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Néoinstitutionnalisme sociologique classique : principes et concepts proposés

2.2 Présentation du courant institutionnel

2.2.3 Néoinstitutionnalisme sociologique classique : principes et concepts proposés

Le néoinstitutionnalisme sociologique est apparu dans les années 1970 avec la publication du travail de Meyer et Rowan (1977) et de celui de Scott et Meyer (1983). La publication de l’ouvrage de DiMaggio et Powell (1991) intitulé The new institutionnalism in organizationnal analysis place cette approche parmi les approches les plus importantes en théorie des organisations. Elle est fondée, comme nous l’avons souligné précédemment, sur les travaux des institutionnalistes classiques (Commons, 1931; Parsons, 1937; Selznick, 1949). Ceci illustre que les anciens et les nouveaux institutionnalistes partagent les mêmes questions liées à l’efficacité économique des comportements organisationnels et à l’idée de transformation des actions collectives en coutumes. Pour les néoinstitutionnalistes sociologiques classiques, les institutions déterminent les choix des organisations et ceux de leurs acteurs; la marge d’autonomie de ces derniers est ainsi très limitée.

Le néoinstitutionnalisme sociologique refuse la vision rationaliste et volontariste des organisations. Selon cette perspective, les acteurs décident souvent en se basant sur les normes culturelles et symboliques établies, et le souci d’éviter les risques, mais pas en fonction de la recherche d’une efficacité optimale (DiMaggio et Powell, 1983; Meyer et Rowan, 1977). Les organisations agissent pour se conformer aux pressions institutionnelles (faire ce qu’il est convenable de faire), mais pas pour réaliser une meilleure efficacité. Ce comportement les pousse évidemment à adopter les mêmes structures organisationnelles, c’est-à-dire à s’imiter, ou « isomorphisme mimétique » (DiMaggio et Powell, 1983). Les néoinstitutionnalistes proposent donc une nouvelle façon d’analyser l’organisation et son environnement. Pour eux, l’environnement est culturel et n’est pas juste technique ou économique (environnement de tâche), et les organisations adoptent des pratiques pour se conformer aux pressions institutionnelles externes ou pour réduire les risques en imitant les meilleures pratiques et celles qui sont plus valorisées dans leur communauté d’appartenance (Ben Slimane et Leca, 2010; Leca, 2006).

Pour analyser les comportements des organisations face à leurs environnements institutionnels, le néoinstitutionnalisme sociologique propose deux concepts importants – le concept d’institution et celui du champ organisationnel – et trois modèles – coercitif, normatif et cognitif (Scott, 2001). Nous présentons ces concepts et ces modèles dans ce qui suit.

2.2.3.1 Concept d’institution selon les néoinstitutionnalistes sociologiques

Globalement, les institutionnalistes analysent la société comme un tissu d’institutions (Scott, 1995). La notion d'institution est définie par DiMaggio et Powell (1983) comme tout moyen de coordination sociale qui contraint les acteurs dans leurs perceptions de la réalité et dans le sens de leurs actions. Les institutions sont des dispositifs cognitifs collectifs (De Munck, 1997, 2004); elles sont porteuses de dimensions normatives (ce qui est désirable), et cognitives (ce qui est perçu et pensé du monde). À l’issue d’un processus d’institutionnalisation, les institutions deviennent des évidences intériorisées par les personnes et les organisations.

Selon Leca (2006), les institutions sont des structures et des pratiques qui donnent du sens et de la stabilité au comportement social des acteurs ou des agents (Scott, 2001). Elles sont fondamentalement cognitives et culturelles. Elles sont cognitives, car elles sont plus ou moins irriguées par les acteurs sous forme de réflexes et d’habitudes (Tolbert et Zucker, 1996). Et elles sont culturelles ou socialisées, car elles ne sont pas produites uniquement par quelques acteurs isolés. Incontestablement, les institutions sont sécurisantes, car elles permettent de réduire l’incertitude. Cependant, elles sont aussi contraignantes, car le non-respect de celles-ci aboutit à des sanctions: les acteurs ne respectant pas les institutions sont sanctionnés par les autres acteurs (Scott, 2001). Selon Scott (2001), par effet d’imitation, les institutions se diffusent au sein d’une communauté d’organisations appelée champ organisationnel, notion que nous présentons ci-après.

