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La « guerre globale » décrite par Hardt et Negri est donc également une guerre des images dont l’attaque du 11 septembre a été une espèce de porte-parole. Afin de comprendre le rôle principal des images des guerres et des conflits actuels il s’avère nécessaire d’explorer, ne serait-ce que de façon tangentielle, une autre idée clé, celle de l’exception.

Après la publication de l’ouvrage État d’exception – Homo sacer, écrit par le

philosophe italien Giorgio Agamben et publié en France en 2003, l’expression (état

d’exception) tirée du titre du livre est devenue un lieu commun ainsi qu’un concept

maintes fois cité pour décrire la condition dans laquelle nous vivons aujourd’hui, notamment après l'évocation de la guerre contre le terrorisme organisée par les États-Unis après 2001. Nous n’envisageons pas, dans l‘espace de cette recherche, d’aller trop loin vers la conception juridique de l’état d’exception. Néanmoins, tout en rappelant l’œuvre d’Agamben, il va falloir retenir l’idée basique et originelle de la tradition légale allemande qui définit l’état d’exception comme la suspension temporaire de la constitution et des règles de la loi et d’essayer de le trouver des liens avec la production d’image qui nous intéresse ici.

Dans son livre, Giorgio Agamben définit cet état comme une situation imposée par des mécanismes juridiques mis en pratique par la suspension totale ou partielle des droits constitutionnels afin de maintenir l'ordre constitutionnel, à savoir la suspension totale ou partielle de la loi (quelle que soit la constitution en vigueur), dans l’objectif de sauvegarder la loi elle-même. Objectif donc paradoxal et fondé sur un mouvement négatif, car pour y parvenir, il serait nécessaire d'aller contre la loi que ce même mécanisme entend sauvegarder.

En France, pour désigner l’état d’exception, le gouvernement et les médias préfèrent les expressions état d’urgence ou état de siège, ce qui confirme la remarque d’Agamben sur la façon dont les nations prennent position à partir des terminologies qu’elles utilisent pour nommer cet état, quand il note que « la terminologie est le moment proprement poétique de la pensée, les choix terminologiques ne peuvent jamais être

neutres. »184. Dans tous le cas, l’idée principale est celle de la suspension de la loi constitutionnelle à cause d’une période de crise ou de danger comme une guerre, par exemple, et dont le pouvoir (soit celui d’un président élu ou d’un dictateur) assume des connotations extraordinaires pour que l’ordre public puisse être préservé. Au risque de trop simplifier, c’est ce passage d’une figure juridique particulière et localisée dans un temps et un espace à une logique de gestion et contrôle politique en général qu’il convient donc de retenir de la définition d’Agamben. Dans les démocraties contemporaines, l’état d’exception, en dépassant les pratiques politiques et juridiques, crée une indétermination qui permet l’acceptation et la résignation face à des dispositifs de contrôles jusqu'ici jugés irrecevables. La gestion de la vie pendant l’état d’exception (soit la gestion politique, sociale ou policière) rend normales, naturelles et souhaitables des pratiques de contrôle qui, dans des pays en situation de paix et d’ordre social seraient considérées inadmissibles. À cet égard, il est inutile de rappeler à ceux qui vivent à Paris, par exemple, la normalisation et la banalisation du geste d’ouverture des sacs à main et des manteaux à chaque passage et à chaque entrée dans les musées et les espaces publics tels que les stations de métro et les centres commerciaux, ainsi que l’attente patiente dans les queues pour le passage obligatoire sous les portails de détection de métaux. Il s’agit là de tout un arsenal réel et symbolique de dispositifs de contrôle qui se révèlent normaux au fil du temps, normalisant ce qui devrait être exceptionnel. Il est possible de prouver cela en observant l'attitude passive de la majeure partie de la population qui dépasse l'accord tacite à l’égard de ces nombreux contrôles quotidiens, en allant jusqu’à l'indifférence serviable vis-à-vis du déplacement des réfugiés dans la ville par les services municipaux et la police, ainsi qu’à l’égard des actions policières lors des manifestations politiques au cours desquelles sont utilisées à profusion les bombes lacrymogènes en vue d’un effet moral et des balles en caoutchouc. Tout cela démontre que cette gestion, celle de l’état d’exception, devient présente et est opérée dans la vie quotidienne de façon concrète et non seulement de façon symbolique ou métaphorique. On s’habitue au contrôle et à la répression comme s’ils avaient toujours été là.

