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Voix narratives et distribution des rôles

I.6 Le narrateur des Maqâmat :

Le narrateur des séances est à la fois un narrateur/transmetteur et un narrateur/personnage. Al- Harîrî ne donne pas une grande importance à cet élément. Le narrateur est là pour annoncer et rapporter des évènements. Il s’agit, au début, d’un seul narrateur imaginaire qui prend en charge le fait de narrer. Ce narrateur est homodiégitique avec un protocole d’ouverture comme le précise Kilito Abdelfattah. C’est une expression qui inaugure chaque séance à la manière des chaînes de transmission caractérisées par l’emboitement : « un tel nous a raconté : « ثدح, ىور ,ىكح».

Les Maqâmat, et en ce qui concerne les narrateurs, varient selon les auteurs. Nous trouvons dans les dix séances d’Ibn Nâqiyâ ou celles d’as- Sayyoutî, que le narrateur n’est pas constant, il varie selon le récit. Dans d’autres maqâmat, le narrateur est complètement absent. C’est le cas des Maqâmat d’Az- Zamakhcharî, al- Qortobî, al- Mâlaqî et Al- Ibrâhîmî. Quant à Al- Harîrî, le narrateur de ses cinquante séances est un acteur qui a pour le seul rôle de transmettre le génie et l’éloquence du héros picaresque Abû zayd As-sarûji.

Le narrateur-personnage Al-Harîth Ibn Hammam, y raconte ses rencontres répétées avec Abû Zayd. A chaque fois, le narrateur retrouve le héros dans une nouvelle ville au centre d’une foule qui se presse autour de lui. Les séances d’Al- Harîrî sont un sujet populaire qui sert à décrire des

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scènes animées de la vie quotidienne. A peine, nous constatons la présence du narrateur avec l’utilisation du « je » et du « moi ».

Le rôle du narrateur est de rapporter des faits, dont il était présent, dans la plupart des cas comme observateur. Dans toutes les séances, le narrateur intervient au début, rappelant la même formule d’ouverture que les propos qu’il rapporte sont ceux qui sont tenus par un second narrateur qui est Ibn Hammam (Al- Harîth Ibn Hammam nous a raconté, nous a narré, nous a dit, nous a informé). Cette chaîne de transmission de la narration est une caractéristique propre aux récits arabes anciens, surtout dans les contes oraux qui côtoient les séances avec leur définition. Les éléments essentiels sont, premièrement, le verbe qui indique l’information (raconter, narrer, rapporter, etc), accompagné souvent d’un énonciateur qui est au pluriel « nous » (haddathanâ) pour s’adresser au public. C’est un narrateur inconnu qui présente les personnages et qui accorde le fil narratif aux autres. Il n'est, ni nommé, ni décrit, il ne participe pas au déroulement des évènements rapportés.

Pour les séances d’Al- Harîrî, Ibn Hammam occupe la place d’un second narrateur qui diffère d’une séance à une autre. Tantôt, il se présente comme personnage de l’histoire qu’il raconte, tantôt, il en est témoin seulement. Dans la maqâma n°03, il est un narrateur/personnage, puisqu’il était victime de l’escroquerie d’Abû Zayd, ou comme dans la maqâma n°26, où le narrateur/personnage a prêté son manteau à Abû Zayd qui le gardait sans le lui rendre. Par ailleurs, dans la maqâma n°45, Ibn Hammam est un narrateur/transmetteur, puisqu’il est témoin d’une scène qui a eu lieu devant le juge de la ville. Nous signalons à la fin que l’expression inaugurale change dans une seule séance, c’est la maqâma n°48, où le nom d’Ibn Hammam apparaît dès le début.

