• Aucun résultat trouvé

Les correspondances entre les notions de vision et de pouvoir sont nombreuses dans les Sciences Humaines et la Philosophie. Plusieurs modèles ont été analysés afin d’établir le rapport entre les mécanismes de visions et le pouvoir qu'ils engendrent. On connaît l’analyse foucaultienne du système panoptique de Jeremy Bentham70, où le principe du voir sans être vu établi par Bentham dans des structures

69 Citation d’un extrait de la vidéo intitulée Landscapes of war, à propos des series Small Wars (1999-2000) et Palms (2003-04) de la photographe Am-My Lê (1960, Saigon, Vietman), réalisée par le San Francisco Museum of Modern Art – SFMoMA, en avril 2008. (C’est nous qui traduisons) : « Growing-up in Vietnam during the war was actually not that dramatic for me. War was part of our life and we could wake-up and go to school and at night there would be mortars falling. I don’t think I ever realized how frightening war was until I was actually in the United States looking at the news and looking back at the footages. I think that is when I realized how scaring that war was. ». Disponible sur : https://www.sfmoma.org/watch/-my-le-landscapes-war/

carcérales de l'ère moderne traduit les mécanismes des processus de discipline et de subjectivation dans l’émergence de l'homme moderne : la famille nucléaire, l'école, l'armée, l'hôpital et au cas où tout échoue, les prisons. Selon Foucault, dans l’œuvre

Surveiller et punir. Naissance de la prison71, qui traite du système panoptique, la discipline investie sur les corps est engendrée par ce régime de visibilité. À cet égard, il dira même qu’il s’agit d’un piège : « la visibilité est un piège »72 qui fonctionnerait par ce principe asymétrique du panoptique, du voir sans être vu. Il s’agirait d’un piège puisque, en se croyant constamment observé, le sujet finit par intérioriser la surveillance et en vient à exercer lui-même, dans sa propre vie, le service de la sentinelle, car « celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir. »73 Plus d'une décennie auparavant, Foucault lui avait-même publié La

naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical74, ouvrage dans lequel l’auteur explique, à partir de l’étude du processus de diagnostic médical, la dynamique du pouvoir entre médecins et patients ainsi que l'hégémonie du savoir médical dans la société. Dans ce cas, c’est aussi le regard qui constituait la base d’où Foucault est parti afin d’élaborer la dynamique particulière dans les relations de pouvoir et les mécanismes disciplinaires repris plus tard dans Surveiller et punir.

Intérieur de la prison Presidio Modelo, à Cuba, inactif aujourd'hui, construit sur le modèle du panoptique.

prisons de son époque et aurait pu s'appliquer non seulement aux prisons, mais également à tout autre type d'établissement fondé sur la discipline et le contrôle. Voir la réunion des lettres écrites par Bentham dans Jeremy BENTHAM, Panoptique : Mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons

d’inspection, et nommément des maisons de force. Paris, Éditions Mille et une nuits /Fayard, 2002.

71 Michel FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 2018.

72 Idem, p. 234

73 Idem, p. 236

74 Michel FOUCAULT, La naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, Presses Universitaires de France, 1963.

Ainsi, ce modèle foucaultien est très connu et a été repris dans plusieurs études à propos de l’image et du regard et des imbrications de ce dernier avec la question et l'exercice du pouvoir et de la visualisation de l’histoire. Dans Surveiller et Punir la notion de visualité s’insinue au moment où Foucault parle des « tableaux » : « La première des grandes opérations de la discipline, c’est donc la constitution de “tableaux vivants” qui transforment les multitudes confuses, inutiles ou dangereuses, en multiplicités ordonnées. »75 À partir de cela, une manière de nomination du visible76 se constitue afin de rendre possible « une forme de voir qui dicterait ce qu'il est possible de dire. »77

Si la notion de « visualité » s’insinue, sans jamais être réellement écrit, déjà dans le textes de 1966 et 1975 de Foucault (respectivement Les mots et les choses et

