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La présente recherche a commencé en temps de guerre. Cette thèse, dont l’aboutissement est cette partie écrite, a été entamée et terminée en temps de guerres. Et, selon toute probabilité, aujourd'hui, ces mêmes guerres (diffuses et totales) vont continuer et se poursuivre de manière forte et tenace et sans aucune perspective de prendre fin.

Nous sommes conscients que le terme « guerre », lorsqu’il est prononcé aujourd’hui, peut apparaître comme très généralisant et abstrait. Après tout, de quelle guerre parlons-nous ? L’habitude d’avoir un rapport à la guerre par le biais de l’Histoire nous donne l’impression que, en tant qu’événement passé, la guerre est une expérience qui peut être circonscrite dans un espace et un intervalle temporel bien déterminés et qu’en revanche, dans le temps présent toute tentative de circonscription temporelle et spatiale de la guerre apparaît vaine ou diffus.

À la toute première ligne de l’œuvre Multitudes - War and democracy in the

age of the Empire, Antonio Negri et Michel Hardt affirment : « Le monde est à nouveau

en guerre, mais cette fois-ci les choses sont différentes »159. Avec cette affirmation, les auteurs commencent à dessiner le nouvel ordre dans lequel les guerres et les conflits se configurent à partir de la dernière décennie des années 90 et du début du XXIe siècle jusqu’à aujourd’hui. Selon ces auteurs, dans cette nouvelle configuration, les guerres cessent d'être conçues comme des conflits armés entre États-nations, circonscrites dans un territoire déterminé, et commencent à être perçues en tant que phénomènes globaux et généralisés :

« Traditionnellement, la guerre a été conçue comme le conflit armé entre des entités politiques souveraines, c'est-à-dire, pendant la période moderne, entre les États-nations. Dans la mesure où l'autorité souveraine des États-nations, même les États-nations les plus dominants, est en déclin et qu’il y a la formation d’une nouvelle forme supranationale de souveraineté, un Empire global, les conditions et la nature de la guerre et de la violence politique changent nécessairement. La guerre devient un phénomène général, global et interminable. »160

De même, pour ces auteurs, malgré l’existence, de nos jours, d’une multitude de conflits armés - qu’il s’agisse de ceux définis à l’intérieur de petites tranches de territoire, ou de ceux qui occupent de espaces très étendus - ce que nous pouvons observer ce sont des situations de guerres civiles dispersées, plutôt que des contextes de guerre selon une définition moderne.

Ce bouleversement du paradigme s’avère fondamental pour comprendre la nouvelle physionomie de ce que l’on peut aujourd'hui appeler la guerre et son régime visuel. La définition moderne de la guerre à laquelle font référence Negri et Hardt, est celle construite à partir des écrits classiques portant sur la stratégie et de la littérature de guerre comme, par exemple, les œuvres de Carl Von Clausewitz, Carl Schmitt, Thomas Hobbes et Machiavel. Hardt et Negri comprennent la « notion moderne de la guerre » en tant que conflits perpétrés entre États nations dans une situation où, en comparaison au temps de paix, la guerre était l’exception. Cette situation de guerre se produisait dans un scénario au sein duquel la séparation entre guerre et politique était bien délimitée et même souhaitée par les parties concernées. Selon ce point de vue, la guerre serait seulement un instrument, parmi tant d’autres dans l’arsenal de l’État, prévu pour être utilisé dans le cadre de la politique internationale. Dans ce cas, la figure de l’État-nation restait centrale car la définition et l’attribution d’un ennemi seraient construites par rapport à sa position contre ou en faveur de l'un ou de l'autre État-nation. Dans ce cas-là, l’ennemi serait donc toujours un ennemi de l’État, c’est-à-dire un autre État-nation, un ennemi extérieur et en dehors des frontières. De ce point de vue, la différence entre conflit intérieur et extérieur pourrait encore être bien délimitée, car la guerre était ainsi définie toujours en tant qu’action vers l’extérieur, donc bannie du terrain civil et interne.

L’idée d’un ennemi bien identifié et, surtout, bien géopolitiquement situé, ainsi que la notion de dispute entre deux forces, dessine un scénario caractérisé par une dualité assez claire et présentant très peu d’ambiguïté, ce qui est bien exprimé au début de l’œuvre De la guerre, de Clausewitz où, dans le premier chapitre intitulé « Qu’est-ce que la guerre ? », il propose une première définition en faisant une comparaison entre la guerre et le duel :

sovereign authority of nation-states, even the most dominant nation-states, is declining and there is instead emerging a new supranational form of sovereignty, a global Empire, the conditions and nature of war and political violence are necessarily changing. War is becoming a general phenomenon, global and interminable.