Alors, si le concept d’état d’exception est clairement contradictoire, car son usage a été prévu en tant que dispositif de suspension de la constitution pour bien pouvoir la sauver, il est important de noter que, si à l’origine il était censé être temporaire, c’est

contradiction : une fois résolue la crise, on annule l’exception et on en revient à la norme. Cependant, comme le notent Negri et Hardt, « Quand la crise n'est plus limitée et spécifique, mais devient une omni-crisis générale, quand l'état de guerre et donc l'état d'exception deviennent indéfinis ou même permanents, comme c’est le cas aujourd'hui, alors la contradiction est pleinement exprimée et le concept prend un caractère entièrement différent »185.

Toujours en suivant la pensée de Negri et Hardt pour tracer les bases de ce « nouvel état de guerre globale » (new global state of war), il serait nécessaire de compléter la notion légale et juridique de l’état d’exception avec un autre élément d’exception, à savoir, l’exceptionnalité des États-Unis, « la seule superpuissance restante. La clé de la compréhension de notre guerre mondiale réside dans l'intersection entre ces deux exceptions »186.

En quoi se consiste cette exceptionnalité nord-américaine et pourquoi relève-t-elle de l’état actuel de guerre globale et de notre sujet de recherche ? C’est dans la mesure où l’exceptionnalité des États-Unis est une question de visualité : être vue comme la seule vraie nation démocratique et pouvoir faire voir sans être vu en utilisant une technique visuelle hautement technologique (par le biais de l’utilisation de drones, de techniques de guerre hybrides et de l’espionnage numérique). Dès lors que, toujours en suivant Negri et Hardt, « d'une part, les États-Unis ont, dès le début, prétendu être une exception à la corruption des formes de souveraineté européenne et, en ce sens, ont servi de phare de la vertu républicaine dans le monde »187, nous nous trouvons dans ce cas dans l’affirmation de l’identité d’une nation face aux autres basée sur cette vertu, sur cette notion exemplaire d’être un modèle. Il s’agit là d’une vertu qui rend unique cette nation, donc, indispensable et qui lui confère cet exceptionnalisme. C’est une vertu qui lui garantit une position en dehors de la loi, encore un autre exceptionnalisme. Par rapport à cet aspect d’être en dehors de la loi, il est notoire que les États-Unis se dispensent de

185 Antonio NEGRI et Michel HARDT. Multitudes - War and democracy in the age of the Empire, op. cit., p. 8. (C’est nous qui traduisons) : « when crisis is no longer limited and specific but becomes a general omni-crisis, when the state of war and thus the state of exception become indefinite or even permanent, as they do today, then contradiction is fully expressed, and the concept takes on an entirely different character. »

186 Idem, p. 8. (C’est nous qui traduisons) : « the only remaining superpower. The key to understanding our global war lies in the intersetion between these two exceptions. »

187 Ibidem, (C’est nous qui traduisons) : « on the one hand, the United States has from its inception claimed

to be an exception from the corruption of the European forms of sovereignty, and in this sense it has served as the beacon of republican virtue in the world. »

plusieurs accords internationaux concernant le climat, le désarmement, les droits de l’homme et l’usage de la torture, pour n’en citer que quelques-uns. Cette position exceptionnelle consistant à être en dehors, à l’écart, permet de garantir la gestion de sa propre exemplarité et donc sa propre visualité avec une marge de manœuvre plus large.

