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Deux notions sont devenues paradigmatiques et quelque peu caricaturées quand l’on essaie de réfléchir à la production audiovisuelle actuelle, notamment celle dite d’amateur et associée aux conflits sociaux ou à la guerre : il s’agit des deux notions complémentaires d’excès et de flux. Nourri par la sensation que jamais le flot d'images (photographiques, vidéographiques ou cinématographiques) n’a été aussi abondant qu'à notre époque, nous observons l'utilisation courante du terme « jamais auparavant » utilisée en général dans l’objectif d’essayer de qualifier notre régime d’image actuel d’exceptionnel et d’extraordinaire ainsi que pour exprimer un certain étonnement : jamais

auparavant on n’a vu une telle quantité d’images qui circulent, jamais auparavant on n’a eu une telle production d’images ou jamais auparavant on n’a eu un telle quantité d’écrans qui nous donnent un accès direct aux images, les exemples, caricaturés ici,

pourraient être employés pour d'autres formes de parodies. Bref, l’étonnement semble accompagner un sentiment d’impuissance face aux images, comme si ce flot avait le pouvoir de dépasser nos capacités à le saisir.

Bien sûr que la perception du flux et de l’excès n’est pas un privilège de notre époque, ni ce sentiment d’impuissance. Sans mentionner ici toutes les actions d'iconoclasme perpétrées au cours du temps et en ne prenant en compte que l'histoire récente, il n'est pas difficile d'observer que plusieurs auteurs ont essayé de rendre compte de cette expérience, notamment, à partir du début du XXe siècle. On observe le même sentiment que depuis l’apparition du cinéma, alors que le dispositif cinématographique a été perçu par certains auteurs comme l’agent d’un nouveau type d’expérience chez les spectateurs. À cet égard, par exemple, Walter Benjamin avait déjà noté l’impossibilité de fixité dans l'exercice du regard par rapport au cinéma, où le spectateur était pris dans un flot impossible à maîtriser. Il s’agissait donc d’une expérience très différente de celle de l’appréciation de la peinture, où le spectateur pouvait, tout en profitant de l’immobilisme de l’œuvre, s’approcher, s’éloigner, passer le temps désiré dans la contemplation :

« Que l’on compare l’écran sur lequel se déroule le film à la toile sur laquelle se trouve le tableau. Cette dernière invite le spectateur à la contemplation ; devant elle, il peut s’abandonner à ses associations d’idées.

Rien de tel devant les prises de vues du film. À peine son œil les a-t-il saisies qu’elles se sont déjà métamorphosées. Impossible de les fixer. »31

Times Square, NYC, environ 1900.

Ce qui nous semble remarquable dans l’analyse benjaminienne à propos de la perception des images en mouvement, c’est justement l’identification d’une nouvelle expérience devant les images, une expérience marquée par la rupture et le choc, qui engendrerait une nouvelle sensibilité, moderne, qui serait modifiée par ces nouvelles techniques de l’image en mouvement. Georg Simmel, à son tour, a identifié ce nouveau type d’expérience à l’apparition d’un nouvel individu, le blasé : le citadin, l’habitant de la grande ville pour lequel le choc et l’affrontement aux images seraient des éléments constitutifs de la vie de tous les jours et auquel le flux des stimulations nerveuses, oculaires exigerait de nouvelles capacités cognitives : « La base psychologique sur

laquelle repose le type des individus habitant la grande ville est l’intensification de la vie nerveuse [die Steigerung des Nervenlebens] qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes »32. Cette “nouvelle vie”, dont les contours sont quelquefois vus comme hostiles à la perception, nécessite une réaction et une attention ininterrompues au flux et à l’excès des stimuli.

Alors que l’étonnement par rapport à la circulation des images est quelque chose qui est à chaque fois renouvelé après l’invention de la photographie ayant connu plusieurs vagues surtout depuis la fin des années 1960, avec la popularisation de la présence de téléviseurs dans les maisons ; pendant les années 1980, après la chute du mur de Berlin et la fin de l’Union Soviétique et grâce au développement de la télévision par câble ; durant les années 1990, avec le début de l’internet et, aujourd’hui, alors que l’on constate l’existence d’une infinité de formats de media-on-demande (les MOD) ainsi que le rôle des réseaux sociaux dans l'échange d'images. Le discours hyperbolique qui va à la remorque des idées flux et d’excès s’est gonflé encore davantage avec l’utilisation du préfixe « hyper » placé avant plusieurs vocables en référence à la présence des images dans la vie quotidienne comme, par exemple, hyper réalité, hyper visibilité, hyper

saturation, hyper stimulation, hyper violence, hyper communication. Il va sans dire qu’il

est fort probable que le ton exagéré essaye de rendre compte d’un tourbillon imparable d’images et de stimuli visuels, sonores et sensoriels qui ont été exacerbés dans la société d'après-guerre.

