelle. Les ajustements comportementaux manifestés par les visiteurs dans une vidéo représentant le projet sont présentés dans l’annexe 1.

Dans les installations étudiées, le contrôle n’est pas exclusivement réalisé par les outils numériques. Comme on va le voir dans le cas d’étude suivant, la manipulation peut comprendre le pompage d’eau et un effort physique considérable. Il s’agit d’un jeu dans lequel les groupes des émetteurs et des récepteurs peuvent anticiper le résultat de leurs actions, qui est une transition climatique soudaine,

140 Sur la vidéo on voit un couple debout devant la table. L’homme se penche, appuie sur la manette et souffle, tandis que la femme observe à côté. En revenant debout, les deux lancent un cri de surprise/joie en percevant les effets produits immédiatement par le mur des ventilateurs d’en face. Scott Snibbe. 2005. Blow Up by Scott Snibbe. Vidéo mise en ligne par SnibbeInteractive le 13 fevrier 2008 [2’17’’]. San Francisco. Disponible sur le lien : https://youtu.be/A_ZcNPxnr5o (consulté en juillet, 2017).

une douche des corps exposés pleinement au soleil. Afin d’aborder la place du jeu et de la détente dans l’aménagement142, les deux équipes d’architectes, le collectif Raum et Fichtre143 ont été invités à imaginer des jeux destinés aux enfants.

Figure 57 « Derrick » par Raum & Fichtre, 2013. A gauche : L’installation temporaire « Le Ring » dans le contexte du parc Pincon, dans le quartier de la Benauge à Bordeaux. À droite : Le moment ou un réservoir d’eau est ren-versé sur une des équipes. Source : http://www.bruitdufrigo.com/index.php?id=187 (consulté en septembre, 2016)

Les collectifs Raum et Fichtre proposent le « Derrick » (2013), une installation qui offre du rafraîchis-sement par le jeu d’équipes qui font « pomper de l’eau » et mouiller les adversaires :

« On propose donc de construire une grande tour (5-6m) en bois au milieu du ring (sur le prin-cipe des Derrick à pétrole), en haut de laquelle sont situés des grands réservoirs d'eau. Chaque équipe est située de part et d'autre de la tour sur le ring, et pompe afin de remplir le réservoir de l'autre équipe.

La première équipe qui a terminé de remplir le réservoir de l'adversaire provoque le bascule-ment de ce dernier sur l'équipe adverse. Remportant ainsi la partie ».144

142 Tout au long du mois de juillet 2013, du 28 juin au 26 juillet 2013, le collectif « Bruit du frigo » réalise un projet d’activation d’espace urbain au cœur du parc Pinçon, dans le quartier de la Benauge à Bordeaux. Le projet consiste en une série d’installations artistiques et architecturales et dans une succession d’activités temporaires qui visent à stimuler le dialogue autour d’un nouvel aménagement pérenne du parc et du quartier. Ces activités ont lieu sur une structure temporaire amphi-théâtrale, avec les sièges et la scène au milieu. La structure en planches de bois, d’une superficie de 250 m2, ressemble à un ring de boxe et s’appelle « Le Ring ». « LE RING. Bataille urbaine, un corps à corps d’idées percutantes. Bordeaux (33) — 28 juin au 26 juillet 2013 ». s. d. Bruit du frigo. Disponible sur : http://www.bruitdufrigo.com/index.php?id=187 (consulté en septembre, 2016).

143 Les deux collectifs nantais imaginent, fabriquent et installent des structures des échelles et espaces variées, basculant toujours entre l’art et l’architecture. Raum est un collectif pluridisciplinaire qui utilise des médiums variés (architecture, urbanisme, installation, scénographie, sérigraphie). Leur pratique est artisanale par essence, ils testent manuellement les problématiques en train de s’élaborer. Site officiel du collectif Raum, disponible sur : http://www.raum.fr/RAUM (consulté en septembre, 2016). Fichtre est un collectif d’architectes à la base qui font davantage du mobilier et de la scénographie. Site officiel du collectif Fichtre, disponible sur : http://www.fichtre.org/ (consulté en septembre, 2016).

144 Description du projet sur le site du collectif. « Le Derrick ». 2013. Fichtre. Disponible sur : https://www.fichtre.org/chronologie/2013/2013%20derrick%20le%20duel/2013-Derrick.html (consulté en septembre, 2016).

La structure est assemblée ailleurs et posée au milieu du parc où elle se trouve entièrement exposée au soleil. L’installation s’inscrit dans un contexte climatique caniculaire du mois du juillet 2013 à Bor-deaux.145 Ainsi, outre son caractère ludique, cette intervention artistique a contribué à améliorer le ressenti thermique des participants dans le jeu. Quelques parasols posés autour de la structure « Le Ring » offraient de l’ombre pour le public. Sur une vidéo146, le public est assis à côté et participe acti-vement au jeu, à distance, en encourageant les « acteurs principaux ». Le public est aussi focalisé sur « l’action » – les deux bacs d’eau qui montent en hauteur (on voit les têtes/regards orientés vers les deux au sein du « Derrick » et un homme protégeant les yeux du soleil avec la main). Au moment ou un bac avec de l’eau est renversé, on voit une personne de l’équipe gagnant la douche, s’éloigner rapidement pour ne pas être trempé.

On peut supposer que la participation volontaire au jeu, l’anticipation de la douche, ainsi que la tran-sition vers un état thermique confortable impliquent que les « acteurs principaux » supportent bien cet événement climatique soudain.

