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Le niveau national : à la base de notre modèle théorique

Chapitre III Cadre théorique

3.3 Le niveau national : à la base de notre modèle théorique

La théorie des jeux à deux niveaux de Putnam offre un cadre explicatif intéressant. Cependant, nous avons constaté que dans le cas de la concurrence fiscale et de la concurrence de l’enregistrement des sociétés, la théorie des jeux non coopératifs prévoit que la coopération internationale sera difficile. De plus, les politiques fiscale et économique sont des instruments d’affirmation de la souveraineté des États dont ceux-ci hésitent à se départir. Cela étant dit, il importe de s’intéresser aux théories qui visent à comprendre ce qui se passe à l’intérieur des États (Niveau II de Putnam).

Au niveau interne, le processus qui mène l’État à la règlementation (ou à la dérèglementation) a donné naissance à plusieurs théories. Un premier courant, la théorie de l’intérêt public, postule que le gouvernement intervient pour corriger les erreurs du marché pour protéger l’intérêt général (voir Kroszner et Strahan 1999). En opposition, s’est développée la théorie de la capture selon laquelle l’attention des décideurs politiques est susceptible d’être « capturée » par des groupes d’intérêts. S’inspirant de la logique de l’action collective d’Olson (1965), la théorie des choix publics a par la suite poussé la théorie de la capture plus loin en soulignant que l’industrie est plus susceptible d’influencer les décideurs que le public (Bernauer et Caduff, 2004, 100).

Stigler (1971), Peltzman (1976, 1989) et Becker (1983) sont généralement associés à ce que Kroszner et Strahan (1999) qualifient de théorie des intérêts privés (celle-ci prend forme en réaction à la théorie de l’intérêt public et à ses dérivées). Stigler

postule que la règlementation ne vise pas à servir l’intérêt public, mais plutôt qu’elle est le résultat des pressions d’un ensemble de forces en mouvement (Stigler 1971). Sa thèse principale est que chaque industrie ayant un pouvoir politique cherchera à contrôler l’entrée à son marché par l’entremise de barrières tarifaires, l’obtention de subsides ou la fixation de prix. La règlementation est donc influencée par la pression de l’industrie qui doit ensuite payer le service reçu avec des votes ou des ressources (contributions à des campagnes électorales).

Peltzman (1976) a repris la théorie développée par Stigler pour lui donner le nom de théorie économique de la règlementation. Il défend l’idée que les politiciens visent à répartir les bénéfices entre les différents groupes de manière optimale (c'est-à-dire qu’il applique un calcul coût-bénéfice de l’industrie règlementée et des retombées politiques de la règlementation). Dans son modèle, les politiciens sont attirés par la règlementation de l’économie lorsqu’elle permet de créer de la richesse tout en assurant un minimum d’externalités négatives (Peltzman 1989, 13). Dans le texte où il questionne les réussites de la théorie de la règlementation après 10 ans de dérèglementation, Peltzman (1989) résume la pensée des trois auteurs. Il souligne que les petits groupes bien organisés tendent à exercer plus d’influence que ceux qui ne le sont pas, que les politiciens recherchent à redistribuer les rentes résultant de la règlementation de manière politiquement optimale, et qu’ils évitent les politiques qui réduisent la richesse disponible à l’ensemble de la population puisque ces politiques limitent les retombées que les politiciens en retirent. Pour Peltzman, la recherche a ainsi évolué de la théorie de la capture vers une théorie d’équilibre des pressions. Le secteur privé est donc susceptible d’influencer les politiques publiques, ce qui est compatible avec la théorie des choix publics.

Pour Lindblom (1977), l’influence des firmes sur le politique dépasse la notion de promiscuité entre l’industrie et les décideurs, il revient à la notion de bien public. Pour l’auteur, le capital exerce une contrainte sur les États par l’entremise du risque virtuel du repli des investisseurs. L’État devant gouverner dans l’intérêt du capital, il en résulte qu’en régime de libre entreprise, la plupart des décisions seraient prises par les hommes d’affaires, puisque la politique économique a une influence sur le niveau de vie

et la sécurité économique de la population et parce que la performance économique a une incidence sur la réélection du gouvernement (Lindblom 1977)62. Le travail de Lindblom reprend donc la théorie de l’intérêt public, cependant, celui-ci est perçu en des termes économiques par les politiciens, ce qui explique l’influence du « capital ».

