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Chapitre 2 : L’INTERPRÉTATION DE GERMAINE TORTEL,

2. UN PORTRAIT DE L’ENFANT ARTISTE

2.5. La recherche de Maria Torok à l’école maternelle

P. Clad, en tant qu’institutrice, a participé à un travail de recherche mené par M. Torok, à l’école maternelle avenue Stephen Pichon à Paris, en 1957-1958200

. Celui-ci a été l’objet d’un temps de formation pour les instituteurs donné sous la forme d’une conférence pédagogique.

L’objectif de la recherche se résume ainsi : définir les modalités de coopération du personnel enseignant et du psychothérapeute scolaire en vue d’accomplir ensemble, de la manière la plus économique possible, le travail préventif et curatif des troubles affectifs et caractériels qui se présentent à l’école maternelle et qui relèvent de la compétence du pédo-psychothérapeute.

L’école maternelle française est en situation de liminalité permanente, à la frange entre la maison et l’école élémentaire. Elle est l’espace initiatique par excellence, ses missions sont d’accueillir et de socialiser tous les enfants, en cela elle est le lieu de reconnaissance et d’acceptation de la diversité humaine. C’est cette scène qui est choisie pour vivre l’expérience menée dans les années 1960 avec six élèves en séances de travail afin de donner quelques réponses à la difficulté scolaire. Le « traitement » s’organise en fonction des remarques préalables de l’éducatrice, des entretiens avec les mères, des séances individuelles de psychothérapie effectuée à l’école, des séances de groupes avec l’éducatrice et la psychothérapeute et des remarques finales de l’éducatrice. Il est question ici de geste(s) partagé(s) dans un comitatus201 enfantin au sein de l’institution scolaire, abordé(s) sous l’angle de l’anthropologie relationnelle. Les notes autographes de l’éducatrice donnent le contrepoint au travail enfantin et aux points de vue de la psychothérapeute et de l’inspectrice (Cf. annexe 6, Cahier de Paulette Clad, manuscrit autographe transcrit).

Les six enfants ont été choisis d’un commun accord entre les parents, l’éducatrice et la pédo-psychothérapeute, d’après les résultats des tests pratiqués et aussi d’après les observations faites en classe sur le comportement et l’activité de ces enfants. P. Clad s’interroge sur sa capacité à observer les élèves en classe et regrette de n’avoir pas noté précisément le comportement des élèves dans des situations particulières. Elle pense que certains évènements interviennent en réaction à des paroles, regards et gestes auxquels l’enfant répond souvent par une auto-violence. Les attitudes de refus et d’auto-exclusion de l’élève qui attentent à ses apprentissages en se coupant de la réalité sociale de la classe seraient pour lui un moyen de se protéger et de protéger le groupe enfantin de la violence qui ressort lors des séances individuelles ou de groupe en psychothérapie. Elle se dit très surprise de découvrir chez ses élèves des traits de personnalités qui ne correspondent pas à l’image qu’elle se faisait de l’enfant. Elle avait bien sûr remarqué des signes visibles de mal être comme l’énurésie, le mutisme, l’isolement, la passivité, l’angoisse mais elle ne supposait pas la dureté et la violence contenues dans ces comportements. Au fur et à mesure du traitement psychothérapique, les manifestations de celles-ci apparaissent en groupe-classe et elle suppose que l’enfant éprouve ainsi sa force et prend confiance en lui. Elle dit son désarroi devant ces réactions qu’elle considère comme imprévisibles mais nécessaires pour faire évoluer l’enfant. Elle énonce aussi la foi qu’elle éprouve dans la capacité d’adaptation de l’enfant grâce à la volonté inclusive du groupe d’enfants et d’adultes médiateurs.

200 Torok, 1960, p. 45

201 Turner, 1990, p. 97 : « Une communauté non structurée ou structurée de façon rudimentaire et relativement indifférenciée, ou même une communion d’individus égaux qui se soumettent à l’autorité générale des aînés rituels ».