Contrairement aux deux cas décrits précédemment, ou les participants (les émetteurs et les récep-teurs) ont pu réaliser une communication visuelle, ci-dessous on présente le cas où l’émetteur n’aperçoit pas immédiatement l’effet climatique qu’il déclenche ni les réactions du public concerné (récepteurs) car il a positionné la tête à l’intérieur de la structure pour s’approprier son rôle.

Dans l’installation « Ecume/Schuim » réalisée par le collectif bruxellois Marcelle Lapompe initiale-ment à l’occasion du festival Nuit blanche à Bruxelles en 2011, une mousse de bulles de savon est projetée sur une place publique et sur l’ensemble des habitants présents. Elle est diffusée en réponse immédiate à l’intensité de l’expression sonore de l’habitant-émetteur. La diffusion de la mousse est liée à un système stroboscopique qui éclaire la mousse selon le rythme et la modulation de la voix. Dans la morphologie du type « milieu », les corps des récepteurs sont enveloppés par l’« écume ».147

145 « Si au cours du mois de juillet 2013, aucun record de chaleur absolu n'a été enregistré (35°C à Paris contre près de 40°C en août 2003), la vague de chaleur débutée le 5 juillet par l'Aquitaine et qui s'est terminée le 27 juillet au Sud-est, a néanmoins été remarquable : à Bordeaux par exemple, la température maximale a dépassé les 30°C 18 jours consécutifs (battant le record d'août 2003). » Billet en ligne « Bilan été 2013 : les chiffres clés ». 2013. La Chaîne Météo. Publié le 08 septembre 2013. Disponible sur : http://actualite.lachainemeteo.com/actualite-meteo/2013-09-08-02h41/bilan-ete-2013---les-chiffres-cles-22452.php (consulté en septembre, 2016).

146 Derrick. 2013. Vidéo mise en ligne par Raum Raum le 28 août 2013 [1’02’’]. Bordeaux. Disponible sur le lien : https://vimeo.com/73298490 (consulté en septembre, 2016).

147 Description du projet par les auteurs : « À l’abri d’une cabine insonorisée, et donc en toute discrétion, les passants sont invités à pousser un cri (de colère, de joie, de frustration, de bonheur) qu’une mystérieuse machine va traduire en mousse, selon son intensité. Écume, nuage, poésie ? L’effet visuel onirique est immédiat, tandis que l’espace public se trouve peu à peu envahi par cette masse blanche et légère. Cette installation multidisciplinaire invite à l’expression verbale dans sa forme la plus brute. Elle rend autant hommage qu’elle sublime les logorrhées entendues dans les lieux de vie nocturne. Joyeuse et un peu dingue, cette « Écume » transforme rue et place en un étrange terrain de jeu surréaliste où le cri silencieux devient bulle de savon. »

Parmi les usages non prévus dans la conception du projet, les auteurs remarquent l’entrée à plu-sieurs dans la cabine dédiée à l’expression sonore des habitants et initialement prévue pour une ex-périence individuelle. Aussi, les habitants ont poussés des « cris défoulatoires », des purs cris, alors que les auteurs anticipaient une gamme d’émotion plus subtile. Ce comportement du public est compris comme une tendance à tester les limites du système réactif et à mobiliser son potentiel au maximum. Pour voir l’effet déclenché et les réactions des récepteurs, les habitants dotés du rôle émetteur ont crié et sont sorti aussitôt, puis revenus de la même manière plusieurs fois. Cette curio-sité a incité les transitions multiples de l’émetteur entre un dedans et un dehors. Comme le notent Reeves et al (2005), l’isolation des acteurs-principaux peut contribuer à la curiosité du public qui anti-cipe la réalisation du rôle d’émetteur et favoriser les échanges et collaborations entre participants (entre spectateurs/récepteurs et acteurs-principaux/émetteurs, mais aussi entre public et artistes, personnel assurant l’accueil et le fonctionnement technique de l’œuvre).

Figure 58 Les images illustrent le projet « ECUME/SCHUIM » conçu par le collectif Marcelle Lapompe en 2011. Source : http://www.hit-m.org/marcellelapompe/ (consulté en juillet, 2017).

La mousse inspirait le jeu et de nombreux rapports au corps : se jeter dans la mousse, se faire la barbe, transporter des poignées de mousse, se placer sous le jet comme si c’était une cascade ou une douche, traverser la mousse incongrue (chaise roulantes, vélo). L’installation est également devenue un lieu de rencontre (« on se rejoint à la mousse ») et les traces de mousse ont été visibles loin du site d’installation (envahissement de l’espace public). Ainsi, la zone d’influence du dispositif se ré-pand au-delà de la place publique affectée immédiatement par la projection de la mousse, du fait de son caractère transportable et du fait des usages ou des modifications des flux piétonniers qu’elle suscite.

Citation issue du site officiel du collectif MarcelleLaPompe, disponible sur : http://www.marcellelapompe.be/ (consulté en juin, 2014).

Les trois installations présentées dans cette partie illustrent le schéma d’un ou de plusieurs émet-teurs déclenchant des effets climatiques diffusés directement sur le corps d’un ou de plusieurs récep-teurs (E->Rn). Les habitants dotés du rôle de réceprécep-teurs peuvent voir la source et anticiper le lieu de projection, puis s’exposer volontairement aux effets diffusés. Dans le chapitre suivant on va aborder le schéma qui implique le ressenti des effets déclenchés par l’émetteur directement par autrui ainsi que par lui-même (E->ER). L’émetteur se trouve localisé dans l’espace parmi les récepteurs, il n’est pas lié à une position particulière ou un lieu à part. Aussi, du fait que les sources de diffusion soient multiples et déclenchées de manière aléatoire, l’incertitude existe au regard de l’intensité d’effet diffusé ainsi qu’au regard du lieu de diffusion.