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G-H. Luquet, G. Tortel, A. Stern, H. Wallon et L. Lurçat : la spécificité du dessin

Chapitre 1 : À LA CROISÉE DE LA PÉDAGOGIE, DE LA

3. ADOPTER LE REGARD DE L’ETHNOGRAPHE GEORGES-HENRI LUQUET ET DU PSYCHOLOGUE

3.1. G-H. Luquet, G. Tortel, A. Stern, H. Wallon et L. Lurçat : la spécificité du dessin

La croissance du type pour G-H Luquet, G. Tortel, H. Wallon et L. Lurçat

Les recherches de G-H Luquet n’ont pas pour objet de fixer des âges déterminant a priori ce que devrait être le dessin d’enfant à telle période de son évolution. En revanche, il décrit des étapes ou une gradation de l’évolution du dessin, allant du griffonnage au réalisme visuel, dans une idée de progressivité caractérisée notamment par « l’enrichissement du type, [qui] résulte d’un processus synthétique comparable à la sédimentation ». L’enfant peut adopter un type de représentation qui lui convient mieux, s’il se trouve confronté à un nouveau modèle mental qu’il développe successivement par ajout d’éléments nouveaux empruntés à des expériences inédites qu’il cumule. Il revient ainsi à des tracés connus qu’il emprunte à de nouveaux objets, dessins qu’il a vus et qu’il adapte à sa nouvelle représentation avant de progresser dans celle-ci par un processus de différenciation ou de discrimination qui aboutit à ce que G-H Luquet nomme « la croissance du type116 ». Il insiste sur la succession des dessins qui sont réalisés les uns après les autres dans un même temps, ce qui suppose que l’enfant en ait une idée prédéterminée. Il semble que celui-ci procède peu à peu par modifications surajoutées par rapport au modèle de base, quoiqu’il ait dès l’abord une intention prédéfinie par rapport au dessin final. C’est son « modèle interne » ou la représentation mentale de l’enfant que traduit le dessin, distincte de l’objet réel ou modèle proprement dit. Voici la définition que G-H. Luquet donne au type : « La représentation qu’un enfant déterminé donne d’un même objet ou motif à travers la succession de ses dessins ». G. Tortel considère que :

Le type va du syncrétisme confus au détail analytique précis et à la richesse croissante de ses détails, il y a donc une progression spontanée du type, qui se fait, non par addition ou juxtaposition, mais par division à partir du schéma primitif, discrimination, différenciation.

Henri Wallon et Liliane Lurçat précisent au chapitre de leur ouvrage, Dessin, espace et schéma corporel chez l’enfant, intitulé « le dessin du personnage par l’enfant », les étapes et mutations117 :

On a essayé d’établir des stades du dessin chez l’enfant et des types successifs de bonhommes; c’est en partie juste mais la succession d’un type à l’autre n’est pas due à l’influence d’un modèle interne et à la prépondérance croissante de ses attributs visuels. Il y a des substitutions d’un type à un autre et ce n’est pas uniquement par progrès continu : c’est par une sorte de nécessité structurale qui entraîne une véritable mutation de l’un à l’autre.

116

Ibid., p. 60.

48 Il semble intéressant de relever ces propos, car ces deux auteurs insistent sur la géométrisation du type du bonhomme et l’utilisation des différentes formes de types à différents moments du développement, l’enfant pouvant effectuer des retours en arrière dans ses procédés, notamment quand on lui signifie ses erreurs. Le dessin rectifié permet de modifier le dessin spontané, c’est ce que G-H. Luquet appelle la duplicité de types118

. A ce propos G. Tortel écrit :

Si l’enfant conserve ses types, c’est qu’ils donnent satisfaction à sa mentalité du moment. N’avons-nous pas remarqué que si l’enfant corrige ses modèles pour nous faire plaisir, il se crée ainsi un dessin officiel et scolaire, à côté de ses types personnels, qu’il conserve longtemps, quand il dessine pour lui119

.

Autrement dit, l’enfant peut vouloir faire plaisir à l’adulte en modifiant son dessin mais il revient au type qui est le sien et correspond à son évolution dès qu’il dessine librement. H. Wallon et L. Lurçat120 écrivent en complexifiant la pensée de G-H Luquet :

Ce qui caractérise ces types hybrides, c’est l’existence simultanée des types successifs, ceci met en évidence le processus de la mutation de type, passage d’un type rond au type rectangulaire, etc., qui semble être le processus général de la modification des bonhommes. C’est du concours ou du conflit de différents facteurs : isolement d’un détail, réaction du détail sur l’ensemble, attitude et forme, que résultent des mutations de types, mais ce passage ne se fait pas sans certaines contaminations entre les étapes successives.