Si ce point, déjà tellement débattu et connu, mérite cette brève réflexion, c’est parce qu’il n’est plus possible de penser au régime d’images produit au sein de cet état d’exception mentionné ci-dessus, sans penser à ce nouveau statut de la guerre contemporaine, permanente, globale et (hybride) dont les États-Unis sont un agent fondamental, parce que ce sont eux qui distribuent les cartes188. En fait, la figure des États-Unis, en tant que représentant majeur de ce que Hardt et Negri appellent l’Empire, s’avère quelque peu hyperbolique. Il est clair que toute cette situation d’exceptionnalité attribuée à une seule nation devrait être étendue à un ensemble de nations dont le pouvoir de décision global est incontesté. En revanche, le plus correct serait d'attribuer cette exceptionnalité à un ensemble dont le meilleur exemple serait celui des nations appartenant à l'OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord)189, qui forment un système de défense collective, ayant des missions et des objectifs communs (civils et militaires) ainsi que d’alignement et de standardisation des armées.

En même temps, si chaque guerre locale ne peut plus être perçue comme un événement isolé, mais comme un ensemble d’actions interconnectées, faisant partie d’une grande constellation, on pourrait dire la même chose à propos des images produites dans ces situations de guerres et conflits. Au sein de l’indifférenciation propre au réseau d’Internet, ces images, disséminées et éparpillées finissent par donner une apparence morcelée à cette guerre. Nous ne sommes jamais capables d’avoir une vision globale, malgré la globalité de l’état de guerre et d’exception.

Cette indifférenciation fait partie de la visualité de la guerre, il s’agit d’une vraie stratégie, pour utiliser le terme du général Clausewitz. Un bon exemple est le cas des différentes vidéos récentes qui montrent la situation dans la ville d’Alep, en Syrie.

188 Juste pour ne pas oublier : les plus grandes entreprises opérant dans le domaine des réseaux sociaux et du partage de médias sont des conglomérats basés aux États-Unis, dans le de Silicon Valley, en Californie. À savoir: Google (Youtube), Facebook (Instagram,Whatsaap), Apple, Twitter, Microsoft (Skype). 189 Liste des pays membres de l’OTAN en 2017 : Albanie, Allemagne, Belgique, Bulgarie, Canada, Croatie,

Dans ce cas, les mêmes fichiers audiovisuels peuvent être utilisés par les acteurs antagonistes de cette guerre pour un effet de propagande. Les White Helmets est un cas exemplaire. Officiellement connue sous le nom de Syria Civil Defence, les White Helmets forment une organisation de volontaires qui opère dans certaines parties de la Syrie et la Turquie contrôlées par les rebelles. Formées en 2014 pendant la guerre civile syrienne, la majorité de leurs activités en Syrie consiste en une opération de recherche et de sauvetage en réponse aux bombardements, en l'évacuation médicale, l'évacuation des civils des zones dangereuses et la prestation de services essentiels. En plus de ce travail de sauvetage, cette organisation s’est fait connaître en produisant et fournissant des images qui pourraient servir de preuves aux associations internationales telles qu'Amnesty

International et la Syria Justice and Accountability Center pour dénoncer les présumés

crimes de guerre commis par Bashar al-Assad. Malgré cette reconnaissance internationale assez positive (le documentaire intitulé The White Helmets produit en 2016 par Netflix a été primé aux Oscars en 2017), il existe un contre-récit produit par un réseau plutôt aligné sur les positions de la Syrie et de la Russie qui suggère une collaboration des White

Helmuts avec les organisations terroristes qui résistent aux attaques du gouvernement

syrien. Dans ces contre-récits, ils sont accusés d'appartenir à al-Qaïda, de simuler des attentats, de réutiliser les victimes pour l'enregistrement de fausses scènes de bombardements. Toute sorte de théories de la conspiration peuvent germer à partir de là, mais le fait est qu'une bataille sémiotique dans le champ des images est menée des deux côtés.

Les images bougent et agissent dans la logique du rhizome, cependant le réseau où les images bougent est soumis à divers contrôles et pouvoirs. Comment s’en sortir alors, comment ruser et produire une contre-visualité semblent être des questions pertinentes.

CHAPITRE 4