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Chapitre 2 Recension des écrits

2.1 Nature du bullying et des concepts liés

En 1976, le psychiatre américain Carroll M. Brodsky publiait un livre intitulé The Harassed Worker. Revenant sur l’étude qu’il avait réalisée, Brodsky rapporte que des employés se disaient victimes d’abus par leurs supérieurs ou leurs collègues de travail, abus caractérisés comme des comportements agressifs, insidieux et subtils, répétés et persistants devant une incapacité des employés à riposter. Leur expérience se traduisait par des répercussions notables sur leur productivité, leur santé et leur bien-être. L’intérêt porté à l’égard de l’ouvrage de Brodsky a toutefois été tardif, soit bien après les travaux menés dans les années 1980 par celui qui deviendra l’auteur phare du bullying en milieu de travail, Heinz Leymann. En effet, les travaux de ce dernier (1993), un chercheur suédois, ont favorisé l’émergence d’écrits scientifiques dans les pays scandinaves en parallèle avec un intérêt grandissant envers le phénomène.

Limité pendant plusieurs années en raison des études principalement publiées en langues germaniques septentrionales, l’intérêt envers le phénomène en territoires anglophones a germé suite à un sondage révélateur effectué dans tout le Royaume-Uni (Hoel & Cooper, 2000; UNISON, 1997). Ce n’est que dans les années 2000, soit longtemps après l’ouvrage précurseur de Brodsky, que l’intérêt porté envers le concept du bullying s’est développé aux États-Unis, sous la notion d’emotional abuse antérieurement utilisée par Fitzgerald (1993) et appelée en français « harcèlement moral » par Marie- France Hirigoyen (1998). Au Québec, c’est l’expression « harcèlement psychologique » qui a été préférée pour décrire le même phénomène par l’auteur phare Angelo Soares (2002). Depuis les premières études portées sur le sujet, plus de 60% de la littérature sur le bullying provient d’études européennes (Nielsen et al., 2010).

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Au-delà des divers référents historiques et de la pluralité des termes associés à un phénomène que l’on a tenté de circonscrire, le message reste le même selon Einarsen et al. (2011). Le phénomène se décline par trois évidences, et ceux-ci reflètent majoritairement ce qu’avait d’ores et déjà constaté Brodsky en 1976. En premier lieu, bien des employés souffrent d’une forme d’agression de la part de leurs supérieurs ou de leurs collègues, qui peut se manifester par des comportements agressifs, mais subtils, et qui persiste souvent dans le temps. Ensuite, les conséquences sur les victimes se révèlent majeures, parfois traumatisantes, sur leur santé et leur bien-être, mais également en ce qui concerne la motivation des employés et les coûts potentiellement importants pour les employeurs. Enfin, tant chez les gestionnaires que les employés, et ce même à l’intérieur du système public ou d’organismes gouvernementaux, il y a une évidente réticence à affirmer l’existence du phénomène, réticence plus prononcée lorsqu’il s’agit de le prévenir ou de le gérer.

Dans une volonté manifeste d’améliorer la compréhension du phénomène, certains auteurs ont apporté diverses précisions quant à sa nature ou encore à des formes connexes. D’autres auteurs démontrent, toutefois, une confusion persistante planant sur le phénomène de bullying (Einarsen et al., 2011). Il y a donc ici divergence de point de vue, et ce, particulièrement lorsque s’ajoutent les concepts de violence horizontale et de violence verticale dans la perspective de recherche.

Afin de lever la confusion portée à l’égard du phénomène, il y a d’abord certaines notions inhérentes au bullying qui apparaissent sans équivoque. Par exemple, la récurrence et la persistance des comportements hostiles constituent un caractère essentiel du bullying (Gaffney et al., 2012; Royal College of Nursing, 2001; Zapf & Einarsen, 2011). En accord avec la définition d’Einarsen et al. (2011), Lutgen-Sandvik, Tracy et Alberts (2007) précisent le concept de bullying par la notion de récurrence qui le distingue d’un simple conflit. D’abord, une victime dudit phénomène subit des actes de violence chaque semaine. De plus, cette dynamique persiste avec le temps : elle peut en ce sens durer au-delà de six mois si la personne est incapable de s’en libérer.

Ensuite, les définitions respectives de la violence horizontale et de la violence verticale sont a priori claires et reflètent la dynamique du bullying dans le sens où l’un et l’autre précisent la relation hiérarchique entre l’auteur et sa victime. Tel qu’énoncé dans la problématique, la violence horizontale – parfois nommée violence latérale – se réfère à une dynamique conflictuelle entre des personnes d’un même niveau hiérarchique, notamment entre deux infirmières ou même entre deux gestionnaires (AIIC, 2005; Lemelin et al., 2009; Vessey et al., 2010). La violence verticale provient pour sa part

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initialement d’une relation où l’auteur de la violence est en supériorité hiérarchique par rapport à sa victime (Lemelin et al., 2009; Sousa, 2012), et est également connue sous le phénomène de « eating our young » lorsqu’il survient entre une infirmière d’expérience et une infirmière novice (Thomas & Burk, 2009).