Contrairement à Lindblom, Snider (1987) accorde une importance primordiale à la proximité entre agences de règlementation et entreprises. Comme Stigler et Peltzman, il soutient que celles-ci règlementent au profit de celles-là. En matière de règlementation et d’application de la loi, Snider, tout comme Long (1979) l’avait fait en matière fiscale, montre que le lien privilégié qui unit les grandes entreprises aux agences de règlementation réduit la sévérité des sanctions (Snider 1987, 48). Ceci n’a rien de nouveau, puisque Bernstein (1955) avait déjà démontré que les organes de règlementation protègent davantage les intérêts des industries dominantes que le public. Un autre courant considérant l’influence des firmes a été identifié par Caduff et Bernauer (2004). Un peu dans la lignée de Lindblom, il associe l’influence des firmes à leur impact sur l’économie. Daly (1993) et Donahue (1994) expliquent que les firmes votent « avec leurs pieds » puisqu’elles peuvent déménager leurs activités si on leur impose une règlementation trop coûteuse. La réduction de revenus de taxation et l’augmentation du chômage relié à la fuite d’investissements et au départ de firmes auraient alors un impact direct sur les décideurs politiques (Caduff et Bernauer 2004, 100). En conséquence, les décideurs publics tendent à être à l’écoute des firmes, dans l’optique d’attirer de nouveaux investissements et de conserver les firmes et le capital sur leur territoire. Underhill (1999) abonde dans le même sens, soutenant que les changements de règlementation au niveau national sont le résultat d’un dialogue constant entre les acteurs financiers et l’État63. Webb (2004, 798) s’inscrit aussi dans

62. Adressant une critique des travaux de Lindblom, Marsh démontre que si les preuves que des entreprises menacent les États de désinvestir ne sont pas là, elles peuvent faire pression sur les gouvernements pour obtenir des avantages (de là son intérêt pour les groupes de pression). L’auteur montre comment le capital bancaire est hautement plus mobile que le capital industriel et qu’il réagit aux incitatifs fiscaux (Marsh 1986).

63. Cinq facteurs favoriseraient la convergence en matière de règlementation : la volonté qu’ont les États d’étendre la portée de leurs secteurs financiers qui les amène à adapter leur système financier en fonction des acteurs qu’ils veulent attirer, les pressions des acteurs financiers nationaux pour la libéralisation des

cette ligne de pensée. Il insiste sur le lien entre les multinationales, les ministres des finances et les représentants du Trésor chargés de mettre en place les politiques s’attaquant aux havres fiscaux. Quant au législateur, Cuéllar (2003) montre qu’il est généralement plus enclin à proposer des lois qu’à encourager les agences de règlementation à utiliser au maximum leur spectre d’intervention. Parce que le législateur tire moins de bénéfices de règlementations qui sont souvent complexes pour le public, il peut vouloir éviter de s’attirer les foudres de l’industrie financière (Cuéllar 2003, 448-449)64. Dès lors, les agences de règlementation souhaiteraient éviter de choquer le législateur. Cela les amènerait à prendre en compte les craintes des institutions financières (Cuéllar 2003, 450; voir aussi Taylor 1984)65.

Plusieurs théories s’intéressent donc au lien entre les firmes et les politiciens en matière de règlementation. Cela dit, toutes ne présentent pas l’État comme une victime des pressions des firmes ou comme étant à la recherche d’un bien public économique. Outre les théories de l’intérêt public et privé de la règlementation, Kroszner et Strahan (1999) ont identifié certaines approches qui mettent l’accent sur les croyances et l’idéologie des législateurs (Poole et Rosenthal 1997). D’autres théories laissent entendre que la position idéologique de l’exécutif joue un rôle important sur le développement de la politique fiscale (Naylor 1989, Hudson 2008 et Deblock et Rioux 2008). D’autres encore, tels que l’indiquent Bernauer et Caduff (2004), nous familiarisent avec les approches qui s’intéressent aux entrepreneurs politiques (Wilson 1980, Moe 1980, Meier 1989 et Majone 1996) et à l’influence des idées (Vogel 1996, Derthick et Quirk 1985). Le portrait ne serait pas complet si nous ne mentionnions pas celles qui insistent sur les caractéristiques des changements institutionnels (North 1990, Dixit 1996, Irwin et Kroszner 1999).

normes de règlementation, les pressions externes permettant l’accès au marché financier local par les institutions étrangères, le fait que les firmes nationales soient impliquées dans des activités transfrontalières et l’influence des organisations internationales. Aussi, trois facteurs s’opposeraient à la convergence : la pression des firmes locales pour empêcher la concurrence étrangère, la pression des firmes locales peu enclines à se voir imposer des obligations peu appropriées à leur marché, la résistance des groupes syndicaux et finalement la résistance des agences de règlementations et des superviseurs (bureaucratie) (Underhill 1999, 49).

64. L’auteur s’intéresse spécifiquement à l’application des normes antiblanchiment.

Jusqu’ici, nous avons vu que la théorie des régimes est critiquée pour ne pas accorder suffisamment d’importance à ce qui se passe à l’intérieur des États et que la théorie des jeux à deux niveaux de Putnam vise à pallier cette faiblesse. Nous avons ensuite présenté la théorie des jeux non coopératifs qui explique l’absence de coopération en matière fiscale. Puis nous avons fait l’éventail de différentes théories de la règlementation qui s’intéressent à l’interaction des différents acteurs à l’intérieur des États. Grâce à ces théories, nous pouvons mieux définir le cadre théorique qui soutient notre recherche.