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L’histoire figurée chez Pierre Janet et la narration graphique dans le dessin

Chapitre 1 : À LA CROISÉE DE LA PÉDAGOGIE, DE LA

3. ADOPTER LE REGARD DE L’ETHNOGRAPHE GEORGES-HENRI LUQUET ET DU PSYCHOLOGUE

3.3. L’histoire figurée chez Pierre Janet et la narration graphique dans le dessin

Pierre Janet raconte sa vision du tableau Exode des Totomihuagas, au musée de Mexico, œuvre datant de l’invasion du Mexique par Fernand Cortez à l’époque de la civilisation aztèque (Civilisation Nahoa. Époque postcortésienne). Il a demandé de plus amples renseignements au directeur du musée à ce sujet et fait quelques commentaires sur celle-ci. Elle est reproduite en noir et blanc, dans son ouvrage, L’évolution de la mémoire et la notion du temps143, avec cette légende :

Cette composition représente l’exode de la tribu des Totomihuacas qui émigrèrent de Chocomostoc (Les sept grottes). Dans la partie supérieure gauche on voit sept grottes et sept indiens qui s’apprêtent à en sortir. Un seul y parvient, c’est celui qui tient un oiseau posé sur une flèche. Au centre, on remarque deux volcans qui semblent être le Popocatépetl et l’Ixtaccihuatl. Les émigrants viennent du Couchant et après de nombreuses pérégrinations, ils se dirigent vers l’Orient et arrivent à un endroit qui peut être Cholula, ils en repartent de nouveau vers l’Orient en laissant des tribus à Tepenca et à Cuauhtinchan. (L’original de ce document est conservé à Cuauhtinchan, Puebla, Mexique).

Il ne précise pas les matériaux utilisés pour le support et le dessin. Ce qui frappe le psychologue c’est l’erreur qu’il a commise dans un premier temps en considérant ce tableau comme une carte géographique. Elle représente une route avec des éléments épars qui rappellent l’idée que l’adulte européen a de la carte ancienne des XIVe

et XVe siècles, les montagnes Popocatépetl et l’Ixtaccihuatl que l’on voit de Mexico sont représentées ainsi que des marécages et cours d’eau. Mais des points étranges sont aussi figurés : des animaux, des hommes qui relèveraient de la peinture anecdotique. En réalité,

le tableau est une narration du voyage d’une tribu. […] Ce que nous avions pris pour une carte géographique est une histoire. […] La route avec les pas est une représentation de la marche, et les deux côtés de la route où nous avions vu tant de choses sont des récits de ce qui s’est passé.

C’est ce que P. Janet appelle une « histoire figurée ». Pour lui, la représentation spatiale du récit est indispensable à sa mémorisation, le graphisme accompagne la parole et soutient la

143 Janet, 2006, p. 230.

58 narration. Il donne en exemple un livre ancien sur Les phénomènes de synopsie144 dans lequel des personnes racontent quels procédés mentaux elles utilisent avec des lignes, des points… et où elles placent les évènements. « C’est une représentation mémorielle avec un schéma tiré de l’espace ». Il précise encore que tout le monde utilise ce type de procédés sous forme de calendriers, agendas… ce que soutient également Jack Goody dans La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage à propos de l’usage de la liste145.

La Pédagogie d’Initiation prônée par G. Tortel abonde dans le même sens, un exemple de restitution d’un trajet lors d’une promenade dans Paris, racontée par des élèves va nous en convaincre. Voici la glose explicative (Tableau 3) d’un dessin exécuté dans une section d’enfants de cinq à six ans, « véritable récit plastique, il permet de suivre de bout en bout la traversée qu’ils firent dans l’autobus 21 afin de se rendre de leur école à la réception de l’arbre de Noël à laquelle ils étaient invités146

».

Tableau 3 : Glose explicative de la fresque, Qu’est-ce que Paris ? Que te donne Paris ? Mise en œuvre du projet,

mots et expressions utilisés par les enfants

Organisation des traces de la visite, La maîtresse accueille avec intérêt …et

suscite le questionnement Remise en mémoire, discussions sur

l’authenticité des souvenirs, dessins individuels des détails, confrontations des dessins, reconstitution de l’itinéraire ponctué par les dessins obtenus.