78 A. semblait prendre chaque jour un nouvel enfant comme victime de ses griefs personnels. L’enfant visé, le plus souvent, un voisin de classe, n’avait pas de paix de la journée. Elle gribouillait ses dessins, elle faisait tant que je devais intervenir et l’isoler. A. n’acceptait pas facilement ma sanction et m’opposait, sans une parole, le plus farouche entêtement avec le regard le plus noir. Son animosité s’est pourtant longtemps fixée sur B., petite fille douce et très sensible qui aimait beaucoup A. mais souffrait vraiment de son amitié, ne comprenant pas tout d’abord les réactions de A. […] C’est alors que A. après une longue absence de B. a accueilli cette dernière avec une joie débordante et une gentillesse sans pareille. Je crois pouvoir situer à cette même période le détachement apparent, je pense, de A. de ses séances.

Je pourrais en conclure que la production du processus d’exclusion/inclusion est le fait du mode de communication du groupe qui interagit avec son environnement en partageant les responsabilités du choix des critères d’acceptabilité des manières d’être au monde.

Tout au long de cette année expérimentale, l’éducatrice a organisé un travail de classe sur la thématique du corps et la construction du temps. Les élèves ont découvert leur corps, ont pris conscience de son contenu et de ses fonctions ; ils ont mené une réflexion sur la naissance et remonté dans le temps pour retrouver le bébé qu’ils ont été. Retracer l’histoire de l’évolution de chacun, des progrès réalisés, a permis de revivre la vie en la découvrant, éclairé par la conscience des actes, tout cela a été très important pour les enfants. P. Clad s’interroge sur l’influence de cette thématique dans le comportement enfantin. La pédagogie tortelienne part toujours du questionnement de l’enfant. Pourrait-on émettre l’hypothèse d’une interaction très forte entre ce que l’enfant attend de l’adulte en milieu institutionnel et la réponse de l’éducatrice à travers le choix thématique ? Dans ce cas, la réponse à la question de P. Clad serait dans le mode interlocutif qui a été choisi par les différents partenaires éducatifs, basé sur l’expression graphique oralisée. L’enfant dessine et accompagne son geste de ses mots pour donner sens à son acte. C’est le monologue enfantin décrit par Piaget (1923). Je suppose que les interventions de la pédagogue et de la thérapeute permettent de travailler avec l’enfant sur la construction du dialogue à l’Autre, fût-il soi-même (Ricœur, 1990). L’enfant pourrait se libérer ainsi de la violence faite à lui-même et entrer dans la communauté langagière par l’acte graphique dialogué. L’espace d’interlocution graphique de l’enfant est compris comme espace de reconnaissance de la logique enfantine conforté par les interactions au sein de la communauté éducative. Cela suppose de connaître le développement graphique de l’enfant, tout autre que l’apprentissage du geste d’écriture, dans sa spécificité, celui-ci restant largement à explorer. La référence aux travaux de Fernand Deligny (2007) en est un exemple. En outre P. Clad souligne l’incompréhension des parents qui ne font pas le lien entre le travail scolaire et psychothérapique. M. Torok conclura sa recherche par la nécessité de créer des groupes de mères qui discuteraient sous la direction de la thérapeute des problèmes particuliers de l’enfant.

La relation dialogique qui s’instaure lors des ateliers de médiation torteliens fonde la personne dans la construction d’une représentation commune du monde, redevable à une certaine forme de culture enfantine graphique. Celle-ci fait partie du patrimoine enfantin qui s’est développé depuis l’institution des salles d’asile dans l’enseignement primaire. Dans les conférences pédagogiques faites à la Sorbonne en 1867, lors de l’exposition universelle, Marie Pape-Carpantier affirme que « le dessin c’est une langue »202 et dit que l’enfant « aime ses dessins, parce qu’ils sont, pour sa jeune imagination, la représentation de ce qu’il a vu, la fixation de ses souvenirs ». Le dessin est pour cette inspectrice des salles d’asile un moyen « d’attirer les enfants au travail […] par les ressources que le travail contient en lui-même ».

