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3. Cadre Théorique

3.4 Relations avec les institutions étatiques

3.4.2 Néo-institutionnalisme dans l’étude des organisations

se professionnalise, les buts sont peu à peu remplacés pour finalement aboutir à ce que l’organisation vise uniquement son propre maintient et adopte une position conservatrice (Rucht, 1999 : 152-153). Plus spécifiquement centré sur les SMOs, Blumer propose un modèle en quatre phases se terminant par une « institutionnalisation » quasi inévitable, un schéma similaire à la loi de Michels. Dans cette perspective de « cycle de vie » des organisations, la professionnalisation et la modération des objectifs semblent inévitables. La littérature à toutefois montré qu’un tel développement n’est pas une fatalité, comme le relèvent della Porta et Diani (2006 : ch6). Premièrement, plutôt que la modération impliquée par une institutionnalisation, les acteurs peuvent opter pour une radicalisation.

Deuxièmement, la plupart des SMOs ne parviennent pas à une institutionnalisation tout simplement parce qu’elles ne survivent pas assez longtemps. Finalement, il a été démontré que plusieurs développements sont possibles en parallèle au sein d’un même mouvement, la radicalisation de certaines SMOs intervenant alors que d’autres s’institutionnalisent. De plus, et contrairement à l’idée d’une évolution par stages qui serait concomitante avec l’évolution du mouvement dans son ensemble, il a été démontré que des SMOs très formalisées pouvaient jouer un rôle dès l’émergence d’un mouvement (della Porta et Diani, 2006 : 150-151).

Parmi les facteurs qui influencent l’évolution des SMOs, quelque soit sa direction, della Porta et Diani (2006 : 152) mentionnent le rôle des institutions (politiques). Certains aspects qu’ils développent ont déjà été abordés dans la section consacrée aux structures d’opportunités politiques, comme l’impact de la centralisation de l’Etat sur les SMOs. Ici nous souhaitons nous intéresser aux aspects relationnels et culturels qui peuvent être présents dans le rapport entre Etat et SMOs, au lieu de percevoir celui-ci uniquement en termes d’accès31. En fait, on pourrait classer l’approche des POS comme relevant de l’institutionnalisme classique, et des développements plus récents, comme la conceptualisation de structures d’opportunités discursives (DOS), sous l’appellation de néo-institutionnalisme (Giugni, 2002). La différence provient non seulement d’un « retour » aux institutions après des périodes dominées par le behaviourisme et le rational choice, mais surtout dans la prise en compte de la dimension culturelle des institutions (Giugni, 2002 : 72).

Certains auteurs ont déjà eu recours à ce courant sociologique pour des recherches dans le domaine des mouvements sociaux, comme Clemens (1996) ou Rao, Morill et Zald (2000).

3.4.2 Néo-institutionnalisme dans l’étude des organisations

31 Nous devons reconnaitre que l’approche des POS offre aussi une conceptualisation assez précise des relations entre les acteurs dès lors que l’on prend en compte le « contexte d’interaction ». Nous nous sommes volontairement limités aux « structures », parce que nous postulons qu’elles ont un impact sur l’ensemble des SMOs présentes dans un Etat, alors que les rapports avec les alliés et les stratégies des autorités sont plus spécifiques à un mouvement.

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Nous proposons d’aborder les relations entre les organisations du GJM et les acteurs étatiques sous l’angle du néo-institutionnalisme, en nous intéressant plus spécifiquement aux mécanismes d’isomorphisme. Une recherche a particulièrement retenu notre attention puisqu’elle s’intéresse au mécanisme d’ « institutional channelling by the state », c'est-à-dire à l’effet des régulations fiscales sur les statuts et la structure des SMOs aux USA (McCarthy, Britt et Zald, 1991). Ce travail est en effet proche d’une des analyses que nous proposerons ici, et elle reprend explicitement les travaux de DiMaggio et Powell sur l’isomorphisme qui serviront de socle théorique pour cette section. Dans leur conclusion les auteurs relèvent que :

« [m]obilizing resources […] inexorably draw[s] those who engage in collective action into a system of understandings which lead to the creation of commonly agreed-upon organizational structures […] » (McCarthy et al., 1991 : 69-70).

