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La narration graphique selon Georges-Henri Luquet et Germaine Tortel

Chapitre 1 : À LA CROISÉE DE LA PÉDAGOGIE, DE LA

3. ADOPTER LE REGARD DE L’ETHNOGRAPHE GEORGES-HENRI LUQUET ET DU PSYCHOLOGUE

3.2. La narration graphique selon Georges-Henri Luquet et Germaine Tortel

Les travaux de G-H. Luquet permettent de concevoir le dessin d’enfant comme un langage qui possède ses propres codes incluant le procédé narratif graphique132. L’expression de l’enfant est ainsi valorisée. Le dessin enfantin est mouvant, il n’est pas un produit fini, élaboré comme une œuvre artistique dont la finalité est d’être encadrée, il est l’activité créatrice par excellence, sa destinée échappe à son créateur. Nous pourrions dire que le dessin jalonne la pensée de l’enfant : celui-ci l’utilise véritablement pour construire son langage, selon l’analyse d’Emmanuel Pernoud 133

:

Les différents modes de narration graphique que déploie l’enfant pour raconter des histoires en image, recourant à certains procédés dont Luquet ne trouve aucun équivalent chez l’adulte – comme le type successif où les différentes phases d’une action sont représentées simultanément, dans un espace unique. Dans le dessin se traduit cette “mobilité d’esprit’’ qui fait apparaître l’enfant, sous la plume de Luquet, comme le créateur bergsonien par excellence.

Pernoud vient de citer un des procédés techniques auquel a recours l’enfant pour raconter une histoire avec des moyens graphiques. Selon G-H. Luquet, pour présenter dans un espace et en un même temps le déroulement d’une histoire, il est nécessaire de choisir « parmi les différents moments ou épisodes de l’action l’un d’entre eux, considéré comme le plus important et comme symbolique de l’ensemble134

». En voici un exemple avec l’histoire de Jack et le pied de haricot135 qui est racontée par un enfant de huit ans sur une seule page, les évènements se succédant les uns aux autres dans le même espace graphique. Y figurent les maisons de Jack et du géant, le haricot magique et les personnages : Jack, la géante et l’ogre. Dans le même temps, sont représentés Jack qui coupe le pied de haricot et l’ogre qui tombe. Le procédé narratif graphique permet de résumer les lieux, les personnages et le dénouement de l’histoire en un même temps et un même espace. L’enfant utilise la ligne pour dérouler une histoire, les images qu’il donne à lire appartiennent à deux registres : l’un figuratif, auquel se réfèrent les « regardants » pour établir un discours commun ; l’autre structurel, qui lui permet d’établir des relations entre les tracés pour définir sa vision du monde. À ce niveau, on pourrait dire que le dessin possède un pouvoir mnémotechnique, ce qui donnerait selon le code iconographique de l’enfant tel que décrit par G-H. Luquet une énonciation rituelle qui l’apparente aux dessins pictographiques amérindiens. Ce type de narration est appelé « type symbolique » parce qu’il choisit une scène qui symbolise tout le récit.

Le second mode de représentation se rapproche du premier ; il diffère seulement par le fait que « chacun des épisodes principaux est illustré par une image analogue », il est appelé type d’Épinal. Siegfried Levinstein a appelé ce type « images-récits ». Ce type se subdivise en plusieurs variétés. Parfois le texte encadre l’image dans la page, parfois une marge blanche 132 Luquet, 1924, p. 183-218. 133 Pernoud, 2003, p. 74. 134 Luquet, 1924, p. 187. 135 Luquet, 1991, p. 168.