Cependant, on peut constater que pour tous ces auteurs, c’est l’enfant qui est prépondérant, c’est lui qui donne à voir par ses tracés sa vision du monde, mais aussi qui cherche des procédés pour communiquer celle-ci aux autres, pairs ou adultes. On pourrait dire que l’enfant utilise un langage qui lui est approprié étant donné qu’il ne possède pas encore ou qu’il est en train de conquérir l’écriture et la lecture et les codes du langage parlé. De cette constatation, on peut déduire que l’enfant est créateur d’un mode de communication qui lui est propre et spontané, mais que l’adulte peut influer durablement sur celui-ci, en imposant à l’enfant des normes de représentation. Selon P. Meirieu, « l’apprentissage donne naissance, réveille et anime chez l’enfant toute une série de processus de développement internes » ; dans son article, Vygotsky, Enseignement, apprentissage et développement mental, il écrit : « la différence entre le niveau de résolution de problèmes sous la direction et avec l’aide d’adultes et celui qu’il (l’enfant) atteint seul définit la zone proximale de développement121

».

Une représentation de l’espace dans le dessin enfantin selon G-H Luquet, G. Tortel et A. Stern

Après avoir traité du type, G-H. Luquet décrit les procédés de pluralité des points de vue, de rabattement et de transparence propres au dessin enfantin, ce qui lui permet de définir ce qu’il entend par le « réalisme intellectuel » de l’enfant. L’enfant dessine en reproduisant 118 Luquet, 1991, p. 53. 119 Tortel, 1928. 120 Wallon et Lurçat, 1987, pp. 39-40. 121 Meirieu, 2015.

49 plusieurs points de vue à la fois du même objet, comme dans l’art égyptien, dont Kandinsky rapproche les productions du « petit Zeh » en 1911 (l’un des trois fils de l’architecte munichois August Zeh)122. L’enfant opère des choix dans la représentation afin de présenter les attributs majeurs qui le définissent à partir de son « modèle interne » : « […] réfraction de l’objet à dessiner à travers l’esprit de l’enfant, une reconstruction originale qui résulte d’une élaboration fort compliquée malgré sa spontanéité123 ». En fait, ce que pointe G-H. Luquet dans ses travaux sont les modes de représentation de l’enfant, dont les normes visuelles académiques ne sont pas encore instaurées. Il insiste sur le fait que l’enfant perçoit le monde et le transcrit d’après différents points de vue sans tenir compte de la perspective.

Après avoir figuré l’ensemble de l’objet du point de vue où il offre l’aspect le plus caractéristique et qui fait ressortir le plus grand nombre de ses éléments essentiels, l’enfant choisit pour dessiner chacun des autres détails le point de vue d’où il présente sa forme exemplaire124.

On peut rapprocher l’art égyptien des dessins de l’enfant selon les caractéristiques qui lui sont propres, telles que données par E-H. Gombrich125 : un sens aigu de l’observation, l’exercice du dessin de mémoire, l’application de règles strictes. Ce sont ces mêmes principes que décrit G-H. Luquet pour définir le réalisme intellectuel de l’enfant. G. Tortel reconnaît, elle, l’importance de la mémoire, de l’observation et à travers les règles ou procédés enfantins, elle voit la reconnaissance de l’objet dans son empreinte imagée qui reste à l’enfant dans la trace. C’est donc l’acte qui crée l’objet126

:

Voulez-vous voir ce qu’un de vos exercices d’observation a laissé à l’enfant ? Dites-lui d’inscrire par ce langage ce qu’il a retenu de l’objet […] Ce travail même informe, est une notation directe de la perception ; il est un souvenir pour l’enfant, qui reconnaît dans les traits placés par lui, les impressions que lui laisse l’objet.

En ce qui concerne le rabattement, le praticien de l’éducation créatrice Arno Stern127 l’explique ainsi : l’enfant adopte d’abord un point de vue calqué sur son schéma corporel propre et sur le monde vu à travers ses sensations. De fait, il utilise son axe vertébral pour délimiter les champs de sa perception et traduit graphiquement ce ressenti dans ses tracés. C’est à partir de cet axe de symétrie qu’il construit sa représentation du monde. C’est ainsi que l’enfant dessine tous les objets qu’il voit, en fonction de son corps propre, en partant donc de sa morphologie, en fonction de sa vision anthropomorphe du monde ; le rabattement exprime une sensation corporelle. La figure 1 donne un exemple de rabattement appliqué par l’enfant à un paysage urbain, les routes forment des axes au bord desquels sont disposées des maisons figurées en plan, rabattues à partir de l’axe de la route. Les points de vue sont multiples, puisque le square est représenté en vue aérienne, ainsi que les routes, tandis que les

122 Boissel, 1990 (printemps), p. 15. 123 Luquet, 1991, p. 64. 124Ibid., p.144-145. 125 Gombrich, 1967, p. 72. 126 Annexe 5, Tortel, 1928, p. 72. 127 Stern, 1963, p. 24 et 1966, p. 49.