« Nous n’allons pas commencer par une définition pédante de la guerre mais nous nous en tiendrons à son élément essentiel : le duel. La guerre n’est rien d’autre qu’un duel amplifié. Si nous voulons saisir comme une unité l’infinité des duels particuliers dont elle se compose, représentons-nous deux combattants : chacun cherche, en employant sa force physique, à ce que l’autre exécute sa volonté ; son but immédiat est de terrasser l’adversaire et de le rendre ainsi incapable de toute résistance. »161

Si l’on suit Hardt et Negri, on considère que ce modèle dualiste décrit par Clausewitz, caractéristique d’un paradigme moderne de la guerre, n’existe plus. À cela s’ajoute une deuxième conséquence de ce basculement du paradigme de la notion de guerre qui a lieu à partir du changement de la définition de nation souveraine. Selon une définition moderne, les guerres sont des conflits armés entre des entités et des nations souveraines. Or, cette définition s'oppose à la notion de guerre civile, laquelle se caractérise et se façonne par l'existence d’un conflit entre des combattants souverains et non souverains au sein d'un territoire souverain bien défini. Ce qui change aujourd’hui, est le fait que ce n’est plus un territoire souverain qui est le décor où se déroule un combat, car celui-ci a désormais lieu dans un territoire global, selon une logique opérationnelle beaucoup plus proche de l’image d’une constellation que de celle d’un terrain délimité.

« Maintenant, cette guerre civile doit être comprise non pas dans l'espace national, puisque celui-ci n'est plus l'unité effective de souveraineté, mais à travers le terrain global. Le cadre du droit international relatif à la guerre a été sapé. De ce point de vue, tous les conflits armés actuels, chauds et froids, en Colombie, en Sierra Leone et à Aceh, comme en Israël, en Palestine, en Inde, au Pakistan, en Afghanistan et en Irak devraient être considérés comme des guerres civiles impériales, même lorsque des États se sont impliqués. [...] Chaque guerre locale ne doit pas être considérée isolément, mais considérée comme faisant partie d'une grande constellation, liée à des degrés divers à d'autres zones de guerre et à des zones qui ne sont pas actuellement en guerre. Le prétexte à la souveraineté de ces combattants est à tout le moins douteux. »162

161 Carl Von CLAUSEWITZ, De la Guerre, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2014. p. 19.

Étant donné la nature de constellation, non dialogique et asymétrique des combats contemporains ainsi que leur déroulement dans une géographie déterritorialisée, il est évident que la métaphore moderne du duel ne fonctionne plus. Ce changement de statut de la guerre implique encore, par conséquent, deux conclusions, à savoir : 1) que les guerres contemporaines sont, d’une certaine manière, une seule guerre, globale et, en même temps, fragmentée et éparpillée ; et 2) que la situation consistant à être en guerre constitue dorénavant la règle et non plus l’exception, comme c’était le cas auparavant, à l’époque où Clausewitz avait écrit son traité sur la guerre163. Ou, si nous inversons la proposition, l’on pourrait dire que nous vivons dans un régime d’exception et que celui-ci est devenu la norme, ce qui est devenu un vrai lieu commun dans presque tous les discours contemporains à propos du combat contre le terrorisme.

Si nous disons que nous sommes en pleine guerre, il est donc important d’essayer de trouver une définition actuelle de cette guerre pour ensuite examiner les régimes visuels qu’elle engendre ainsi que ses déploiements dans le champ de l’art contemporain et les conséquentes constructions de contre-visualités par rapport à ces régimes.

Il est difficile de déterminer jusqu’à quand le paradigme guerrier de Clausewitz a été valable, cependant, il existe un consensus entre plusieurs théoriciens (W.J.T. Mitchell, Nicholas Mirzoeff, Susan Sontag, Judith Butler, Nathan Roger, Andrew Hoskins, pour n'en citer que quelques-uns) selon lequel il y a eu un tournant dans la façon d’envisager, de pratiquer et, surtout, de visualiser et montrer la guerre. Ce tournant peut être situé à la fin des années 90, pendant le déroulement de deux guerres paradigmatiques en ce qui concerne les rapports entre guerre et image : la Guerre du Golfe (celle du début des années 90)164 et la Guerre du Kosovo (fin des années 90)165. C’est-à-dire les deux

Pakistan, Afghanistan, and Iraq – should be considered imperial civil wars, even when states are involved. (…) Each local war should not be viewed in isolation, then, but seen as part of a grand constellation, linked in varying degrees both to other war zones and to areas not presently at war. The pretense to sovereignty of these combatants is doubtful to say the least. »

163 De la guerre, a été rédigé par Clausewitz entre 1818 et 1830. Dans la préface, écrite par Nicolas Waquet pour l’édition française, on peut lire : « Le célèbre traité du général prussien Carl von Clausewitz représente une tentative unique en Occident pour penser le phénomène de la guerre. Passant minutieusement en revue ses différentes composantes, ce grand stratège propose une théorisation de l’acte militaire compris comme instrument de la politique. » De la guerre, Édition Payot & Rivages, Paris, 2014, p. 7.