53 sépare les vignettes qui sont juxtaposées, numérotées ou légendées dans certains cas. Il arrive que les vignettes soient posées simplement sur une ligne. Et G-H Luquet précise : « comme nous l’avons déjà fait remarquer ailleurs, l’enfant ne cède généralement aux influences étrangères que dans la mesure où elles sont dans le sens de la spontanéité. »

Pour l’adulte, seules ces deux possibilités sont envisageables, mais pour l’enfant il en existe deux autres. Le « type à répétition » est aussi appelé mode continué parce qu’il consiste à répéter les acteurs sur un fond unique (ou inversement à répéter le paysage alors que les acteurs feront office de décor). Le personnage est répété autant de fois qu’il accomplit une action différente. S. Levinstein et Georges Rouma ont constaté eux aussi ce type de narration. Le principe est de « répéter dans le dessin ce qui change ». G. Rouma en donne un exemple :

Auguste dessine son intérieur familial. Il trace d’abord la silhouette d’une maison, puis il dessine les meubles et les personnages sur les murs. Ses parents et lui-même sont représentés plusieurs fois sur le même dessin à des moments différents … Auguste dessinant la maison paternelle, se représente lui-même dans chacune des chambres de la maison136.

Le dernier mode graphique est le « type à juxtaposition » appelé ainsi parce qu’il consiste à juxtaposer dans une image unique des éléments qui dans l’action réelle se présentent successivement. Il est aussi appelé « mode additif » par Jerry Wickhoff ou « type fragmentaire » par S. Levinstein. En établissant les types de narrations graphiques (tableau 1), G-H Luquet établit des âges où les types sont les plus fréquents sans pouvoir certifier que l’enfant utilise tous les types avant d’atteindre le type symbolique qui marque, selon lui, la fin de l’âge proprement enfantin. Il établit un passage du réalisme intellectuel au réalisme visuel en narration graphique.

Tableau 1 : Types de narration graphique selon G-H. Luquet

Réalisme intellectuel et réalisme visuel Caractéristiques

Réalisme intellectuel : Type à répétition

Avec changement tel qu’il apparaît à l’esprit Combinaison indissoluble d’identité et de différence

Réalisme visuel : Type à juxtaposition ->

Type Epinal -> Type symbolique

Fragmentation de la continuité en une succession de moments discontinus

Si G-H. Luquet considère, à juste titre, que les monographies et les enquêtes constituées et menées par lui-même et ses pairs permettraient d’analyser les caractéristiques du dessin narratif enfantin. Cependant, il conclut que sa méthode souffre de quelques incertitudes : il ne

54 s’agit pour lui que de différence de degré entre les différents types et il ne sait pas situer précisément les passages de l’un à l’autre, seule l’observation directe de l’enfant pourrait sans doute lui apporter des réponses. Le contexte des études menées par lui et ses collègues ne privilégie pas l’échange ; tout juste, l’enfant écoute-t-il une histoire pour la restituer graphiquement, puis le dessin sert à l’analyse. Peut-être l’approche anthropologique de G. Tortel qui se joue dans le relationnel, qui accompagne l’enfant dans sa création par le verbe, serait-elle plus à même de nous éclairer sur le mode narratif de l’enfant ?

G. Tortel utilise, elle, des méthodes ethnographiques pour appréhender la narration graphique. L’exemple qui est proposé pour expliquer sa démarche est emprunté à la classe de Grande Section de l’école maternelle, 20 rue Patay, XIIIe

, qui mène un projet sur le sous-sol de la ville de Paris en 1963. L’institutrice propose de mener l’enquête dans le quartier de l’école avec un projet qui s’intitule « Sous les pavés. La plage !... ». Le domaine à explorer est donc la géologie, ceci n’est jamais inclus dans les programmes de l’école maternelle, en tant que domaine d’apprentissage, mais participe à mon point de vue de la découverte du monde en transdisciplinarité avec les autres domaines comme le langage oral ou l’expression graphique. Comment concevoir ce projet ? Dans cette aventure, l’enseignante tortelienne est une observatrice participante : elle suscite l’étonnement, elle recherche le dialogue pour instaurer la narration orale et graphique. Les dires des élèves et leurs dessins attestent de la réussite du projet et témoignent d’une narrativité graphique enfantine que l’observation, le dialogue ont construit en collectivité.