2.2.3.2 Champ organisationnel

Le champ organisationnel est considéré comme un ensemble d’organisations qui forment collectivement un domaine reconnu de vie institutionnelle (Leca, 2006). Selon cet auteur, le champ organisationnel se structure graduellement avec l’augmentation de l’attention mutuelle entre les organisations qui sont à l’intérieur du champ et des interactions entre elles; la densité de l’information échangée; et avec l’émergence de coalitions dominantes. Une fois que le champ est formé, les pressions institutionnelles exercent une forte contrainte sur l’autonomie d’action stratégique des organisations faisant partie du champ. Pour Scott (1994, 1995, cité dans Greenwood et al., 2002 : 58) :

The concept of organizational field is central to institutional theory. It represents an intermediate level between organization and society and is instrumental to processes by which socially constructed expectations and practices become disseminated and reproduce ». De leur côté, DiMaggio et Powell (1983 : 148-149) définissent le champ organisationnel comme: « sets of organizations that, in the aggregate, constitute an area of institutional life; key suppliers, resource and product consumers, regulatory agencies, and other organizations that produce similar services or products.

On voit que cette dernière définition est centrée sur le concept de « sets », ou ensembles, et « communities », ou communautés(Porac et al., 1989) d’organisations qui interagissent directement entre elles ou qui s’influencent mutuellement d’une façon particulière. Scott (1994) ajoute l’idée que les patterns d’interaction entre les communautés organisationnelles sont définis par un système de signification ou de sens partagé. Ce système de signification établit les limites de chaque communauté d’organisations en définissant sa composition, les moyens appropriés de se comporter ainsi que les relations appropriées entre les communautés d’organisations (Lawrence, 1999).

La notion du champ organisationnel s'appuie, de ce fait, beaucoup sur la construction sociale de la réalité (Berger et Luckman, 1967; Zucker, 1977, 1987). Les croyances collectives sont considérées comme émergentes des processus d'interactions répétées entre les organisations. Ces dernières développent des catégorisations (ou des typifications) de leurs échanges, qui permettent d'atteindre le statut de l'objectivation et forment ainsi la réalité sociale (Leca, 2006). Les organisations doivent, par la suite, se conformer à cette réalité construite socialement, car ceci leur permet de réduire l'ambiguïté et l'incertitude. En revanche, les compréhensions partagées de pratiques adéquates permettent des échanges agencés. À long terme, ces compréhensions partagées ou ces croyances collectives vont être renforcées par les processus de réglementation.

On voit donc que le concept de champ institutionnel permet de situer le lieu où se produisent les cadres d’action collective qui poussent à l’isomorphisme. Le néoinstitutionnalisme sociologique classique s’intéresse principalement aux pressions isomorphiques. Que ce soit par processus d’isomorphisme coercitif, normatif ou mimétique, les organisations tendent à se ressembler. Elles cherchent à être conformes pour acquérir des ressources et régler le problème de l’asymétrie des informations

(DiMaggio et Powell, 1983). Selon Scott (1995), trois types de piliers ou modèles institutionnels ont un impact sur les processus de légitimation et d’isomorphisme. Nous les présentons dans le point suivant.

2.2.3.3 Piliers ou modèles institutionnels

Comme suggéré par Scott (1995, 2001), nous pouvons scinder le système qu’on appelle institutions, pour les besoins de l’analyse, en trois modèles: le modèle normatif, réglementaire et cognitif. Dans son livre Institutions and Organization, Scott (1995) a intégré ces différents courants de pensée. Il définit l’institution comme suit:

Institutions consist of cognitive, normative, and regulative structures and activities that provide stability and meaning to social behaviour. Institutions are transported by various carriers- cultures, structures, and routines- and they operate at multiple levels of jurisdiction. In this conceptualization, institutions are multifaceted systems incorporating symbolic systems- cognitive constructions and normative rules-and regulative process carried out through and shaping social behaviour. Meaning systems, monitoring process, and actions are interwoven. Although constructed and maintained by individual actors, institutions assume the guise of an impersonal and objective reality. Institutions ride on various conveyances and operate at multiple levels-from the word systems to sub-units of organizations. (Scott, 1995 : 33)