La confusion survient particulièrement lorsque des auteurs mêlent les concepts de violence horizontale et de violence verticale à celui du bullying. À titre d’exemples, Blair (2013) et Johnson (2009) ne distinguent pas la violence horizontale du bullying, les considérant comme synonymes, ou encore les référant à une expression commune dans la littérature infirmière. Vessey et al. (2010), pour leur part, indiquent au contraire que la violence horizontale diffère du bullying dans la mesure où ce dernier nécessite la présence d’une différence perçue ou réelle de pouvoir entre l’auteur et la cible. L’Association de la sécurité et des services de santé publique de l’Ontario (2010), bien qu’elle soutient la même perception d’infériorité chez la victime du bullying et qu’elle fournit des exemples évoquant la différence de hiérarchie entre la victime et son auteur, l’assimile à la violence horizontale. Enfin, Thomas et Burk (2009) vont quant à eux confondre la violence verticale avec le bullying en suggérant de réserver ce dernier aux comportements qui surgissent entre groupes plutôt qu’entre individus.

En considérant la confusion persistante qui pèse sur les différents termes associés au bullying, nous avons convenu d’utiliser l’expression « violence horizontale » et « violence verticale » pour décrire respectivement le bullying de type horizontal et le bullying de type vertical. Ces derniers termes se retrouvent d’ailleurs dans le chapitre de Beale (2011), chapitre qui figure dans le même livre comportant la définition retenue du bullying pour la réalisation de ce mémoire (Einarsen et al., 2011). Or, la définition d’Einarsen et al. (2011) évoque un rapport de force derrière un processus de victimisation qui dépasse le statut hiérarchique de l’auteur et de sa victime. Ainsi, même si la violence horizontale ne se distingue pas par une différenciation objective du niveau hiérarchique entre les deux parties – comme c’est le cas avec la violence verticale – le processus de victimisation derrière le phénomène amène la victime à endosser une position de soumission dans ce rapport de force. D’ailleurs, selon certains auteurs tels que Namie et Namie (2000), l’intention de l’auteur du bullying est de contrôler la victime. Keashly et Jagatic (2011) vont dans le même sens, en catégorisant ce désir par une intention instrumentale, et y joignent également la volonté de créer une dépendance chez la victime ainsi que le désir de l’auteur de promouvoir ou d’améliorer sa propre image. Plus rarement, on

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observe également une volonté de blesser la cible ou une simple recherche d’amusement cynique de la part de l’auteur.

À la lumière de notre recension, les comportements qui se rapportent aux bullying ont été répertoriés de façon explicite par plusieurs études. D’abord, Einarsen et al. (2011) déclinent le bullying en trois catégories de comportements. La première catégorie se définit par les comportements négatifs liés à la tâche. Ces comportements visent à nuire à la réalisation des buts ainsi qu’à la performance de l’employé et prennent la forme de délais déraisonnables, de charges de travail ingérables, ou encore de tâches qui dévalorisent les compétences de l’employé. La deuxième catégorie regroupe les comportements négatifs liés à l’individu, c’est-à-dire ceux qui se rattachent à la réalité sociale de la victime. Les critiques persistantes, les remarques désobligeantes, les taquineries mesquines excessives, les rumeurs, l’exclusion et l’isolement social renvoient à cette deuxième catégorie. Une troisième catégorie concerne les abus physiques, lesquels comprennent des gestes inappropriés et menaçants.

Une typologie des comportements de bullying semblables à celle d’Einarsen et al. (2011) est offerte par Hutchinson, Vickers, Wilkes et Jackson (2010). Leur étude a été réalisée à partir d’un échantillon d’infirmières australiennes. Les résultats regroupent une cinquantaine de tactiques se déclinant respectivement en trois catégories de comportements associés aux bullying. La première renvoie aux attaques personnelles, où l’isolement, l’intimidation et le dénigrement sont employés pour porter atteinte à l’identité ou au concept de soi de l’infirmière. La seconde catégorie se définit par une dégradation des compétences et de la réputation professionnelles, qui regroupe les actions portant atteinte à l’identité professionnelle et celles qui limitent les ouvertures professionnelles. Enfin, entraver ou rendre le travail difficile, le déni des procédures régulières et de justice naturelle et les sanctions économiques font partie des attaques dirigées vers les rôles et les tâches de la victime.

Pour finir, une liste détaillée est offerte par la revue systématique réalisée par Moayed et al. (2006). Le tableau qui suit énumère les différentes formes que peut prendre le bullying et des exemples liés.

22 Tableau 1

Comportements de bullying selon Moayed et al. (2006) (Traduction libre)

Formes de bullying Comportements

Atteinte professionnelle • Remarques négatives • Critique persistante • Humiliation • Intimidation • Accusations erronées Atteinte personnelle • Humiliation

• Attaque dans la sphère personnelle • Agression et menace verbale • Agression physique • Vociférations • Rumeurs Isolement • Rétention d’informations • Indifférence • Exclusion

Surmenage • Surcharge de travail • Surveillance excessive Déstabilisation • Tâches insignifiantes • Mesures organisationnelles • Objectifs irréalistes • Rappel répété d’erreurs • Retrait de responsabilités • Rétention d’informations