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Chapitre 2 Recension des écrits

2.2 Conséquences du bullying et de ses formes

2.1.2 Conséquences organisationnelles

Toutes les conséquences physiques et psychologiques répertoriées peuvent entraîner d’importantes répercussions sur le travail et son organisation. Alors que la littérature scientifique abonde en informations en ce qui touche les conséquences individuelles, les études se portant sur les répercussions d’ordres organisationnelles sont moins nombreuses. Hoel et al. (2011) soulignent que ce manque d’attention à cet aspect peut paraître surprenant compte tenu des coûts substantiels causés par ce phénomène. Notre recherche a permis, dans un premier temps, de mettre en évidence les multiples conséquences organisationnelles inhérentes au bullying. Ainsi, la santé psychologique au travail, la productivité et la capacité de rétention du personnel se trouvent entravées par le phénomène, entraînant par la suite un fardeau économique pour des organisations comme le système de santé. Notre recension démontre qu’une conséquence organisationnelle peut également devenir une cause de bullying. Par exemple, le fait d’être moins apte à gérer efficacement les exigences de travail en raison du stress causé par l’expérience du bullying (Einarsen, 2000) pourrait en retour légitimer une surveillance plus oppressante de la part d’un supérieur.

L’exposition aux comportements de bullying a été corrélée à une motivation régulée par des facteurs externes chez les infirmières, qui vient en opposition à la motivation autonome selon la théorie de l’autodétermination de Deci et Ryan (2008) (Trépanier et al., 2013a). En d’autres mots, la motivation des infirmières victimes du bullying s’exprime notamment à travers un sentiment d’obligation et de pression plutôt que par une motivation qui prend racine dans le plaisir et une volonté propre. Une seconde étude de Trépanier et al. (2013b) a démontré que le bullying est à l’origine d’une insatisfaction des besoins d’autonomie, de compétence et d’appartenance sociale du personnel, ce qui cause ipso facto une réduction de la santé psychologique au travail. Ces concepts découlant de la même théorie de l’autodétermination révèlent une nécessité de satisfaction de ces trois besoins afin de promouvoir une bonne santé psychologique au travail, et entraînent aussi des retombées positives sur l’efficacité et le bien-être des travailleurs (Deci & Ryan, 2008). En bref, le besoin d’autonomie tient au sentiment d’être soi-même à l’origine de ses initiatives, le besoin de compétence à celui qui est lié à la capacité

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d’effectuer les tâches de différents niveaux de complexité, et le besoin d’appartenance au sentiment d’être connecté et soutenu par d’autres personnes. En d’autres mots, l’expérience du bullying est responsable de l’amenuisement de l’engagement au travail par une insatisfaction de ces trois besoins à la fois (Trépanier et al., 2013b). D’autres études ont également démontré une diminution du bien- être et de l’engagement au travail consécutive à l’expérience du bullying (Rodríguez-Muñoz, Baillien, De Witte, Moreno-Jiménez, & Pastor, 2009) et y associent des conséquences en matière de performances d’une organisation aux prises avec le phénomène.

Bien que peu d’études établissent un lien direct entre le bullying et la productivité en raison d’une difficulté à mesurer cette dernière, plusieurs recherches confirment néanmoins une corrélation nettement négative entre ces concepts (Hoel et al., 2011). Par exemple, Mathisen, Einarsen et Mykletun (2008) rapportent une diminution des performances liée à une réduction de la créativité des travailleurs. Selon une autre perspective, la diminution de l’engagement au travail et le détachement moral qui découlent de l’expérience du phénomène peuvent conduire à un problème de présentéisme (Claybourn, 2011; Hoel et al., 2011; Rodríguez-Muñoz et al., 2009; Trépanier et al., 2013b), celui-ci se traduisant par une réduction du rendement des employés malgré leur présence au travail (Brun & Lamarche, 2006). Ce présentéisme comprend aussi les problèmes de santé liés à l’expérience du bullying, tels que les céphalées ou d’autres problèmes psychophysiologiques nuisibles à la concentration du travailleur (Caverley, Cunningham, & Macgregor, 2007).

Certains éléments peuvent suggérer la possibilité que le bullying augmente la productivité dans des situations précises. Certes, Hoel et al. (2011) indiquent que les victimes qui souhaitent notamment prouver leur loyauté envers l’organisation peuvent augmenter leurs performances, mais cet effet ne serait que temporaire. En effet, ces efforts supplémentaires mènent tôt ou tard à un épuisement mental, causant ainsi une diminution de la concentration et de la vigilance au travail. Cet épuisement se traduirait aussi par de la frustration auprès des collègues, une augmentation du risque d’erreurs et d’accidents, ainsi qu’une réduction de la qualité du rendement (Hoel et al., 2011). Les symptômes précédemment décrits peuvent expliquer pourquoi l’épuisement professionnel causé par le bullying est fréquent chez les infirmières (Laschinger et al., 2010; Trépanier, Fernet, Austin, & Boudrias, 2016; Vessey et al., 2010).