79 Ces conférences sont le moyen de former les instituteurs et de faire connaître les salles d’asile au public dans leur vocation de protection de l’enfance et d’éducation. Pauline Kergomard, Inspectrice Générale des Écoles Maternelles, fait référence à la méthode des salles d’asile lors des conférences qu’elle tient à l’exposition universelle de 1889 à Paris :

Le début (des salles d’asile) avait presque réalisé notre idéal actuel : les petits enfants recueillis par Oberlin203, jouant et cueillant des fleurs sous la surveillance des « conductrices », se développaient en liberté ; leur besoin d’activité était sauvegardé, leurs « occupations » étaient en rapport avec leur âge204.

Elle poursuit : « Oberlin lui-même avaient inventé des procédés empiriques pour les [enfants] familiariser peu à peu avec le français. On causait en tricotant dans la chambre spacieuse ; on causait en cueillant des fleurs dans la campagne. On causait, parce que l’on était en vie ». G. Tortel reprend à son compte les « entretiens » menés avec les enfants. Ceux-ci consistent comme dans les premières leçons des salles d’asile à solliciter les enfants à partir de petites histoires afin de les aider à développer la conscience de leur pensée à partir de leurs centres d’intérêt, de leur vécu quotidien. La pédagogue suit les traces de ses prédécesseures et écrit :

Pour voir comment l’enfant joue, il faut le regarder dessiner. Il faut non pas contempler l’œuvre achevée, mais la regarder dans son dynamisme, dans son élaboration, dans l’ordre de sa formation. […] Imitons en cela les procédés de la psychanalyse : amener adroitement l’enfant à parler de son œuvre, à extérioriser sa pensée, alors qu’il dessine. […] La parole est pour l’enfant l’action verbale qui scande les moments de l’action musculaire ou intellectuelle, une sorte de rythme ajouté au mouvement interne (Tortel, 1928).

La conférence donnée par M. Torok à l’école maternelle avenue Stephen Pichon en 1959 s’inscrit directement dans la lignée de celles données par les femmes pédagogues qui ont marqué les XIXe et XXe siècles. G. Tortel et M. Torok inaugurent l’association des partenaires qui jouent avec l’enfant un rôle éducatif et qui aujourd’hui se réunissent en équipe pour travailler ensemble selon leurs différentes compétences. En cela les deux femmes étaient des pionnières. M. Pape-Carpantier demandait de « compter sur les enfants comme sur des collaborateurs »205, comme dans les pratiques pédagogiques de G. Tortel. Faire une place à l’enfant en tant que créateur, c’est aller au-delà du projet de coopération entre adultes et considérer sa manière d’être au monde comme valide.

Or l’enfant évolue dans un milieu, c’est donc l’élan vital qui l’habite et qu’il confronte au réel de tous les jours ce qui va lui permettre de se définir en tant qu’être social, établissant des relations avec les autres et élaborant lui-même ses capacités à communiquer. Rien d’étonnant donc à ce que l’enfant utilise les moyens qui font partie de son quotidien pour transcrire sa perception du monde, notamment tous les objets qui l’entourent et qui lui « parlent », comme les éléments de la nature ou les outils de la maison. En cela, comme le dit I. Senécal à propos des dessins des élèves canadiens, ses travaux constituent un matériel anthropologique de grande valeur, reflet de l’image du réel de l’époque dont il est le témoin. Pour G. Tortel, l’enfant a des facultés créatrices qui valent autant que celles des artistes du XXe

siècle, c’est 203 Chalmel, 2006. 204 MEN, 2015, p. 269. 205 MEN, 2015, p. 247.

80 pourquoi, elle organise des expositions d’œuvres enfantines qui vont être données au regard de par le monde.