Mise en œuvre du collectif :

Départ de l’autobus, rue de la Glacière, “une route qui monte, et en haut, c’est le

Panthéon… le Luxembourg et le jet d’eau qui éclaboussait un peu les gens”, le boulevard Saint Michel, ses librairies, ses marchands d’images, au bord de la Seine, la conciergerie et son horloge si belle avec “un fond bleu roi et des fleurs de lys d’or”. Elle est toute dorée , les aiguilles et même les chiffres sont en or”… les péniches “bien lavées”… Notre Dame : “C’est une grande église ! La flèche avec la croix s’élance dans le ciel, on dirait bien une fusée ; elle est très haute, même plus haute que les tours”. L’histoire du Pont Neuf ….

Langage et travaux individuels

Construction du collectif, discussions constructives, expressions écrites classées. Organisation de gauche à droite avec des repères et des indications sur le papier pour les espaces définis ensemble.

Sur un album la maîtresse colle tous les témoignages écrits, où alternent évocation et réflexions naïves. Tout est répertorié par les enfants : magasins, éclairages,

encombrements, bruits et féeries de Noël. Elle constitue le dossier du projet.

La maîtresse parle de « succession filmique d’images » que l’œuvre collective reflète, « saisissante illustration de cette prise en charge du réel par le logos ». La narration graphique

144 Flournoy, 2013.

145

Goody, 1979, p. 195.

59 rend compte du déroulement de l’histoire en fixant l’anecdote en mémoire. G. Tortel décrit le dessin collectif comme « un carrefour des points de vue ». Les rôles de chacun sont distribués et il est un lieu d’échanges et de discussions où l’individu se discipline. Cela nécessite de se régler, de définir des plans, il « représente au mieux l’âme commune de l’enfant, le maximum d’intentionnalité, de méditation, de conscience. C’est un appel à la logique, à la réflexion, à la continuité de l’effort : une sollicitation à la clarté. »

Figure 4 : Fresque, Qu’est-ce que Paris ? Que te donne Paris ? Association Germaine Tortel

Bien entendu la socialisation de l’enfant est un des arguments majeurs de la mise en œuvre du dessin collectif, car l’espace graphique investi requiert la conception et l’élaboration commune d’un projet, sa mise en œuvre dominée par la discussion constructive, le partage des tâches et la reconnaissance de l’Autre147 dans l’effort produit qui annonce une nouvelle expérience. Mais, à mon sens, la construction de l’espace-temps chez l’enfant est aussi prépondérante. Le trajet est reconnu par lui, il devient par le mouvement mémoire des lieux, rencontre et intégration de la vie sociale qu’il fait sienne. L’enfant est initié à son monde proche, la Tour Eiffel, symbole fort de la capitale construite pour l’exposition universelle de 1889, les monuments, les rues avec leurs magasins, le trafic, il les décrit et les reproduit en communiquant l’expression de ses sentiments. P. Janet et G. Tortel ont pressenti l’importance du rapport entre le temps de déplacement et l’espace dessiné pour mémoriser le trajet. Tous deux sont des adeptes d’Henri Bergson que P. Janet cite148

: « Nous prétendons que la formation du souvenir n’est jamais postérieure à la perception ; elle en est contemporaine. Au fur et à mesure que la perception se crée, son souvenir se profile à ses côtés, comme l’ombre à côté du corps ». Tous deux ont réalisé l’importance de « l’histoire figurée ». Le geste, le regard et le déplacement sont associés pour donner de la profondeur au réel dans le temps et construire l’espace visuel qui sera d’autant mieux élaboré et objet d’appropriation qu’il est inscrit dans le dire et le faire.

Conclusion

L’œuvre pédagogique de Germaine Tortel est inscrite dans l’histoire de l’éducation de l’école primaire en France, elle est dédiée à l’enfance et se situe à tous points de vue aux carrefours de la pédagogie, de la psychologie et de l’Art. De par sa grande humanité, elle crée des liens entre la famille et l’école, qu’elle représente en tant qu’Inspectrice de

147

Ricœur, 1990.

