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Dans le dernier chapitre, afin d’analyser la production de cette contre-visualité dans le champ de l’art contemporain et dans une tentative de trouver un paradigme à l’intérieur même de la pratique artistique, nous allons glaner quelques procédés dans une partie de l’œuvre de Jean-Luc Godard, en particulier celle que l’artiste a produite en partenariat avec sa compagne, Anne-Marie Miéville. Il s’agit de procédés qui, tout en jouant le rôle de toile de fond, engendrent des réverbérations dans la production contemporaine et nous confèrent quelques figures d’appui pour porter un regard sur ces œuvres. Cette tentative se justifie par le considérable effort que le couple a mobilisé pour faire face à cette « migration des images », leurs mouvements, leurs déplacements et leurs conséquences ; et, il n’est pas anodin que deux œuvres emblématiques dont nous traiterons ici gardent dans leurs titres même une référence explicite au mouvement et au déplacement, à savoir , Ici et ailleurs (France, 1974, 16 mm, couleur, 50’) et France tour détour deux enfants (France, 1977-78, vidéo, couleur, 12 x 26’), toutes deux réalisées par le couple Godard-Miéville à l’époque où ils étaient à la tête de leur maison de production, la Sonimage.

C’est justement sur cette jonction – entre geste artistique et action politique - que nous croyons qu’il est possible d’évoquer l’œuvre de Jean-Luc Godard. Les procédés expérimentés et mis à l'épreuve durant cette phase de la carrière de Godard avec Miéville sont des gestes qui se répètent aujourd’hui au cours de la pratique des artistes mentionnés ci-dessus. Il s’agit de gestes comme, par exemple, s’exiler, se mettre en marge, décomposer, recomposer, ralentir, déplacer, restituer. L’on peut dire la même chose au sujet des plans de travail, d’attitudes telles que, par exemple, l’autosuffisance (être le maître de sa propre usine) et des tactiques de vaccin, dont nous parlerons plus loin. Il est important de dire qu’une telle référence à Godard est tangentielle et que, en dépit du fait d'avoir été le point de départ de cette recherche, elle ne constitue pas son point central ni son corpus principal. Ces œuvres nous serviront de « paradigmes », de références, de modèles, des formes de pensées aussi bien que de méthode artistique qui nous soutiendront pour mettre en perspective la pratique de certains artistes contemporains.

Cet exercice nous conduira à considérer certains mécanismes de travail réalisés par le couple dans les œuvres citées juste ci-dessus et dont le résultat va à l'encontre de ce que nous qualifions ici de contre-visualité

C’est justement un bruit, un bruit qui parfois devient tonnerre, d’autres fois sifflement de vent. Et d’où vient-il, ce bruit ? Alors, c’est bien à un moment déterminé de la production de Jean-Luc Godard que ce bruit commence à se faire entendre d’une manière plus pressante. Il s’agit de la seconde moitié des années 1970, époque où Godard, avec Mièville, intensifie son travail avec le support vidéographique, ainsi que le travail de création collective et de production indépendante.

Cherchons la femme ! - Anne-Marie

L'expression ci-dessus a été inventée par Alexandre Dumas (père) dans le roman Les Mohicans de Paris (1854). Sa première utilisation figure de la façon suivante dans le roman : « Cherchez la femme, pardieu ! Cherchez la femme ! »28 et elle est

plusieurs fois répétée. Dumas a également utilisé cette phrase dans son adaptation théâtrale de 1864 : « Il y a une femme dans toutes les affaires ; aussitôt qu'on me fait un rapport, je dis : “Cherchez la femme !” »29. Dans l’œuvre de Dumas et dans la façon dont cette expression est restée connue dans le monde entier, son sens peut être résumé par l’idée que s’il y a un problème, c’est souvent une femme qui en est la cause (la maîtresse, la femme jalouse, l'amoureuse en colère). En même temps, si cette phrase exprime l'idée que la source d'un problème donné impliquant un homme est susceptible d'être une femme, cela ne veut pas dire que la femme elle-même soit nécessairement la cause directe du problème, mais aussi qu'un homme peut se comporter stupidement ou de façon bizarre afin d’impressionner une femme ou d’attirer son attention. En laissant de côté le sexisme de Dumas, nous nous permettons cette blague littéraire pour consolider et ne pas négliger le rôle joué par Anne-Marie Miéville dans l’œuvre de Godard à partir des années 1970. On oublie très souvent que la plupart des projets concrétisés à cette époque-là étaient des projets fabriqués à quatre mains, comme le résultat d'un partenariat fructueux, expérimental et très créatif.

