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Jeu d’exploration et de construction d’ambiances climatiques partagées

CHAPITRE 5 Expérience climatique dans les travaux d’avant-garde artistique et

5.6 Jeu d’exploration et de construction d’ambiances climatiques partagées

Les années 1950 sont marquées par la croissance démographique, économique et industrielle, qui se poursuit par les phénomènes d’exode rural et d’urbanisation accélérée. Le modèle fonctionnaliste du Mouvement moderne appliqué dans la construction massive des nouveaux ensembles et des villes nouvelles occidentales européennes se trouve fortement critiqué et remis en question par l’avant-garde artistique et architecturale qui monte en puissance dans les années 1960. En s’opposant à la ségrégation des usages (habiter, travailler, circuler, se divertir), et à la conception architecturale cen-trée sur un homme « idéal » ou « standardisé », la réflexion critique architecturale et urbaine met en avant l’expérience sensible de l’espace dans une ville « relationnelle »78.

Les travaux du mouvement l’Internationale Situationniste et le projet « New Babylon » sont d’abord une critique de la ville moderne, avec les problèmes du logement et de la circulation routière aug-mentée. Ainsi l’accessibilité de l’espace public aux piétons est diminuée au détriment de la voiture, les habitants sont enfermés dans les cellules communautaires et dans les blocs d’habitations alié-nants et étanches. Pour Constant, l’enjeu le plus important est la « destruction lente, mais complète de la ville comme un espace de vie partagé ».79

La proposition avancée par Constant repose sur l’intégration de nouveaux outils technologiques dans l’organisation de la ville afin de permettre aux habitants de devenir les créateurs des ambiances et de la vie urbaine à travers le jeu et l’exploration.

Grâce à l’automatisation des moyens de production, manuels et répétitifs, l’homme est enfin libéré du travail et devient « Homo Ludens », nomade autonome qui peut recréer son entourage à volonté. La coexistence des néo-babyloniens et des milieux « polyatmosphériques » comme le produit princi-pal est identifié à l’accomplissement de la vie (Sloterdijk, 2013, p. 583). L’idée sous-jacente est que le temps dédié exclusivement au travail créatif donne lieu à une vie d’indépendance et de l’autonomie de l’individu :

« Réussir sa vie, c’est la créer et la recréer sans cesse. L’homme ne peut avoir de vie à sa me-sure que s’il la crée lui-même. Quand la lutte pour l’existence ne sera plus qu’un souvenir, il pourra, pour la première fois dans l’histoire, disposer librement de la durée de sa vie. Il

78 Parmi les premières auteurs dans les années 1950, les architectes et urbanistes Aldo van Eyck, Alison et Peter Smithson de Team X, le mouvement Internationale Situationniste, Kevin Lynch (Rouillard, 2004).

79 Traduction libre: « A strictement parler, les urbanistes modernes ne considèrent que deux aspects de la ville : circulation rapide et construction d'habitat. Cela s'explique peut-être par l'industrialisation rapide et ses chagements conséquents dans le quotidien. Seulement les urbanistes échouent également dans ce simple champ pratique du fait de leurs propres limites. Habitat et circulation automobile sont devenus de vrais problèmes dans la plupart des villes modernes. Le principal problème cependant, bien que peu ou pas mentionné, est la destruction lente et complète de la ville en tant qu'espace vécu partagé. » Citation issue de l’entretien avec l’auteur (Westenburg, 1962).

ra, en toute liberté, donner à son existence la forme de ses désirs. Loin de demeurer passif face à un monde où il se contente de s’adapter, tant bien que mal, aux circonstances exté-rieures, il voudra créer un autre, dans lequel on réussit sa liberté. » (Lambert, 1997)

La notion de jeu mise en avant dans la « Nouvelle Babylone » est en partie une réponse opposée au « spectacle » et aux effets aliénants induits par les formes urbaines et par l’architecture fonctionna-liste, impliquant un sentiment d’ennui et de passivité. Le potentiel de jeu réside dans sa capacité de transformation illimitée, suscitant les émotions intenses de l’anticipation et de l’espoir.