Surveiller et Punir)il n’est pas pour autant recourant dans le domaine des études visuelles en France. Dans l'une des rares traductions françaises d’un texte de Nicholas Mirzoeff, publiée à l'occasion du lancement d'un recueil de textes organisés par Gil Bartholeyns78

afin d’introduire quelques chercheurs du dit Visual Studies dans l’univers francophone, l’auteur essaie de construire deux notions interdépendantes qui nous seront très utiles dans cette recherche : la « visualité » et la « contre-visualité ». Pourtant, il est possible de noter que ces termes, expressions d'un anglicisme, sont curieusement absents de la plupart des dictionnaires de la langue française. Dans le correcteur Word, par exemple, le mot « visualité » n'y est même pas inclus. Si l’on tape ce mot, la correction du logiciel insiste pour nous proposer un terme voisin tel que le verbe « visualiser », au lieu du nom. Et dans les logiciels de correction le plus connus, on y trouve les mots « visibilité », « visualisation » comme option, mais jamais le terme « visualité ». Dans le dictionnaire en ligne Reverso Dictionnaire, le terme apparaît de façon laconique comme suit :

« visualité :

nf (arts) importance absolue donnée au visuel, à ce qui est montré. »79

75 Idem, Surveiller et punir, op. cit., p. 164.

76 Idem, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, éditions Gallimard, 1966, p. 141.

Évidemment, il se passe la même chose pour le mot « contre-visualité » et il est possible que cela soit peut-être due au fait que les études visuelles ne sont pas encore très répandues en France. Parmi les théoriciens travaillant dans la culture contemporaine, le champ des Visual Studies chevauche souvent ceux des études cinématographiques, de la théorie psychanalytique, des queer et gender theories, de l'étude de la télévision, ainsi que des études sur des jeux vidéo, des bandes dessinées, des médias artistiques traditionnels, de la publicité, de l'Internet et de tout autre média ayant une composante visuelle cruciale. En attestant cela, il faut mentionner que Gil Bartholeyns, l’éditeur du tout récent ouvrage mentionné ci-dessus, est le titulaire de la première chaire “Cultures Visuelles/Visual Studies” en France, à l’université Lille 3, spécialité qui, en revanche, est largement répandue aux États-Unis, en Angleterre et Allemagne.

Ce que Mirzoeff propose dans le texte « Enfin on se regarde ! Pour un droit de regard », publié dans la sélection organisée par Bartholeyns, est un très bref résumé de son livre intitulé The right to look. A counterhistory of viusality où l’auteur accomplit une tentative d’encadrement historique des termes visualité et contre-visualité dans le domaine de la culture visuelle et de ses implications politiques. Voici la façon dont commence son texte :

« Trois préalables en ouverture : la culture visuelle n’est pas une question d’œil ou de moyen biologique de la vision ; le mot clé de la culture visuelle est par conséquent la “visualité” ; mais la culture visuelle doit être contre la visualité. Cela implique une culture visuelle militante parce qu’on milite contre la visualité. Il sera question ici de visualité et de ce que j’ai appelé la “contre-visualité” pour en appeler à “un droit de regard”. »80

La visualité, selon Mirzoeff, n’est pas la visibilité, ni la vision. Il s’agit d’une notion plus large qui, tout en combinant tout à la fois la visibilité, la vision et l'histoire, forme une toile de fond pour penser la manifestation du pouvoir dans la vie moderne. Cette différenciation, délicate et rusée, est importante. Dans le paragraphe cité ci-dessus, Mirzoeff reprend la réflexion faite par Hal Foster, trente ans auparavant dans un petit

80 Nicholas MIRZOEFF, « Enfin on se regarde ! Pour un droit de regard », in : Gil BARTHOLEYNS (éditeur), op. cit., p. 31.

texte écrit en guise d’introduction au livre Vision and visuality81, dans lequel Foster fait un effort conceptuel de différenciation :

« Bien que la notion de vision suggère la vue comme une opération physique et la visualité comme un fait social, les deux ne s'opposent pas comme la nature s’oppose à la culture : la vision est aussi sociale et historique, et la visualité implique le corps et la psyché. Pourtant, ils ne sont pas identiques : ici, la différence entre les termes signale une différence à l’intérieur du domaine visuel - entre le mécanisme de la vue et ses techniques historiques, entre la donnée de la vision et ses déterminations discursives - une différence, de nombreuses différences, parmi lesquelles nous pouvons nommer la façon dont nous voyons, ainsi que comment nous pouvons voir, comment nous sommes autorisés ou forcés à voir, et comment on voit cela en voyant ou en train de le voir. »82