50 maisons sont vues de face et de surcroît peuvent être rabattues, vues « à l’envers », la « tête en bas ».

Figure 1 : Paris, exemple de rabattement Œuvre collective, collection Germaine Tortel

Pour A. Stern, il y a conflit entre l’image intellectuelle que l’enfant construit et la représentation sensorielle qu’il donne de la spatialité. C’est pourquoi il va user du procédé de transparence, ce qui va lui permettre de résoudre momentanément son problème de figuration de l’espace sans avoir recours à la perspective, tout en incluant toutes les données connues sur l’objet représenté. Cela lui permet de concilier l’objectivité qu’il porte sur le réel et la subjectivité du monde sensoriel qui est la sienne. C’est pourquoi l’enfant est souvent dit anthropocentré. La Maternité de la figure 2 donne à voir le fœtus que porte la Maman, les jambes et le contour du ventre, sous la robe, « par transparence ».

Figure 2 : Maternité, exemple de transparence Collection Germaine Tortel

51 G-H. Luquet affirme que l’enfant fait preuve d’un grand réalisme, d’une attitude synthétique en associant les procédés d’utilisation de différents point de vue, de rabattement, de transparence. Il va même jusqu’à écrire : « C’est refuser au dessin [de l’enfant] la possibilité d’une autre synthèse que la synthèse visuelle128

», sous-entendue celle du réalisme de la représentation liée à la perspective. On peut donc supposer que G-H. Luquet pressent l’importance de la relation qui unit le gribouillage à la détermination finale de la forme dans l’effort que produit l’enfant européen pour parvenir au réalisme visuel et se conformer littéralement aux normes graphiques généralement admises par sa civilisation. On peut admettre que cette forme serait purement et simplement induite par l’enseignement du dessin subordonné aux autres enseignements que sont les normes conventionnelles des tracés écrits ou géométriques. Et on peut supposer que cette résolution ne tiendrait pas compte des relations que les tracés forment entre eux, qui relèvent du dynamisme de l’activité créatrice. C’est ce que sous-entendrait G. Tortel quand elle dit :

Il est un point où l’intervention, dite éducative, est inefficace et illusoire, c’est dans ce jeu du dessin, dans ce jeu intellectuel. Elle tend à substituer prématurément le réalisme visuel qui est l’état définitif de la perception évoluée et qui, pour l’enfant, n’est qu’un luxe encombrant, au réalisme logique, instrument logique, instrument nécessaire de son progrès mental.129

L’enjeu pour l’enfant est de sortir du cadre de la page ou du tableau dont l’exemple majeur est le canon des proportions humaines dessiné par Léonard de Vinci, d’après les principes énoncés par Vitruve130, afin d’investir des espaces « à la marge », ce qu’il ne se prive pas de faire avec ses graffiti et empreintes qui lui permettent de s’inscrire dans le réel en occultant les académismes dont il n’est d’ailleurs pas nécessairement conscient. C’est bien ce que relève André Malraux131 :

Nous sentons que, si l’enfant est souvent artiste, il n’est pas UN artiste ; car son talent le possède et lui, ne le possède pas. Son activité est distincte de celle de l’artiste, en ce que l’artiste entend ne rien perdre et que l’enfant ne cherche jamais. A la maîtrise, il substitue le miracle… .

Les artistes cubistes notamment ont utilisé sciemment les différents points de vue des objets pour les représenter, alors que les enfants ne font qu’observer et reproduire dans le réalisme intellectuel les différents aspects du visible pour rendre compte de leur fonctionnalité et traduire la curiosité qui les anime face au monde. Il y a donc un glissement opéré par les artistes de l’avant-garde, le réalisme intellectuel de l’enfant est utilisé par ceux-ci pour remettre en question, comme G-H. Luquet, la synthèse visuelle opérée par la perspective, pure construction de l’objectif ou de la camera obscura, puisque les deux yeux humains n’opèrent pas naturellement celle-ci. Le réalisme intellectuel ou le « modèle interne » de l’enfant, ce

128 Luquet, 1991, p. 152.

129 Annexe 5, Tortel, 1928, p. 73.

130

Frayling et al., 1992, p. 8.

52 qu’il sait de l’objet, s’oppose ici au réalisme visuel du dessinateur, soit l’objet vu selon les lois de la perspective.