Ainsi, nous pouvons résumer le fil narratif des séances comme le suivant : un narrateur/ transmetteur inconnu rapporte au lecteur le récit (les

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évènements racontés) dans la bouche d’un narrateur/personnage Ibn Hammam. Les évènements racontés tournent au tour d’un picaro nommé Abû zayd. Le schéma suivant résume la relation entre les narrateurs et les évènements :

Toutefois, nous pouvons penser à deux possibilités qui justifient le recours de l’auteur à un narrateur/transmetteur inconnu. La première est que ce narrateur/transmetteur intervient pour éviter toute confusion entre le narrateur/ personnage et les autres personnages. Il est, en quelque sorte, le distributeur des rôles dans le récit. Cela se manifeste dans les évènements et à la fin de la séance, et non pas au début, où l’identité du narrateur/personnage est révélée avec la formule d’ouverture. La deuxième possibilité est que ces séances sont le fruit des récits oraux traditionnellement racontés en soirées, qui sont introduits par des expressions appelées « Isnâd ou hadîth ». C’est le cas des œuvres arabes les plus anciennes où tout récit historique : « se trouve précédé d’un isnâd, chaînes de transmetteur, garantissant l’authenticité de la citation » (Vial, 1967 : 133-134).

Cependant, vers la fin de la séance, le narrateur/personnage insère dans son discours d’autres personnages, en s’exprimant à la première personne. Faisant appel à des expressions comme « celui qui a apporté cette histoire a dit ». Le narrateur/transmetteur souligne également l’identité du

Les séances sont rapportées par un narrateur/transmetteur inconnu. Les aventures d’Abû Zayd. Aux auditeurs d’abord puis aux lecteurs.

Sont rapportées par Al- Harîth, narrateur/personnage.

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narrateur/personnage. Et donc, le rôle du narrateur/transmetteur peut se résumer ainsi :

A la lumière des résultats obtenus au cours de cette analyse, nous pouvons dire que les deux histoires sont des récits picaresques, où le fil narratif est varié, mais le narrateur est homodiégitique et a plusieurs fonctions. Il est transmetteur et personnage. Ainsi, nous pouvons dire que la ressemblance entre ces récits touche à la narration qui est prise par un narrateur qui peut représenter différentes instances narratives. Celles-ci diffèrent d’un récit à un autre et représentent les supports par lesquels le récit se transmet. Le narrateur a deux fonctions principales : la première est de raconter une histoire et la deuxième est de créer un contrat de communication qui se fait entre lui et son narrataire. Du coup, le narrateur agit facilement sur son narrataire.

II Un narrataire spécial pour les deux récits :

Avant les années quatre-vingt du XXème siècle, tous les travaux et les critiques littéraires ont été portés vers la production littéraire et les conditions historiques qui l’entourent. Désormais, et avec le schéma de communication de Jackobson qui a montré l’importance du pôle opposé de l’émission, le destinateur et son destinataire auront la même importance dans l’analyse des textes et particulièrement en narratologie. Les critiques littéraires s’intéressent, actuellement, à la façon dont le destinataire peut influencer la production du texte. La communication, en effet, peut être intérieure ou totalement extratextuelle, c’est-à- dire entre un texte et un lecteur visé par la structure du texte. Un changement mutuel est à la base de toute

Le narrateur/transmetteur

Indique l’identité du narrateur/personnage dans l’incipit.

Ponctue le discours pour éviter toute confusion entre le narrateur/personnage et les autres.

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communication entre le texte et le lecteur. Il s’agit de donner des détails afin de réserver l’effet de suspense. Le rôle du lecteur est essentiel, car il est responsable de l’interprétation du texte. Ainsi, Couturier Maurice définit la communication en littérature comme :

« Un processus mis en branle non pas par un code donné mais par une interaction mutuelle restrictive et grossissante entre l’explicite et l’implicite, entre ce qui est relevé et ce qui est dissimulé, ce qui est dissimulé pousse le lecteur à l’action mais cette action est contrôlée aussi par ce qui est relevé, l’explicite est à son tour transformé lorsque l’implicite a été à la lumière » (1995 : 10).

Quand il lit le texte, le lecteur le réécrit sous forme d’une interaction. Cette relation peut être représentée de deux façons :

Texte Interaction lecteur

Lire et interpréter

Texte/ narrateur lecteur/ narrataire

Réécriture.