Dans l’ « Architecture de l’air », la création des microclimats par les habitants en tous lieux est antici-pée avec une idée conceptuelle sous-jacente : en s’engageant à la reconfiguration des conditions ambiantales, l’homme est conscient de l’espace constamment. Klein clarifie que c’est un futur chan-gement profond de la sensibilité humaine aux questions climatiques et spirituelles qui va faire de la « cité climatisée » la réalité. La cité climatisée ne sera pas accomplie par des miracles technologiques, mais à travers le changement de la sensibilité humaine à l’avenir.80

Cedric Price de son côté croit que la pratique conventionnelle de la planification urbaine et architec-turale est surdéterminée et qu’elle résulte en « solution sécurisée » et en « praticien sans éclat ». En termes d’usages, Price reconnaît le changement, le hasard et l’indétermination comme des facteurs principaux inévitables en réalité et inclut l’incertitude programmatique dans la conception du pro-jet.81 Pour modéliser les situations imprévisibles, Price intègre les technologies de l’information, la cybernétique et la théorie des jeux dans la conception du « Fun Palace » :

« Ainsi, il s'agit d'une autre règle pour l'architecture en général : elle doit ouvrir de nouveaux appétits, de nouveaux désirs - ne doit pas résoudre des problèmes, l'architecture est trop lente pour résoudre les problèmes. »82

« Fun Palace » est une armature structurelle de dix étages, une ossature vide et changeable permet-tant aux usagers de modifier les conditions climatiques, d’arranger les espaces intérieurs et de

80 Étonnement, Klein propose le « zonning » à l’image des villes modernes. La ville est divisée en secteurs - zones résidentielles, zones de loisirs, du travail, de l’industrie, et de l’équipement mécanique. Les services collectifs tels que les cuisines et les salles de bains, se trouvent également en sous-sol, soigneusement écartés des espaces de la vie quotidienne et visibles à travers la large couche du sol en verre transparent.

81 Son approche des loisirs créatifs, de l’éducation alternative et de la culture non-institutionnalisée (tous dirigés par des usagers à la fois spectateurs et acteurs principaux) est proche des concepts l’Internationale Situationniste, notamment à travers le contact avec le poète Alexander Trocchi.

82 Traduction libre : "So that is another rule for the whole nature of architecture: it must create new appetites, new hungers-not solve problems, architecture is too slow to solve problems." (Cedric Price dans Price et Obrist, 2003, p. 57)

çonner les activités qui s’y déroulent. L’entrée principale n’existe pas et les seuls éléments stables sont des colonnes et des poutres.

L’infrastructure proposée est un jeu de pièces (« kit of parts ») adaptable aux souhaits provisoires. L’espace peut croître ou diminuer et l’intensité des paramètres climatiques est ajustable selon les activités et le nombre des personnes présentes. Le contrôle environnemental est assuré au moyen des éléments cinétiques (murs, panels de toit déplaçables, les grues et modules préfabriqués) et au moyen de projections de flux comme les rideaux d’air chaud, le rayonnement ultraviolet, les bar-rières optiques, les zones statiques de vapeur et la dispersion de brouillard. Le jeu principal pour les habitants consiste en auto-organisation et en mise en œuvre des systèmes et des éléments spatiaux disponibles.

Figure 35 Diagrammes du projet Fun Palace, Cedric Price, 1961-65. Les illustrations montrent l’enveloppe du bâtiment réfléchissant les rayons solaires directs et permettant la lumière diffuse, les mur-tampons insonori-sants, les bulles individuelles et partagées dans lesquelles les habitants réalisent les activités diverses, la scène avec les acteurs et spectateurs, les systèmes mécaniques mis à disposition. Source : Lobsinger, 2000b.

En même temps, les algorithmes développés sur la base du « feed-back » et des modèles de compor-tement enregistrés83, anticipent et proposent les probables approvisionnements en électricité, chauf-fage, ventilation et climatisation, la télévision et les technologies de communication, adaptés et con-venables selon les activités. Les moyens cybernétiques ne prétendent pas une prédiction précise de l’avenir, mais offrent simplement une distribution des futurs possibles (Mathews, 2006). Le système sauvegarde les requêtes et les choix des utilisateurs précédents permettant aux nouveaux utilisa-teurs d’apprendre les choix effectués et les modèles d’utilisation expérimentés pour les redéployer ou en inventer de nouveaux. Le système proposé dans le « Fun palace » réagit de façon bilatérale – conversationnelle entre les entités. Même sans un objectif ou un programme spécifique, le « Fun

83 Les données sont enregistrées en permanence dans un réseau accessible aux habitants du « Fun Palace ». Par cette posture ce projet résonne avec l’internet et avec les communautés du partage de données électroniques comme les modèles de l’« open source » et des « commons ».

palace » susceptible d’anticiper et de répondre aux modes d’usages potentiels a aussi le pouvoir de s’autoréguler84. Le contrôle direct par les habitants des ambiances et configurations proposées par les systèmes cybernétiques ont pour objectif d’inviter ou d’encourager les citoyens à s’impliquer dans les activités collaboratives et éducatives de la création des atmosphères communes.

5.7 Engagement corporel dans la construction et dans l’expérimentation des effets