164 La Guerre du Golfe (entre le 2 août/1990 et le 28 février/1991)

dernières guerres du XXe siècle166, ce qui correspond, dans le modèle de Mirzoeff, au

Complexe Militaire-Industriel de visualité.

La guerre du Golfe a été la première guerre qui a pu être suivie en temps réel par les gens absents des scènes de conflits, cela veut dire que c’était la première fois que l’on a pu regarder la transmission en directe, via des images de télévision, des actions d’une guerre au moment même où elle se déroulait. En ce qui concerne la Guerre du Golfe des années 1990, sa transmission réalisée par la télévision, a été peut-être le dernier souffle de ce média en tant que moyen de communication hégémonique. En revanche, la Guerre du Kosovo peut être considérée comme la première guerre de l’ère d’Internet. Le général militaire et théoricien expert des problèmes des conflits contemporains, Giuseppe Caforio, a analysé cet aspect de la Guerre du Kosovo à partir de l’invisibilité imposée aux médias par le côté serbe. Il est important de noter que ce fait, cette action de censure, a été l’une des circonstances permettant de considérer cette guerre comme le premier conflit également joué sur le réseau, un milieu moins hégémonique et encore en dehors du contrôle de l’État : « L'expulsion de la plupart des journalistes occidentaux, la censure de ceux qui sont restés et des communications internes, ainsi que la fermeture des médias d'opposition ont créé une pénurie d'informations que les journalistes ont essayé de surmonter par tous les moyens disponibles. Et le problème s'est avéré encore plus grave compte tenu de la faible connaissance fondamentale d'une région - le Kosovo - qui, jusqu'à récemment, avait reçu une attention internationale minimale »167. Alors, c’est sur les sites Internet que les journalistes sont allés pour trouver des informations de base pour pouvoir essayer de décrire le conflit. En même temps, l’Internet pourrait garantir la discrétion nécessaire pour faire passer des informations : « En outre, la plus grande difficulté, pour les autorités serbes, de détecter un poste de travail ou une connexion téléphonique - par rapport à un émetteur d'un autre type - a permis aux Kosovars et aux dissidents serbes de transmettre librement au monde extérieur des informations en leur possession. Cela a permis aux journalistes de bénéficier de précieux éléments

166 Il n’est pas anodin que le bestseller Empire, de Hardt et Negri, où les auteurs ont consacré toute une réflexion à propos de la définition d’Empire global ait été écrit entre ces deux guerres.

167 Giuseppe CAFORIO, « Kosovo : War on the internet », dans : M. MALSIC (éditeur), International

security mass media and public opinion, Ljubljana, University of Ljubljana, 2000. (C’est nous qui traduisons) : « The expulsion of most Western reporters, the censorship on those who remained and on

supplémentaires et/ou de moyens de vérification dans un contexte général de pénurie de nouvelles directes »168. Il faut souligner que c’était une époque où Internet, par rapport au flux d’images, était toujours en train de s’insinuer. À titre de comparaison, en France, le débit de transmission des données, à la fin des années 1990 était, en moyenne, de 56 kbps169, alors qu’aujourd’hui nous en sommes à 10 Mbps170 - et rappelons que, en comparaison du reste de l'Europe, la France est toujours sur la liste des pires pays en termes de flux internet, se classant au 56ème rang, derrière la Roumanie, la Pologne, le Portugal, l'Espagne. De toute façon, à l’époque de la guerre du Kosovo, les infos circulaient plutôt sous la forme de textes (via e-mails) que sous celle d’images. Cela n’enlève rien au fait que la décentralisation de l’information commençait à jouer un rôle prépondérant dans la visualisation des conflits. Ce mode de visualisation en venait à intégrer plusieurs versions des faits aux dépens de la « seule version » officielle.

168 Ibidem.(C’est nous qui traduisons) : « In addition, the greater difficulty, for Serb authorities, of detecting a workstation or a telephone connection - as compared to a transmitter of some other type - allowed Kosovars and Serb dissidents to freely pass on information in their possession to the outside world. This gave reporters valuable additional material and/or means of verification in a general context of a shortage of direct news. »

169 https://www.nextinpact.com/archive/71703-edito-1997-prehistoire.htm

170 http://www.zdnet.fr/blogs/infra-net/debit-internet-moyen-la-france-en-queue-de-peloton-europeen-39850400.htm