Scott propose trois piliers (modèles) pour l’approche institutionnelle, que nous résumons ci-après : le pilier cognitif, le pilier réglementaire et le pilier normatif. Ces modèles présentent chacun des analyses différentes sur la conformité, les mécanismes de diffusion des institutions, le type de logique, les indicateurs, la conception de la légitimité, les véhicules des institutions (les routines, les structures sociales et les cultures) et le niveau d’analyse. Nous présentons, dans ce qui suit, ces différents modèles.

2.2.3.3.1 Respect de la réglementation (modèle coercitif)

Certains institutionnalistes accordent un rôle important aux lois, aux règles et aux sanctions, comme bases de l’institution (Barnett et Caroll, 1993, cités dans Scott, 1995; Williamson, 1975, 1985, 1991). Par exemple, North (1990) définit les institutions comme des contraintes qui s’imposent aux individus et

influencent leurs comportements. Les contraintes ou les mécanismes de règlementation peuvent être formels ou informels (règles non écrites), notamment en fonction de leur degré d’émergence ou d’intentionnalité.

Pour ce genre de modèle, la légitimité d’une institution se base sur le fait qu’elle est légalement reconnue. Nous pouvons donner, à titre d’exemple, les engagements au sein d’un réseau où chaque membre partenaire a des responsabilités, des droits et des devoirs et où il cherche à maximiser ses intérêts particuliers. Évidemment, le non-respect de l’engagement ou des règles du jeu entraîne des sanctions et même l’exclusion. Les règles sont définies non seulement comme des réglementations, mais également comme des contrats et des procédures qui guident les membres des organisations. Les pressions coercitives sont le principal moyen par lequel les institutions de types réglementations sont diffusées.

2.2.3.3.2 Respect des normes et des valeurs (modèle normatif)

Scott (1995) rappelle que le modèle normatif a été développé par Parsons (1953), Selznick (1948) et Mezias (1990). Pour les tenants de cette approche, les valeurs sont vues comme des conceptions de ce qui est préférable en termes de standards avec lesquels les structures ou les comportements peuvent être comparés entre eux. Par ailleurs, les normes indiquent comment les choses devraient être faites. Contrairement au modèle coercitif précédent, où l’emphase est mise sur les lois, dans ce modèle, les acteurs se conforment à l’institution en se basant sur leurs obligations sociales et sur leur utilité dans la société ou la communauté. L’accent est mis sur l’influence des valeurs et des normes qui sont internalisées et imposées aux autres. Un système normatif définit donc les objectifs et la méthode la plus appropriée pour les atteindre.

Les normes et les valeurs procurent de la stabilité à l’ordre social et facilitent la communication et les échanges entre les acteurs (individuel ou organisationnel). L’appartenance à des associations, des regroupements professionnels et des réseaux d’individus et d’organisations aide à diffuser des normes et des valeurs. Si une organisation faisant partie d’un champ, d’un secteur ou d’un réseau ne répond pas aux influences normatives, elle va être pénalisée.

2.2.3.3.3 Imitation comme base de l’institution (modèle cognitif)

D’autres auteurs s’intéressent aux assises cognitives, comme Meyer et Rowan (1977), DiMaggio et Powell (1983) ou encore Caroll et Hannan (1992). Selon ces auteurs, les acteurs construisent leur réalité sociale d’une façon continue, dans un système socioculturel qui existe déjà au sein de leurs organisations. Ainsi, les symboles perçus objectivement orientent les actions de ces acteurs, sous forme de pressions (Zucker, 1987, cité dans Scott, 1995). Les institutionnalistes de ce modèle expliquent la conception d’un cadre cognitif commun par les petites pratiques institutionnelles mobilisées par les acteurs organisationnels pour guider leurs actions et probablement pour diffuser le cadre cognitif et influencer les règles du champ. Selon ce modèle, l’imitation est un mécanisme important par lequel se développent les institutions. Les organisations tentent ainsi de se conformer aux systèmes de croyances partagées et aux cultures qui sont imposées aux acteurs ou adoptées par ceux-ci (DiMaggio et Powell, 1983, 1991). Dans ce cas, la légitimité des actions provient de l’appui culturel et de ce qui est correctement vu et adopté.

