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Néoinstitutionnalisme sociologique renouvelé : principes et concepts développés

2.2 Présentation du courant institutionnel

2.2.4 Néoinstitutionnalisme sociologique renouvelé : principes et concepts développés

Ces dernières années, les chercheurs s’intéressant à la perspective néoinstitutionnelle sociologique ont réalisé plusieurs études visant l’intégration du rôle de l’acteur et ont placé l’étude du changement et de l’évolution au cœur de l’analyse institutionnelle. Ils ont développé ainsi une nouvelle perspective appelée le « néoinstitutionnalisme sociologique étendu » (Hoffman et Ventresca, 2002, cités dans Leca, 2006: 73). DiMaggio (1988) montre la nécessité de considérer les stratégies mises en œuvre par les acteurs afin d’agir sur leur environnement institutionnel et probablement le transformer. Cependant, comme le soulignent Slimane et Leca (2010), cette intégration du rôle de l’acteur dans le cadre du néoinstitutionnalisme sociologique est confrontée au paradoxe de l’acteur encastré dans son environnement institutionnel, tel que l’a énoncé Holm (1995 : 398): « Comment les agents peuvent-ils changer des institutions si leurs actions, leurs intentions et leur rationalité sont toutes conditionnées précisément par ces institutions qu’ils veulent changer? »

Pour introduire le rôle de l’acteur dans l’analyse institutionnelle, les travaux menés ces dernières années par les néoinstitutionnalistes sociologiques ont proposé plusieurs concepts importants, en plus évidemment des concepts d’institutions et du champ organisationnel proposés déjà par cette perspective. Ces concepts sont: 1/ la capacité de l’acteur de se désencastrer de son environnement institutionnel (Beckert, 1999); 2/ la logique institutionnelle (Friedland et Alford, 1991); 3/ le travail institutionnel (Lawrence et Suddaby 2006); 4/ l’entrepreneur institutionnel (Eisenstadt, 1980); 5/ le changement institutionnel; et 6/ le rôle des institutions dans la structuration du champ organisationnel.

2.2.4.1 Capacité de désencastrement des acteurs

Selon l’institutionnalisme sociologique classique, les acteurs sont encastrés dans leur environnement institutionnel et social; il est impossible pour eux de s’en désencastrer. Cependant, des auteurs comme Beckert (1999) rejettent cette idée en soulignant que l’agent possède des capacités pour se « désencastrer » de son environnement institutionnel et éventuellement le changer. Il explique que, dans

ce cas de désencastrement, qui survient souvent aux moments de crises ou d’innovation, les pressions institutionnelles diminuent, l’acteur « prend du recul » et il développe ainsi des capacités de faire des choix stratégiques. Beckert (1999) montre qu’après cette phase de désencastrement vient toujours la phase de réencastrement, où l’acteur doit convaincre les autres d’adopter de nouvelles pratiques qui se transforment, par la suite, en institutions. L’acteur modifie ainsi son environnement institutionnel et devient ainsi un « entrepreneur institutionnel ». Nous présentons ce concept dans ce qui suit.

2.2.4.2 Entrepreneur institutionnel

Les entrepreneurs institutionnels sont des acteurs qui mobilisent des ressources pour créer de nouvelles institutions ou transformer celles existantes (Battilana et al., 2009; DiMaggio, 1988; Garud et

al., 2007; Maguire et al., 2004). Ils peuvent être des organisations ou des groupes d'organisations

(Garud et al., 2002; Greenwood et al., 2002), ou des individus ou des groupes d'individus (Fligstein, 1997; Maguire et al., 2004). Sushanta (2011: 167) présente l’entrepreneuriat institutionnel dans ces termes:

Institutional entrepreneurship constitutes those activities of organization or actors who are incited by a certain institutional arrangement, and who leverage resources to create new institutions or transform the existing ones (DiMaggio and Zucker, 1988). Institutional entrepreneurs are driven by reasonable interests, and attempt to create an alternative passage within the existing organizational field.