D’abord observer : camions, grues, bruit, embouteillage… Il se passe quelque chose à moins de 200 m de l’école, en bas de la rue Patay… DES GRANDS TRAVAUX ont commencé pour améliorer la circulation sur les Boulevards extérieurs, le Bd Masséna va dorénavant enjamber la Porte de Vitry. On construit un pont dont les piliers vont devoir s’enfoncer profondément dans le sol. Le POURQUOI des opérations est vite compris de tous. Un enfant prédit « MAIS à creuser comme ça […] qu’on va peut-être arriver au feu qu’il y a sous la terre ». Ce feu… là, TOUS LES ENFANTS LE SAVENT il existe. Certains, l’appellent L’ENFER. Le projet décrit dans le tableau 2 et dessiné collectivement en figure 3 raconte la narration par le dialogue qui institue l’espace du « faire avec » comme espace logique d’interlocution. La pensée s’y construit.

Tableau 2 : Glose explicative de la fresque, Sous les pavés. La plage !...

Mots et expressions utilisés par les enfants La maîtresse accueille avec intérêt … et suscite le questionnement

Il suffit de creuser un trou

Un peu, mais quand même un peu beaucoup La preuve qu’il y a du feu : c’est que les volcans existent

Conscients cependant de nos faibles forces nous mesurons la chance que nous avons avec ces perforatrices qui nous permettront peut-être de vérifier nos connaissances hypothétiques

On a trouvé des pierres… Pour le feu il faut attendre La pierre a des coquillages !

Ce sont les coquillages de la plage ! Qu’est-ce qu’ils font là ces coquillages ? “Patay plage” ? Quelle rigolade et QUEL MYSTERE !

Surprises ! On fait une découverte Se servir de son savoir et communiquer ÉCOUTER UNE HISTOIRE : la pierre qui nous parle. Elle s’est formée il y a longtemps, longtemps, longtemps au fond de la mer qui était ici, rue de Patay en ce temps-là !

En ce temps-là on ne se baignait pas parce que dans ce temps-là les hommes n’existaient

55 L’or… les pépites !

Les pierres précieuses…. Les diamants ! Le pétrole !

Retour en classe pour ORDONNER, CLASSER, COMPRENDRE, TEMOIGNER par le dessin de notre EMERVEILLEMENT et de l’état de nos CONNAISSANCES Et le feu ?

pas.

C’est le moment venu des grandes INTERROGATIONS, des PRISES DE CONSCIENCE nécessaires et des APPROFONDISSEMENTS. Une visite collective s’impose au Museum d’Histoire Naturelle, section MINERALOGIE Les enfants sont sensibles à la beauté des couleurs, à la diversité des formes

On le trouvera au fond de notre fresque avec la MAGIE de ses couleurs et de ses LEGENDES

Et l’arrivée de l’homme ?

Figure 3 : Fresque, Sous les pavés. La plage !...

La narration graphique de G-H. Luquet se joue à l’échelle de la page ; comme il l’a lui-même exprimé, il a découvert des modes narratifs multiples qui sont reconnus, mais, il n’est pas satisfait de ses résultats. Peut-être l’approche anthropologique de G. Tortel qui se joue dans la relation à l’Autre pour découvrir le monde, est-elle plus à même de nous éclairer sur le mode narratif de l’enfant ? À propos de l’intervention éducative, la pédagogue prend l’exemple évoqué dans un des Cours Pauline Kergomard avec ce qu’elle nomme « le dossier » de L’aquarium et du poisson dessiné par Gérard et ses compagnons. Elle explique sa démarche éducative et la défend, ce sont :

Des moments vécus, pris au fil des jours, insérés dans cette vie qui va se déroulant comme une histoire, une histoire constructive, dont les enfants et la maîtresse

56 inventent les péripéties et jouent profondément les épisodes à mesurent qu’ils naissent d’eux137

.

