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Coopération multilatérale difficile : la théorie des jeux non coopératifs

Chapitre III Cadre théorique

3.2 Coopération multilatérale difficile : la théorie des jeux non coopératifs

Nous avons vu précédemment que la théorie des régimes a évolué et que les chercheurs souhaitent accorder davantage d’importance à l’influence des acteurs internes d’un État sur le niveau international. Nous reviendrons sur les théories de la règlementation qui s’intéressent au rôle des acteurs internes sur l’ordre du jour du gouvernement en matière de règlementation. Voyons d’abord ce qui explique que la

coopération soit difficile à mettre en place dans la lutte à l’opacité financière. Elle semble difficile puisque le pouvoir de taxation demeure, à ce jour, un instrument de souveraineté jalousement gardé par les États qui ne sont pas disposés à établir un régime international contraignant en la matière.

S’inspirant des travaux d’Owens (2002), Deblock et Rioux (2008) expliquent que les États sont plus sensibles à la logique de concurrence fiscale qu’à celle de coopération. Aux arguments des défenseurs de la coopération fiscale, ils rappellent ceux prônant la concurrence fiscale60. Outre l’idéologie et la rhétorique, il faut cependant s’intéresser aux circonstances de la coopération. Deblock et Rioux identifient trois niveaux de coopération : l’établissement de règles mondiales, l’établissement de règles multilatérales intergouvernementales et celles que les acteurs se donnent eux-mêmes. Pour les auteurs, le premier niveau renvoie à la théorie des biens publics puisqu’il faut que les États prennent conscience des externalités de leurs décisions afin de se lancer dans l’élaboration de règles mondiales. Le second niveau inclut les accords régionaux (tel que l’Union européenne), les ententes multilatérales (tels que le système de l’OMC) et le dialogue et les codes de conduite (tel que ceux de l’OCDE). Au troisième niveau, nous retrouvons la responsabilité sociale des entreprises et les ententes bilatérales. Or, Deblock et Rioux (2008) démontrent que ce sont les ententes de troisième niveau qui sont préconisées par les États. Pour justifier cette réalité, ils avancent deux arguments. D’abord, ils font appel à la théorie de l’action collective et au dilemme du prisonnier : sans coopération, et puisque les États ne souhaitent pas limiter leur pouvoir d’imposition, ils choisissent une solution sous-optimale61. Ensuite, ils affirment que les États « ne sont pas prêts à renoncer à leurs droits souverains et à transférer vers des instances de coordination multilatérale les pouvoirs fiscaux qu’ils détiennent » (Deblock et Rioux 2008, 39). Ceci serait le résultat de la tendance des États à concevoir la fiscalité comme une des « expressions fondamentales » de la souveraineté étatique. Suivant les

60. Ces deux courants de pensée sont aussi mis en évidence dans Desai et al. (2004, 7) : d’un côté la concurrence fiscale est associée à une utilisation sous-optimale des biens publics, alors que de l’autre il est question des effets bénéfiques découlant nécessairement de tout type de concurrence.

travaux de Beck, Wilson, Zodrow et Mieskowski, Mintz et Tulkens ainsi que de Bucovetsky, Wildasin (1987) avait aussi abordé la question de la fiscalité en utilisant le concept d’équilibre de Nash. L’absence de coopération et le maintien des havres fiscaux sont donc justifiés par le fait que la fiscalité n’est pas traitée comme les autres politiques économiques et permet aux États de se donner un avantage commercial (Webb 2004, 798). La fiscalité apparait alors comme un symbole de l’État souverain (Paris 2003).

La théorie des jeux non coopératifs prend donc une certaine importance pour notre étude. Selon Damme (2000) et Bonanno (2008), un jeu non coopératif est un modèle mathématique de décisions stratégiques interactives dans un jeu à somme nulle. Selon ce modèle, les décisions d’un joueur rationnel affectent celles des autres, chaque joueur prenant en considération les stratégies des autres. Le jeu est dit non coopératif parce qu’il n’existe pas de possibilité d’accords, soit à cause de l’impossibilité de communication, soit parce qu’il n’y a pas d’autorité capable d’imposer l’application de règles. La notion d’équilibre de Nash s’inscrit dans la théorie des jeux non coopératifs. Il s’agit du concept selon lequel tout jeu fini non coopératif détient au moins un point d’équilibre où un joueur ne peut plus augmenter ses bénéfices en changeant sa stratégie unilatéralement et où les stratégies de chaque joueur sont optimales vis-à-vis celle des autres (Nash 1951, 1953). Ainsi, chaque joueur ayant une stratégie adaptée en fonction de celle des autres, il existe un moment où une action unilatérale n’avantage plus le joueur qui l’entreprend. Ce faisant, on en arrive à un équilibre qui n’est pas nécessairement une situation optimale pour tous les joueurs. Appliqué au cas qui nous intéresse, le point d’équilibre serait celui où tous les États s’adonnent à la concurrence fiscale. Un changement unilatéral à cette approche par un ou quelques pays avantagerait les passagers clandestins.

En bref, tout ce pan des travaux explique l’absence de coopération en matière fiscale par l’attitude de l’État qui, agissant de manière rationnelle, utilise la fiscalité (pouvoir que l’État associe directement à l’expression de sa souveraineté) pour attirer des capitaux et maximiser ses intérêts. La concurrence fiscale est le résultat d’un jeu non coopératif et elle constitue le point d’équilibre puisqu’aucun pays n’a avantage à cesser de s’y adonner unilatéralement. Soyons clairs, si nous nous intéressons à

l’argumentation qui justifie la concurrence à laquelle s’adonnent les États, c’est que celle-ci vise à attirer les investissements étrangers et qu’elle permet l’existence de paradis fiscaux, entraînant par le fait même de l’évasion fiscale. Rappelons que notre première étude de cas traite de l’échange d’information fiscale. La seconde est reliée à l’enregistrement des sociétés et l’identification des bénéficiaires effectifs et n’est pas, à première vue, reliée à la taxation. Le manque de transparence relié à l’incapacité d’identifier les ayants droit économiques nuit cependant à l’échange d’information fiscale. La concurrence en matière d’enregistrement des sociétés s’apparente à la concurrence fiscale puisqu’elle permet d’attirer l’investissement étranger.