Pour les tenants de ce modèle, les membres d’une organisation partagent les mêmes interprétations sur des problématiques données (Zucker, 1987, cité dans Scott, 1995). Ces interprétations contraignent la façon dont le monde est perçu et la considération de ce qui est acceptable et normal. Quand les perceptions de ce qui est considéré comme acceptable ou légitime guident les comportements (actions) des individus, le dialogue entre les membres des organisations conduit à la diffusion de ces systèmes de valeurs (Suchman, 1995a). Les membres d’un champ organisationnel adoptent les croyances et les valeurs de leurs partenaires, tout en influençant celles qui se trouvent dans le champ. Un système de sens se conçoit ainsi au sein du champ.

Ce modèle explique comment les membres d’une organisation partagent des interprétations dans le temps et pourquoi ceci conduit à une concordance organisationnelle. L’interprétation collective d’une problématique détermine le niveau d’institutionnalisation cognitif dans l’organisation ou dans le champ organisationnel (Scott, 1995). L’institutionnalisation crée des routines par lesquelles des problématiques sont préparées et traitées (Ashforth et Fried, 1988; Louis et Sutton, 1991).

Tableau 2.3 Modèles ou piliers institutionnels

Coercitif Normatif Cognitif

Base de la conformité ObéissanceOpportunisme,

intérêt personne Obligation sociale Convictions prises pour acquises Compréhension partagée

Outil de diffusion Isomorphisme coercitif Isomorphisme normatif Isomorphisme mimétique

Type de logique institutionnelle (raisonnement)

Instrumentale (quels sont

mes intérêts) Recherche de ce qui est approprié (opportun) (vu mon rôle dans cette situation, qu'est-ce qu'on attend de moi?)

Convention

Indicateurs Règles, lois, sanctions Accréditation, adhésion aux normes

ou certification Isomorphisme, croyances collectives, logique et action partagées

Base de légitimité Légalité. Sanctionné

légalement Gouverné par la morale Cadre culturel commun ou construction communeCompréhensible, reconnaissable, culturellement supporté

Reproduction des routines Protocoles, standards et

procédures Conformité et accomplissement du devoir Comportement répété, scripts

Reproduction des

structures sociales Systèmes de gouvernance et de pouvoir Systèmes d’autorité Isomorphisme structurel, identités Adapté de Scott (1995)

En somme, cette sous-section montre que la perspective néoinstitutionnelle sociologique classique met l’accent sur l’impact qu’ont les dimensions sociales et culturelles sur les comportements, les pratiques et les décisions stratégiques des organisations. Elle souligne que les organisations et les acteurs qui les composent sont encastrés dans un système de valeurs, normes, règles et croyances.

Cependant, avec cette vision de l’organisation et de l’environnement, cette perspective n’accorde pas assez d’importance aux acteurs organisationnels (aux agents) et cette négligence des capacités stratégiques des acteurs constitue la principale critique adressée à cette perspective (Hirsch et Lounsbury, 1997, cités dans Ben Slimane et Leca, 2010). La non-considération des capacités d’action stratégique des acteurs organisationnels par cette perspective est très claire, surtout lorsqu’elle analyse le changement institutionnel. Elle explique ce dernier par des pressions institutionnelles exogènes (Oliver, 1991) et s’intéresse exclusivement à l’analyse de comment les acteurs s’adaptent à ces changements institutionnels.

Pour faire face à ces critiques, le néoinstitutionnalisme sociologique s’est renouvelé ces dernières années, en essayant d’introduire mieux le rôle des acteurs dans l’analyse stratégique des organisations et l’étude du changement institutionnel. Nous présentons les principes et les concepts développés par

la nouvelle perspective néoinstitutionnaliste sociologique dite étendue (Leca, 2006) dans la sous- section suivante.