Cet encadrement fait par Foster ouvre les voies permettant de suivre la recherche entreprise par Nicholas Mirzoeff, qui se concentre sur deux axes principaux : 1) le premier est l’analyse de la façon dont nous fabriquons le monde en fonction de celle grâce à laquelle nous apprenons à le voir, ainsi que de la manière dont nous voyons ce qui, pour sa part, se répercute sur celle dont nous vivons et nous affecte - ici, nous serions dans le domaine de la visualité et 2) le second est le caractère militant et émancipateur de la culture visuelle. À cet égard, dans le passage cité ci-dessus l’évocation du caractère émancipateur de la culture visuelle se trouve bien là : pour changer la manière dont nous vivons il est donc nécessaire de changer notre façon de voir, de rétablir le droit de regard de ceux qui en sont exclus afin de démonter la visualité dominante (l’ensemble des techniques de colonisation de l’espace visuel, la visualisation de cet espace, ainsi que le rapport du haut vers le bas de l’échelle sociale instauré par l’imagerie qui en émerge) – ici, ce caractère émancipateur de la culture visuelle nous amène vers la contre-visualité,

81 Hal FOSTER (éditeur), Vision and Visuality - Discussions in contemporary culture nº 2 , Seattle, Bay Press, 1988.

82 Idem, p. ix. (C’est nous qui traduisons) : « Although vision suggests sight as a physical operation, and visuality sight as a social fact, the two are not opposed as nature to culture : vision is social and historical too, and visuality involves the body and the psyche. Yet neither are they identical : here, the difference

ce qui nous permettrait non seulement de pouvoir voir autrement, mais aussi de « pouvoir faire voir ». Ce rapport entre le visible et le droit de regard est donc conflictuel et il faut renforcer le fait que, dans ce cas-là, le droit de regard n'est pas semblable et qu’il ne devrait pas non plus être comparé au droit d’être vu, un droit légitimement invoqué par des mouvements tels que le LGBTQ, des mouvements féministes, noirs, indigènes, ainsi que par d'autres soi-disant « minorités ». À ce propos, il faudrait noter que, bien au contraire, si nous suivons le raisonnement de Nicholas Mirzoeff, être vu doit être considéré en tant qu’action passive, assujettie au pouvoir d’une visualité dominante et, par conséquent, non conflictuelle, car elle assume et perpétue le vecteur asymétrique du haut vers le bas propre à la visualité. Selon Mirzoeff, la visualité est toujours dominante, elle incarne le pouvoir. Le droit de regard, à l’opposé, doit faire sa place dans la construction du sensible, dans la culture visuelle, en faisant face à cette visualité dominante. La proposition de Mirzoeff consiste donc en un vaste projet interdisciplinaire qui développe un paradigme à partir des notions citées auparavant (« visualité », « contre-visualité » et « culture visuelle ») avec lesquelles on pourrait interpréter l'histoire en général ainsi que, dans le champ politique, être capable d'y faire face. Ces notions nous serviront aussi à jeter un regard sur les œuvres des artistes du corpus de cette recherche.

Mirzoeff décrit cette opération de la façon suivante : « La visualisation est la production de la visualité, c'est-à-dire la réalisation du processus de "l'histoire" perceptible à l'autorité »83. En résumé, il s’agit d’un modèle qui identifie la visualité comme fondamentale dans l'historicisation et l'hégémonie de ce que l’on appelle couramment « le monde occidental », ainsi que les rapports et oppositions à ses altérites, à ses « autres », c’est-à-dire, à tout ce qui reste en dehors de cette notion d’« occidental » ainsi que de classes subalternes et minorités ethniques.

Dans la contrepartie de ce mouvement, « l'autonomie revendiquée par le droit de regard est ainsi combattue par l'autorité de la visualité »84. La notion de visualité doit

83 Nicholas MIRZOEFF, The right to look. A counter history of visuality, op. cit., p. 3. (C’est nous qui traduisons) : « Visualizing is the production of visuality, meaning the making of the process of “history” perceptible to authority. »

84 Idem, p. 3. (C’est nous qui traduisons): « the autonomy claimed by the right to look is thus opposed by the authority of viusality. »

ici être assimilée à un élément fondamental et constitutif de la notion de contre-visualité ; cette dernière serait son contrepoint de résistance, constituerait une façon de trouver un espace dans lequel les histoires subalternes pourraient parler, avoir une voix ainsi qu’une voie pour critiquer l’autorité hégémonique afin de construire leur propre visualité vis-à-vis d’une vis-à-visualité hégémonique. La contre-vis-à-visualité serait aussi un lieu où l’analyste, l’historien ou le chercheur de la culture visuelle auraient la possibilité de trouver des récits, ou plutôt, des contre-récits capables de remettre en question la domination hégémonique de ce qui est et qui n’est pas visible et, surtout, un moyen de cartographier les vecteurs du regard. La visualité et la culture visuelle constituent un champ de forces.