Au contraire des tests relatifs au questionnement de G-H. Luquet et de son collègue S. Levinstein sur la narration graphique de l’enfant, ici le dessin n’est pas exercice scolaire, isolé mais

s’insère dans une succession vivante : de moments vécus, de désirs, d’émerveillements, de projets qui le font naître, germer et se gonfler d’intentions constructives appelées à lui donner une forme authentique personnelle et valable. […] Ce poisson devenu, sous l’influence de la narration musicale, point qui se promène, perdant sa masse pour se faire mouvement, description de mouvement, poisson qui plonge…138

Cette construction narrative, qui se trouve dans tous les dossiers travaillés dans les classes torteliennes, est le fait de la rencontre avec des qualia au sens que lui donne le maître à penser de G. Tortel, Étienne Souriau139. Peut-être est-ce là ce que recherchait G-H. Luquet quand il a travaillé sur les modes narratifs, cet accrochage au réel, d’ailleurs il le pressent bien puisqu’il écrit au début de son étude que les enfants ont « accepté » de se prêter aux tests qui reposent sur une histoire racontée, et non vécue de l’intérieur, construite à partir de la logique enfantine. Cette manière de procéder qui instaure la dialectique ne serait-elle pas très proche de la thèse vygotskienne140 de zone proximale de développement, telle que P. Meirieu141 l’a définie ? L’enfant est prêt à se développer, cependant, le dialogue et la rencontre avec ses pairs et l’adulte activent le processus mental.

L’anthropologue G-H. Luquet dans sa recherche sur l’Art Néo-Calédonien142

, à partir des documents recueillis par Marius Archambault, se pose la question de la reconnaissance des Arts quels qu’ils soient. Lévy Bruhl, dans sa préface dit « qu’il se sert d’une méthode dont il a fait l’épreuve ailleurs, et qui lui a donné – en particulier pour l’étude des dessins des enfants – les résultats les plus satisfaisants ». Pourquoi ses études sur les dessins d’enfant ont-ils été si fructueux ? Simplement parce qu’il a étudié les dessins de sa fille Simonne qu’il écoutait parler alors qu’elle dessinait pendant qu’il notait ses propos. Dans son étude sur la narration, le philosophe anthropologue est confronté à ce problème, il a un corpus de dessins collectés par ses collègues et lui-même, mais moins de propos enfantins écrits, ce qui ne lui permet pas d’aller au bout de ses conclusions. L’ouvrage de Taine, De l’intelligence, offre la même réflexion, tant qu’il s’agit d’analyser des données à partir de la monographie qu’il a réalisée avec les propos de sa fille, ses conclusions sont valides et l’amènent à considérer le développement du langage de l’enfant d’un point de vue fonctionnel. Mais dès qu’il en revient à s’abstraire du dire et du faire de l’enfant, il adopte un regard mécaniste sur les processus d’apprentissage, qui déconsidère le processus mental au profit du résultat obtenu et donc qui

137 CRDP et Association pour la Défense et l’Illustration de la Pédagogie d’Initiation, 1979, p. 13.

138 Ibid. 139 Souriau, 1947, p. 80. 140 Vygotski, 1985. 141 Meirieu, 2015. 142 Luquet, 1926.

57 fixe définitivement l’état du savoir transmis par l’adulte à l’enfant. Revenons à l’étude de G-H. Luquet sur l’Art Kanak. Elle porte notamment sur la parure corporelle, la sculpture sur bois, la gravure sur bambous, les pétroglyphes. Ces supports, le corps, le bois, le bambou et la pierre interrogent la notion de surface, d’échelle, d’outils « marqueurs », de lieux de production et d’utilisation. Les modes d’énonciation sont intimement liés à ceux-ci et sont susceptibles de faire varier les modes de discours selon des codes iconographiques pluriels. Le psychologue Pierre Janet se pose également cette question à propos de ce qu’il appelle « l’histoire figurée » et peut nous aider à comprendre la narration graphique enfantine.

3.3. L’histoire figurée chez Pierre Janet et la narration graphique dans le dessin