Le narrateur relate l’histoire et pousse son narrataire à la lire et à l’interpréter. Or le narrataire, et après sa propre lecture, réécrit différemment l’histoire. En conséquence, nous pouvons considérer tout texte littéraire narratif, comme étant un acte de communication, surtout, depuis que R. Jackobson a déterminé les éléments constitutifs du procès linguistique en le décrivant ainsi :

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« Le destinateur envoie un message au destinataire. Pour être opérant, le message requiert d’abord un contexte auquel il renvoie (c’est ce qu’on appelle, dans une terminologie quelque peu ambiguë, le référent), contexte saisissable par le destinataire, et qui est, soit verbal, soit susceptible d’être verbalisé ; ensuite, le message requiert un code commun en tout ou au moins en partie, au destinateur et au destinataire (ou, en d’autres termes, à l’encodeur et au décodeur du message) ; enfin, le message requiert un contact, un canal physique et une connexion psychologique entre le destinateur et le destinataire, contact qui leur permet d’établir et de maintenir la communication. Ces différents facteurs inaliénables de la communication verbale peuvent être schématiquement représentés comme suit :

Contexte

Destinateur Message Destinataire Contact

Canal » (cité par Genette, 1963 : 201).

Si ces facteurs sont les aspects fondamentaux d’une communication verbalisée, il doit en être de même dans les textes littéraires. Ces facteurs correspondent aux éléments primordiaux du texte narratif littéraire. Du coup : *Le destinateur renvoie à l’auteur et/ou au narrateur du texte.

*Le contexte revoie au réalisme et à la vraisemblance.

*Le message renvoie à la thématique.

*Le destinataire revoie aux personnes réelles/ individus imaginaires inventés par l’auteur (c’est ce que nomme Genette et Prince le narrataire). Ce destinataire se situe soit à l’extérieur (comme entité en dehors du texte, un lecteur réel en chair et en os), soit à l’intérieur du texte comme (un personnage à qui s’adresse le narrateur ou le lecteur virtuel).

C’est en 1966 que Barthes Roland introduit la notion du narrataire. Tout récit suppose un narrateur et une instance de la réception. Barthes pense

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que l’on a beaucoup glosé sur le « rôle de l’émetteur », mais déplore la carence de la théorie d’un regard du récepteur en affirmant que : «le problème n’est pas d’introspecter les motifs du narrateur ni les effets que la narration produit sur le lecteur, il est de décrire le code à travers lequel le narrateur et le lecteur sont signifiés le long du récit lui-même » (1966 : 25). Le terme de narrataire doit sa naissance, en critique littéraire française, à Barthes.

Reconnaissant, actuellement, l’importance du narrataire en analyse du récit, Gérald Prince s’est intéressé à la narratologie et aux instances narratives, surtout celles de la réception. Il fera, avec ses travaux, de la démonstration de la théorie de Barthes. Il affirme l’existence de plusieurs destinataires : lecteur réel, virtuel ou idéal.

Genette, quant à lui, en empruntant la notion de narrataire à Barthes, pour ainsi distinguer le destinataire textuel, affirme que le narrataire doit être distingué du lecteur, car ces deux figures ne se trouvent pas au même niveau diégétique : « comme le narrateur, le narrataire est un des éléments de la situation narrative, et il se place nécessairement au même niveau diégétique » (1972 : 265). Par conséquent, cette instance narrative est présente dans le texte, sa présence est encodée à travers un ensemble de signes et d’indices susceptibles d’être étudiés.

Finalement, Prince élabore un système de classification des narrataires selon leur situation narrative et leur position par rapport au narrateur et aux personnages. Notre étude des divers narrataires dans le corpus (Gil Blas de Santillane vs Les Maqâmat d’Al- Harîrî) met en explication la théorie de Gérald Prince et les nuances apportées par Genette pour leur classification :