60 l’enseignement primaire et sait frayer le chemin qui va permettre à l’enfant de trouver sa voie au sein de l’institution. Elle est de facto une anthropologue de l’école : elle utilise les outils de l’ethnographe pour observer, avec les institutrices notamment, de manière participative, écouter (et réécouter par l’enregistrement), voir (et revoir par la photographie et la vidéo), noter, collecter des dessins et s’interroger sur ce qu’elle considère être une « assemblée enfantine ». Elle a cette faculté de décentration de son point de vue propre pour adopter sui generis celui de l’Autre. La figure pédagogique s’inscrit dans la lignée de ses prédecesseures, Marie Pape-Carpantier et Pauline Kergomard qui l’accompagnent, par cette filiation, dans sa volonté de réaliser la tâche commune d’éduquer. Elle se réfère à L’enseignement pratique, premières leçons données aux petits enfants (Pape-Carpantier, 1869) pour mener des entretiens avec les enfants, à propos des sujets susceptibles d’éveiller leur intérêt, de susciter le désir. « La pratique éternellement sanctionne la valeur de la théorie149 », écrit-elle dans son mémoire d’Études Supérieures de Psychopédagogie en 1928. Elle assiste et participe aux conférences données au cours Pauline Kergomard, à Paris, dans les années 1950 et diffuse celles-ci dans les Cahiers de Pédagogie Moderne pour l’enseignement primaire, dont elle est la rédactrice en chef. Son rayonnement prend de l’ampleur quand elle organise de grandes expositions nationales et internationales de dessins enfantins, qui reflètent le regard de l’enfant sur « leur monde », entre 1955 et 1962. Elle s’intègre ainsi dans cette période de l’histoire de l’éducation qui favorise l’expression de l’enfant, à partir des années 1950, porteur de plaisir et de joie de vivre, ce que confirme Éric Plaisance en considérant l’apogée du modèle « expressif » en éducation entre 1965 et 1970150.

G. Tortel s’inscrit dans la filiation des grandes pédagogues de l’École Maternelle Marie-Pape-Carpantier et Pauline Kergomard. Sa formation en psychopédagogie lui donne l’assise nécessaire pour revendiquer une spécificité du dessin enfantin qu’elle a analysée à travers les différentes monographies qu’elle a lues, celle de G-H. Luquet et de Taine notamment. Elle s’appuie aussi sur les travaux de J. Piaget et de P. Janet qu’elle cite dans son mémoire d’Études Supérieures. Elle reconnaît une dette au Dr Decroly qui l’amène à établir une « méthode » de travail en classe basée sur l’observation de la communauté enfantine et de l’enfant. En cela elle est à la fois une anthropologue, puisqu’elle considère celle-ci comme une société qu’elle analyse et une pédagogue qui s’appuie sur ses références en psychologie pour étudier de près le comportement et le développement de l’enfant. Elle se situe donc bien aux carrefours de la pédagogie avec l’enseignement du dessin comme « auxiliaire d’éducation », de la psychologie et de l’anthropologie. Son personnage est à multiples facettes : quel est l’apport essentiel de ses activités d’Inspectrice ? Elle forme sans relâche par tous les moyens les institutrices afin de les amener à prendre conscience de leurs actions pédagogiques. Elle ne se contente pas de ses acquis et au fur et à mesure de sa longue carrière de trente années, elle en vient à donner à voir le dessin de l’enfant comme le résultat d’un processus mental de lente élaboration de l’intelligence enfantine aux prises avec le réel. Afin de prouver les caractéristiques du dessin enfantin, elle démontre par ses expositions d’Art enfantin que l’enfant a une pensée propre qu’il est nécessaire de reconnaître, de valoriser. C’est la narration graphique ou « histoire figurée » qui serait à même de la révéler, car ce

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Annexe 1, Tortel, 1928, p. 5.

61 moyen est privilégié par l’enfant pour communiquer. Par ailleurs, elle dresse un portrait de l’Enfant Artiste, est-ce le même que celui d’Irène Senécal qui vise elle aussi l’éducation par l’Art au Canada à la même époque, ou celui d’Élise Freinet dont les écrits revendiquent le « dessin libre » ? Comment défend-elle cette position et pourquoi tient-elle résolument à l’espace de l’exposition ? Ne serait-ce pas cet espace de rencontre dialogal, au sens où cet espace médiatique susciterait le monologue ou le dialogue, dans l’ébauche d’une représentation du monde communément construite (de soi à soi ou de soi à l’autre), qui mettrait en évidence les spécificités de la communication enfantine dans « la relation à … »?

Chapitre 2 : L’INTERPRÉTATION DE GERMAINE TORTEL,