DiMaggio (1988), en s'appuyant sur Eisenstadt (1980)34, introduit la notion d'entrepreneur institutionnel

dans l'analyse institutionnelle pour caractériser les acteurs organisés avec des ressources suffisantes pour participer à la conception de nouvelles institutions dans lesquelles ils voient « une occasion de réaliser l'intérêt auquel ils accordent une grande valeur » (Eisenstadt, 1980: 14). DiMaggio (1988) explique comment les acteurs peuvent ainsi orienter les institutions, et ce, malgré les pressions externes qu’ils subissent. D’autres définitions mettent l’accent sur le rôle des acteurs ou des agents

34 Cet auteur a été le premier à utiliser la notion d'entrepreneuriat institutionnel pour caractériser les acteurs qui agissent comme des

déclencheurs de changement structurel. Il souligne: « institutionalentrepreneurs were one variable, among a “constellation” of others, that was relevant to the process of social change. » (Eisenstadt, 1980: 848)

dans le processus de changement institutionnel. Dans ce sens, Battilana et al. (2009: 168) présentent les acteurs institutionnels comme des :

agents who initiate and actively participate in the implementation of changes that diverge from existing institutions, independent of whether the initial intent was to change the institutional environment, and whether the changes were successfully implemented .

De leur côté, Greenwood et al., (2002) soulignent que les entrepreneurs institutionnels sont généralement des acteurs marginalisés, mais dotés de ressources, et qui se considèrent lésés par les règles existantes (Greenwood et al., 2002; Leiblebici et al., 1991). Ils ne possèdent toutefois pas les moyens pour imposer de nouvelles institutions d’une façon coercitive. Ils doivent donc obtenir l’adhésion des autres acteurs. Cette situation les amène à développer des stratégies de cadrage – ou

framing (Leca, 2006) – visant à aligner leur projet institutionnel avec les valeurs et les intérêts de ceux

qu’ils perçoivent comme étant leurs alliés potentiels. Il est donc nécessaire pour les entrepreneurs institutionnels de toujours expliquer aux acteurs qui les entourent le problème existant et leur montrer, également, en quoi la solution ou le changement qu’ils proposent est mieux que ce qui existe déjà.

Plusieurs études montrent que les entrepreneurs institutionnels jouent un rôle important, principalement dans les secteurs émergents (situations d’innovation) ou dans ceux qui sont en crise. Par exemple, le développement d’une activité nouvelle dans un secteur émergent implique l’intervention des entrepreneurs institutionnels pour fixer les règles et assurer la légitimité de cette activité auprès des parties prenantes internes et externes (Aldrich et Fiol, 1994; Zimmerman et Zeitz, 2001). Ces entrepreneurs interviennent également pour fixer les règles d’appartenance au champ ou au secteur en diffusant; par exemple, des normes professionnelles contraignantes (Lawrence, 1999). Ils interviennent aussi dans les secteurs en crise lorsque les institutions existantes n’arrivent pas à satisfaire les nouvelles exigences technologiques, légales, économiques ou sociales (Fligstein, 1997).

En somme, l’entrepreneur institutionnel est donc un acteur qui crée ou modifie des pratiques, des croyances ou des modèles, et qui motive les autres acteurs à adhérer à ces pratiques et les adopter comme des normes (Fligstein, 1997; Ben Slimane et Leca, 2010; Zimmerman et Zeitz, 2004). Notons que cette participation des acteurs à la construction des institutions et de leur réalité sociale montre

que la perspective néoinstitutionnelle sociologique a aussi des liens avec la sociologie des connaissances, notamment le travail de Berger et Luckman (1967) qui avait montré que la réalité sociale ou les objets sociaux ne sont pas donnés, mais qu’ils sont plutôt construits, négociés, changés, adaptés et organisés par les acteurs sociaux. Ils sont donc construits socialement.

2.2.4.3 Travail institutionnel

Un autre concept visant l’introduction du rôle des acteurs dans l’analyse institutionnelle est celui du travail institutionnel. La définition connue de ce concept est celle issue des travaux de Lawrence et Suddaby (2006: 215) : « l’action volontaire d’individus et d’organisations dont le but est de créer, maintenir ou changer les institutions. » Selon ces auteurs, il y a trois types de travail institutionnel : le travail de création des institutions; celui du maintien des institutions; et le travail de désinstitutionnalisation.

Le travail institutionnel vise l’analyse de l’activité de création, de maintien ou de destruction institutionnels et non une description statique de résultats (Lawrence, Suddaby et Leca, 2009: 10). Il n’est pas mené par un seul acteur, mais par plusieurs, et ce, dans un effort collaboratif. Ce concept permet de comprendre le processus institutionnel et la transformation des organisations. La mobilisation de ce concept a comme objectif de donner de l’importance aux acteurs, sans remettre en cause les principes de la perspective néoinstitutionnelle.