Bien que la figure de Miéville ait été négligée lors de l’analyse de la production du couple, il est possible qu’au cours des années de Sonimage, la contribution de cette dernière ait été plus fondamentale qu’on ne l’imagine généralement, et que sa voix ait peut-être été la plus importante du couple. Sur cet aspect, Michael Witt suggère que :

« Il serait certainement possible de soutenir qu'elle était la principale force créatrice de l'entreprise, fournissant de nombreuses préoccupations thématiques qui se reproduisent à chaque nouveau travail, et que Godard occupe un rôle plus réactif, canalisant ses idées sous forme audiovisuelle. »30

Le fait est que le travail de cette époque est le résultat d'un véritable partenariat. De plus, on ne peut oublier que le rôle de Miéville est demeuré un facteur important de Godard dans des projets ultérieurs, comme nous pouvons le constater avec une simple liste: elle a co-scénarisé et co-monté Sauve qui peut (la Vie) (1979), a été collaboratrice dans Passion (1982), a scénarisé Prénom Carmen (1983), a co-monté Je

vous salue, Marie (1985), a coécrit Détective (1985), a coproduit Dernier mot (1988), elle

a pris la direction artistique de Nouvelle vague (1990) et codirigé Soft and hard (1985),

Le rapport Darty (1989), L'Enfance de l'art (1991), Écrire contre l’oubli (1991) 2 x 50 ans de cinéma français (1995), The old place (2000) et Liberté et patrie (2002), sans

mentionner toute la production des années 1970 dont nous parlerons davantage dans la dernière partie de la thèse.

30 Michael WITT, « Going through the motions : unconscious optics and corporal resistance in Miéville and Godard’s France tour détour deux enfants », in A. HUGHES ; J. WILLIANS (orgs.), Gender and

French cinema, New York, Berg, 2001, p. 174-5. (C’est nous qui traduisons) : « It would certainly be

possible to argue that she was the enterprise’s principal creative force, supplying many of the thematic concerns that recur from work to work, and that Godard occupied a more reactive role, channelling her ideas into audio-visual form. »

Frames de la série France tour détour deux enfants, 1976

Ce partenariat se consolide, par exemple, dans France tour détour deux

enfants. En même temps, aux yeux d'un outsider, il reste le brassage des rôles de chacun

dans le processus de création. Il y a le fait concret d'un travail effectué à quatre mains et signé par deux auteurs qui, d'ailleurs, forment un couple. Cependant, il s’agit d’un couple qui ne répond individuellement à aucune fonction spécifique : il est impossible de savoir qui a dirigé les scènes, qui a écrit les textes, qui a réalisé le montage ou qui a choisi les bandes sonores. À la fin des épisodes, la seule information que nous pouvons tirer à la lecture des génériques est celle-ci : « Institut de Production Nationale de l'Audiovisuel et Sonimage (A-M Miéville J-L Godard) ». Aucun prénom n’apparaît, puisqu’ils pourraient dénoncer le sexe, le genre, aucune personne n’est mise au premier plan, le couple se met entre parenthèses après le nom de leur société. C’est la personne juridique de l'usine du couple, la société Sonimage qui est superposée. Plus qu’un désir d'égalité, il semble y avoir là une volonté de différenciation, car le plus important n'est pas la répartition égalitaire du travail – « aujourd'hui tu fais à manger et moi, je fais la vaisselle ; demain,

audiovisuelle et ce qui sort de cette usine c'est ce produit-là. Nous savons également que la présence de Godard dissimule injustement tous ceux qui sont à ses côtés. Par conséquent, cela justifie, peut-être, le soin supplémentaire concernant les génériques de l’œuvre. Ne pas nommer de sorte que le nom ne prenne pas une place plus importante que l’œuvre, le travail en soi, afin que l'un ne vienne pas éclipser l'autre.