Il est également remarquable qu’une telle vision engendre non seulement la surprise, mais aussi de la peur au sujet de cette offre audiovisuelle et, en plus de revitaliser un certain platonisme méprisant par rapport aux images, elle peut prendre facilement des contours catastrophiques, induisant même un certain iconoclasme contemporain; justement parce qu’elle suppose l’existence d’un excès visuel maléfique qui pourrait nous avaler, nous surpasser, nous saper et, surtout, nous aliéner et qui, dans la pire des hypothèses, pourrait nous rendre aveugles face à la réalité. Comme le note Dork Zabunyan, « cet argument catastrophique a déjà une histoire, puisque c’est là un leitmotiv que l’on retrouve diversement dans les écrits de Guy Débord, de Jean Baudrillard ou encore de Paul Virilio, qui rebattent globalement l’image en mouvement sur le terrain de l’aliénation spectaculaire, et par voie de conséquence sur une perte du réel pour celles et

32 Georg SIMMEL, « Les grandes villes et la vie de l’esprit », Philosophie de la modernité, t. 1, trad. française J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1989, p. 234.

ceux qui tentent pourtant de le transformer »33. Un tel argument, qui présente des traits iconoclastes, met peu d'espoir dans les images et y voit même un motif de suspicion et de danger, celui de la « perte du réel », danger qui serait constamment aggravé par cet excès d'images et de sons qui ne cessent d'être produits et de circuler.

En fait, la crainte du spectacle et de l’effet mystificateur des images n’est pas un aspect nouveau de notre culture, mais au contraire, comme l’a bien signalé Jacques Rancière, c’est déjà quelque chose d'assez bien structuré depuis le XIXe siècle. Selon Rancière, cette crainte, faisait déjà partie de la logique des discours de l’époque curieusement qualifiés d’émancipateurs. Dans un entretien réalisé par Jérôme Game au Musée des Beaux-Arts de Saint-Étienne, Rancière reprend les arguments de son livre Le

spectateur émancipé et contextualise la présence du spectaculaire dans la ville du XIXe

siècle, une présence perçue en tant que facteur « aliénant » par lesdits intellectuels progressistes de l’époque :

« Au XIXe siècle, au temps de l’émancipation ouvrière, au temps aussi de la multiplication de la parole écrite des textes romanesques, au temps où la ville moderne prend son allure et où par conséquent il y a partout du spectacle, une sorte d’esthétisation du décor de la vie quotidienne, et ainsi de suite, on voit justement se développer une sorte de critique, une sociologie ou une science politique bourgeoises qui disent “Attention ! C’est dramatique parce que tous ces gens du peuple qui commencent à absorber des textes qui les font rêver d’autre chose, qui regardent des images d’un bonheur qui est impossible, ils vont sortir de leur condition, absorber des images, des mots, des phrases, des discours qui n’ont pas été faits pour eux, alors qu’ils n’ont pas la cervelle pour ça.” »34

Ce passage, même s’il est quelque peu anecdotique, rend possible d’envisager l’argument de Rancière qui, en même temps : 1) critique la vision althusserienne de la place et du statut des intellectuels à propos de l’idéologie et de la notion de domination de la sociologie ; et 2) situe historiquement cette peur du flux et de l’excès d’informations, peur déguisée en préoccupation vis-à-vis de ceux qui ne bénéficieraient pas des « conditions » favorables leur permettant d’absorber tout ce que ce flux pourrait leur

33 Dork ZABUNYAN, L’insistance des luttes – images, soulèvement, contre-révolutions, Paris, De l’incidence Éditeur, 2016, p. 11.

apporter. Il s’agit là, selon Rancière, d’un « souci paternel ». Il convient de reconnaître qu’il est possible de trouver des échos d’une telle préoccupation dans la critique de l’art, ainsi que dans la production artistique jusqu’à aujourd’hui, notamment chez ceux qui ont pour but d’avoir le label « art politique », un art et une critique consciencieux et scrupuleux, porteurs de messages non aliénants. La critique de Rancière, dont une partie du développement est observable dans La leçon d’Althusser, remet précisément en question la position soutenue par Althusser dans le rôle politique des intellectuels : afin de combattre des illusions de l’idéologie bourgeoise subies par des masses de travailleurs, l'action d'orientation et de libération de cette même masse appartiendrait à une classe dirigeante d'intellectuels (dans ce cas, les dirigeants et les intellectuels du Parti Communiste). Ce court passage illustre encore la logique que Rancière s’efforce de démonter dans les ouvrages ultérieurs tels que La nuit des prolétaires35 et Le maître

ignorant36, celle de la non égalité des intelligences. Or, à condition qu'ils soient libres de contrôle, le flux et l’excès sont plutôt au service de cette égalité, d’où la peur à leur égard et, par conséquent, la peur des images, qui peut être donc perçue comme une reconnaissance du pouvoir émancipateur qui leur est inhérent.

35 Jacques RANCIÈRE, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier. Paris, Fayard/Pluriel, 2012

36 Jacques RANCIÈRE, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 2005.