En s’intéressant à plusieurs acteurs, le concept du travail institutionnel est venu compléter celui de l’entrepreneur institutionnel. Bartley (2007b) et Hardy et Maguire (2008) ont souligné les limites des travaux basés uniquement sur l’entrepreneur institutionnel en mentionnant le besoin de prendre en considération les autres acteurs impliqués dans les processus institutionnels afin de comprendre leur complexité (Bartley, 2007b) et de tenir compte des actions des acteurs désirant modifier, maintenir ou défendre leur environnement (Hardy et Maguire, 2008). Le concept d’entrepreneur institutionnel se focalise sur les activités visant à modifier les institutions en place ou à créer de nouvelles institutions. De son côté, le concept du travail institutionnel touche un ensemble plus vaste d’actions qui visent les

institutions. Ce concept permet de considérer, en plus de l’entrepreneur institutionnel, les autres acteurs engagés dans les processus institutionnels.

Par exemple, Bartley (2007a) a étudié le processus de création de normes de certification en examinant les diverses interactions qui existent entre les entreprises, les associations professionnelles et les autres parties prenantes dans un même secteur industriel. Il a souligné, en effet, que la formation des institutions est un processus émergent qui découle d’un travail institutionnel réalisé par tous les acteurs (l’ensemble des parties prenantes) et non pas juste par l’action de certains entrepreneurs institutionnels érigés en « héros ». Ceci permet de comprendre que la construction des institutions est un processus collaboratif.

La littérature montre certaines caractéristiques du travail institutionnel et les plus importantes sont : 1/ l’existence de la motivation chez les acteurs qui le réalisent pour que celui-ci puisse avoir un effet sur les institutions. Il est nécessaire pour les acteurs d’avoir un minimum d’intentionnalité, car « sans intentionnalité, les actions peuvent avoir des effets institutionnels profonds, mais elles ne sont pas toujours considérées comme du travail institutionnel » (Lawrence et al., 2009 : 13, notre traduction); 2/ le travail institutionnel doit représenter également un effort de la part des acteurs. Comme l’expliquent Lawrence et al. (2009 : 14), la notion de travail institutionnel ne renvoie pas exactement à l’idée d’action institutionnelle; le champ de l’action institutionnelle est plus vaste que celui du travail institutionnel. Même si chaque travail institutionnel représente une action sur les institutions, toute action institutionnelle n’est pas nécessairement du travail institutionnel. En effet, il est nécessaire de relier le travail institutionnel aux principes d’efforts physiques ou intellectuels.

De plus, le travail institutionnel prend en considération le pluralisme institutionnel, soit l’existence de plusieurs logiques institutionnelles (Townley, 2002). Ainsi, lorsque ces logiques entrent en conflit les unes avec les autres, elles fournissent des opportunités de changement dont se saisissent les acteurs (Greenwood et Hinings, 1996; Hargrave et Van de Ven, 2006). Dans l’environnement marqué par le pluralisme des logiques, des actions se réalisent par une forme de conciliation qui permet la coexistence de multiples visions apparemment opposées. En effet, pour faire face à ce pluralisme institutionnel, les organisations et les acteurs préfèrent souvent composer avec les logiques en

présence (Langley et al., 2007). Nous présentons ce concept de logique institutionnelle dans le point suivant.

Notons pour conclure qu’il est essentiel de se pencher sur les pratiques et les activités de l’ensemble des acteurs pour mieux comprendre les processus institutionnels (changement, maintien ou désinstitutionnalisation). Le travail institutionnel est donc mené par de multiples acteurs dans un effort collaboratif, mais pas uniquement par un ou quelques entrepreneurs institutionnels héros.

2.2.4.4 Logique institutionnelle

Le concept de logique institutionnelle développé par Friedland et Alford (1991) est défini comme « une logique centrale qui constitue un principe d’organisation et de légitimité » (Leca, 2006: 75). Les logiques institutionnelles sont des présupposés, des croyances et des règles, par lesquels les acteurs s’organisent et donnent du sens à leur réalité institutionnelle (Friedland et Alford, 1991; Thornton et Ocasio, 1999). Il existe dans l’environnement plusieurs logiques institutionnelles contradictoires ou complémentaires, et les incohérences, les tensions et les contradictions existantes entre celles-ci constituent des marges de manœuvre pour les acteurs organisationnels (Friedland et Alford, 1991), lesquels développent des capacités d’action en exploitant évidemment ces différentes tensions et contradictions. Cette diversité de logiques donne à ces acteurs la possibilité de s’inspirer des autres modèles pour envisager de nouvelles règles du jeu (Seo et Creed, 2002) et produire ainsi des changements institutionnels.