Dans leurs « années vidéo », Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, ont fait des recherches sur les potentialités des médias audiovisuels électroniques et ont développé un modus operandi pour faire face aux images et aux informations qui circulaient dans les médias. À vrai dire, cette approche critique des médias s’avère, jusqu'à nos jours, très pertinente. Il est notoire qu’avec Miéville, Godard a créé certains paramètres de travail et, en les fabriquant, le couple a inventé une façon de penser les images par la voie de l’image elle-même, ce qui illustre bien la formule godardienne qui sera développée quelques années plus tard : le cinéma n’est pas un simple instrument de représentation, mais « une forme qui pense ». Cette assertion a été formulée par Godard à la fin des Histoire(s) du cinéma (France, couleur et n/b, vidéo, 264’ en tout), épisode 3a, où la phrase « une pensée qui forme une forme qui pense » apparaît sur la photo du visage de Pier Paolo Pasolini suivie de l’image d’une peinture de la Renaissance.

Ceci dit, même si dans le titre de cette thèse nous mentionnons l’expression « fond godardien », il faut absolument souligner la présence très importante d’Anne-Marie Miéville dans la composition et la création de cette référence.

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Malgré l’admiration que l’on éprouve pour lui, il ne sera pas question de transformer Godard et sa pratique en un paradigme rigide. A l’inverse, l’objectif consistera à faire usage de son œuvre et de sa pensée en tant qu’outil d'analyse et de critique. C’est pour cela que nous faisons tout simplement référence à un bruit de fond. Il s’agit d’un « bruit de fond godardien » qui, selon le cas, peut devenir plus fort ou plus faible et, parfois, passer de la cacophonie à la musique.

La proposition est donc d’avoir cette façon de penser, cette formule créée surtout pendant les années Sonimage, en tant qu’un outil, parmi d’autres, capable de soulever des questions qui s’avéreront utiles pour l'analyse et une approche d’un ensemble de certaines œuvres contemporaines. Il s’agit des performances, des vidéos, des installations et des collages résultant du travail et de la recherche d’un groupe d’artistes choisi en fonction de la relation entre leurs œuvres et les images d’amateurs des guerres et conflits contemporains. La quête est la possibilité de construction d’un dialogue et d’une interlocution par le biais desquels il serait possible d’envisager les questions relatives aux flux et aux mouvements migratoires de ces images de guerres et conflits, la notion de document et d’archive et les images d’amateurs.

Cette recherche s’inscrit dans l’étude de démarches artistiques ultra-contemporaines à propos desquelles il existe encore très peu d’écrits universitaires. C’est pourquoi nous avons choisi d’aborder une approche pluridisciplinaire de ce sujet afin de rendre compte de ses diverses formulations.

C’est ainsi que les chapitres abordent des thèmes relevant des approches historiques, esthétiques et politiques et, aussi et surtout, de la culture visuelle (visual

culture) autour des écrits de Michel Foucault, Walter Benjamin, Michel de Certeau, Serge

ont permis de comprendre des notions telles que celles de document, vernaculaire, montage, visualité, contre-visualité et circulation dans les œuvres analysées.

Il s’agit, par conséquent, dans cette thèse inscrite en « Arts et médias », d’aborder la pratique d’un groupe hétérogène d’artistes possédant un rapport commun par l’usage qu’ils font des images vernaculaires de guerre, non au regard d’une seule discipline, mais plutôt de former une approche pluridisciplinaire qui révèle les spécificités de ces pratiques artistiques.