Des effets semblables à ceux de la baisse de productivité induite par le bullying ont été également démontrés dans la littérature infirmière, particulièrement par des retombées négatives sur

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les services rendus aux patients. Yıldırım (2009) rapporte que la performance des infirmières est réduite par l’expérience du bullying, et que celle-ci entraîne aussi des effets nuisibles à la relation avec leurs patients. De plus, au même titre que le bullying entraîne un détachement moral chez les cibles (Claybourn, 2011), Randle (2003) affirme que les infirmières victimes de violence verticale démontrent moins de compassion envers les patients. Ce même détachement moral peut influencer les attitudes de la victime quant à l’acceptabilité de tels comportements, au point où celle-ci pourrait même, à son tour, favoriser une culture de violence envers les autres (Claybourn, 2011).

Pour l’ensemble de ces raisons, la diminution de la qualité des soins et les préjudices potentiels envers les patients se retrouvent au centre des préoccupations de plusieurs études (OIT et al., 2002; Purpora & Blegen, 2012). D’autres études soulignent une augmentation du risque d’erreurs cliniques causées par diminution de la concentration et de la vigilance des infirmières victimes (Farrell et al., 2006; ISMP, 2016; Roche et al., 2010). Des erreurs cliniques graves ont été de cette façon liées à l’expérience du bullying (Blair, 2013).

Tout comme le bullying conduit au désengagement professionnel en raison de l’insatisfaction des trois besoins liés à la théorie de l’autodétermination, le phénomène serait aussi responsable d’épuisements professionnels liés à une insatisfaction du besoin d’autonomie (Trépanier et al., 2013b), ce qui a été aussi démontré auprès de la population infirmière (Demir & Rodwell, 2012). Qui plus est, cet épuisement professionnel, en plus des problèmes de santé occasionnés par le phénomène, peut mener à l’absentéisme (Asfaw, Chang, & Ray, 2014; Hoel et al., 2011; O'Connell, Calvert, & Watson, 2007). En ce sens, 20% des victimes indiquent avoir eu recours à un congé de maladie directement en raison de leur expérience de bullying (O'Connell et al., 2007), mais ce nombre pourrait être sous- évalué en raison de la crainte des victimes que l’absence soit perçue comme un abus des congés de maladie (Hoel et al., 2011). Autrement, Voss, Floderus et Diderichsen (2004) rapportent que des factrices suisses ciblées par le bullying présentaient 60% plus de risque de prendre des congés de maladie que celles qui n‘en étaient pas victimes. Une étude effectuée auprès de personnel en gériatrie a quant à elle démontré que les travailleurs victimes avaient quatre fois plus de risque de prendre des congés de maladie de plus de deux semaines (Hogh, Ortega, Giver, & Borg, 2007).

La diminution de la satisfaction professionnelle consécutive au bullying augmenterait aussi l’intention de quitter le milieu au travail (Berthelsen, Skogstad, Lau, & Einarsen, 2011; Glambek, Skogstad, & Einarsen, 2015; Mathisen et al., 2008), et même l’abandon de la profession infirmière

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(Farrell et al., 2006; Laschinger et al., 2010; OIT et al., 2002; Simons, 2008) – ce qui contribue à l’exode croissant des nouvelles infirmières (Côté, 2016). En effet, 60% des victimes de bullying ont l’intention de quitter le milieu de travail fréquenté par l’auteur de la violence (O'Connell et al., 2007). Cette intention serait motivée, tout comme l’absentéisme, par une insatisfaction du besoin d’autonomie qui découle de l’expérience du bullying (Trépanier et al., 2013a). Cependant, une étude révèle que la majorité de ces mêmes personnes demeurent dans cet environnement après plus de deux ans (Berthelsen et al., 2011). En fait, seulement 15% des victimes passent à l’acte. En ce sens, Berthelsen et al. (2011) expliquent que d’autres motivations atténuent l’intention de quitter le milieu, tel que le niveau d’engagement de la victime envers l’organisation.

Enfin, ces multiples effets ne sont pas sans conséquences budgétaires. La violence et les tensions générées à l’intérieur du système de santé pourraient être responsables de plus de 30% des coûts liés aux maladies et aux accidents (OIT et al., 2002). Pour l’année 2010, l’estimation des coûts associés à seul l’absentéisme causé par les comportements hostiles en milieu de travail s’établissait à 4,1 milliards de dollars américains aux États-Unis (Asfaw et al., 2014). Plus précisément, un cas de bullying coûte environ 50 000$ américains à une organisation, et ce nombre serait inférieur à la réalité, notamment en raison du large spectre des conséquences du bullying à l’égard de la productivité des travailleurs et les autres sphères d’une organisation comme celle des relations publiques (Caverley et al., 2007; Hoel et al., 2011).