Selon Smith et Powell (2007), les logiques institutionnelles forment les règles et les conventions d'un champ organisationnel particulier. En d'autres termes, elles sont un ensemble de croyances et de pratiques cohérentes (les schémas et les scripts) que les membres d’un champ ont en commun. Ces ensembles de croyances et de pratiques organisent des principes et des recettes pour l'action. Les logiques institutionnelles ont donc des implications instrumentales, normatives et cognitives (Friedland and Alford, 1991; Thornton, 2004; Whitley, 1992) et elles fournissent des justifications pour l’action.

Pour Vurro et al. (2010), les logiques institutionnelles représentent un ensemble de règles formelles et informelles qui guident et contraignent les actions, les interactions et les interprétations, et qui sont façonnées par l’action quand les personnes et les organisations agissent dans les différents systèmes sociaux auxquels ils appartiennent (Friedland et Alford, 1991). Ces logiques guident l’action en soulignant les questions, les imprévus et les problèmes qui doivent être considérés comme pertinents lors de l’interaction entre les acteurs et quand une ambiguïté survient (Thornton, 2004, cité dans Vurro

et al., 2010). Les logiques institutionnelles définissent ainsi le contenu des institutions et renforcent le

rôle de l'action (Vurro et al., 2010).

2.2.4.5 Changement institutionnel comme but stratégique

Pour le courant du néoinstitutionnalisme renouvelé, l’environnement institutionnel représente un enjeu stratégique pour les organisations. Ce courant est en effet devenu un moyen pour comprendre comment les organisations gèrent leur environnement en proposant des « règles du jeu » qui déterminent les relations de pouvoir d’une façon permanente dans un champ organisationnel. Ce dernier devient alors un lieu d’action stratégique et un stimulus pour l’adaptation (Hafsi et Thomas, 2005). Les institutions ainsi que l’aménagement du champ deviennent des objectifs stratégiques des acteurs (Leca, 2006). Le champ organisationnel est considéré, dans ce cas, comme un ensemble d’organisations interdépendantes susceptibles de s’affronter et n’est pas uniquement un groupe d’organisations appelant à l’isomorphisme. Il est considéré également comme un espace de dialogue et de conflits, de contestation et de négociation entre des acteurs organisationnels de nature et de pouvoir différents; il n’est plus donc considéré comme un espace de stabilité.

L’analyse des interactions entre les acteurs d’un même champ montre de nouvelles façons de pratiquer la stratégie. Par exemple, Demil et al. (2001) ont montré que la capacité de la firme Intel d’imposer un rythme collectif dans le secteur de la micro-informatique repose considérablement sur la capacité de cette organisation à entraîner les autres organisations importantes du champ (Leca, 2006). Aussi, d’autres travaux, tels que celui de Lawrence et al. (2002), soulignent l’importance des jeux politiques et des alliances pour assurer la diffusion ou le rejet des pratiques ou des normes. C’est en considérant

l’ensemble des acteurs que les entrepreneurs institutionnels dévoilent leurs stratégies ayant pour objectif de façonner les institutions et la structure du champ.

2.2.4.6 Institutions et la structuration du champ

Les néoinstitutionnalistes insistent sur les enjeux de pouvoir et les stratégies au sein d’un champ organisationnel. Certains travaux (Déjan et al., 2004; Lawrence et al., 2001) soulignent que les institutions constituent des outils de pouvoir au sein d’un champ organisationnel. Autrement dit, elles se manifestent comme des routines et des pratiques neutres mais, de fait, elles favorisent certains acteurs du champ et en défavorisent d’autres. Par exemple, les normes technologiques donnent aux organisations qui les développent et les gèrent un pouvoir considérable dans leur champ organisationnel. Pour ces raisons, la structure du champ devient un enjeu stratégique dans les analyses néoinstitutionnelles (Fligstein, 2001). De son côté, Phillips et al. (2000 : 35) révèlent que « [l] es structures des champs institutionnels créent des relations de pouvoir asymétriques parmi leurs membres, en avantageant certains et en désavantageant d’autres ».