Dans l’approche néo-institutionnelle de DiMaggio et Powell (1991), de même que dans l’étude de McCarthy et al. (1991), l’objectif est d’expliquer la relative homogénéité observée parmi les organisations. Une approche rationaliste (comme la resource mobilization theory) postule que le souci d’efficacité conduit les organisations à tendre vers la professionnalisation (McCarthy et al. 1991 : 67 n26) ; par extension on pourrait penser que la forte représentation d’un modèle organisationnel au sein d’un champ donné soit due à la meilleure réponse apportée par celui-ci aux contraintes de l’environnement, dans une logique de sélection

« naturelle ». Le néo-institutionnalisme se distancie de cette ligne d’argumentation en mettant l’accent sur la légitimité d’une forme d’organisation comme facteur d’adoption, plutôt que sur son efficacité (DiMaggio et Powell, 1991 ; Meyer et Rowan, 1991).

Plus précisément, Meyer et Rowan (1991) indiquent que le recours à une forme d’organisation connue et reconnue permet d’acquérir une légitimité sans avoir à démontrer l’efficacité de ce type d’organisation. Le recours à des désignations convenues32 et l’organisation selon des métiers (secrétaire, comptable, etc.), des départements (p. ex. dans le cas des universités : sciences politiques, histoire, etc.) ou des procédures techniques (en particulier de comptabilité) est, dans leur termes, « […] socially expected and often legally obligatory over and above any calculation of [their] efficiency » (Meyer et Rowan, 1991 :

32 Meyer et Rowan (1991) différencient aspects officiels et fonctionnement effectif au sein de l’organisation, comme l’indique l’usage du terme « ceremony » dans le titre de l’article. De leur point de vue c’est surtout les aspects formels qui sont repris pour des raisons de légitimité. Ils peuvent entrer en contradiction avec un fonctionnement efficace de l’organisation (voir Meyer et Rowan, 1991 : 55ss). Cela pourrait être mis en parallèle avec les deux bases de données distinctes du projet DEMOS, l’une concernant les documents et l’autre les pratiques (questionnaire) des organisations. Il serait intéressant de comparer nos hypothèses formulées à la fin de cette section en les testant sur ces deux sources. D’après Rowan et Meyer (1991) on devrait s’attendre à un plus fort impact des liens avec institutions étatiques en employant les données relatives aux documents.

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44). Ce sont donc les attentes33 quant à certains aspects des organisations, attentes traduites par une plus grande légitimité, qui sont le ressort conduisant à une homogénéité dans un champ organisationnel. Ces attentes s’expriment de plusieurs manières à travers un mécanisme d’isomorphisme.

DiMaggio et Powell (1991 : 67) distinguent analytiquement entre trois sortes d’isomorphismes, qui pourraient éventuellement se combiner dans la pratique. Le premier est dit « coercitif », il résulte de pressions (formelles et informelles) exercées sur les organisations par d’autres entités dont elles dépendent ou par des attentes culturelles liées à la société dans laquelle elles évoluent. Une expression évidente de ce mécanisme est, comme le montre l’article de McCarthy et al. (1991), l’ensemble des règles légales qui déterminent l’obtention d’un statut particulier, par exemple celui d’organisation non-lucrative. Les règles de comptabilité en sont également un exemple. DiMaggio et Powell soulignent que ce type d’isomorphisme peut également opérer de manière plus subtile et indirecte, ils donnent l’exemple d’organisations de quartier attachées à la démocratie participative qui ont du adopter un modèle hiérarchisé semblable à celui des organismes dont elle recherchait le soutien (1991 : 68). Ils relèvent que l’interaction avec des groupes hiérarchisés implique généralement d’établir, au moins en apparence, une responsabilité et une autorité au sein de l’organisation, ce qui pose problème pour les formes égalitaires ou collectivistes d’organisation (ibid.). Ce mécanisme relève donc d’une situation de dépendance vis-à-vis d’autres acteurs ou de l’environnement en général.

Le second type d’isomorphisme décrit par DiMaggio et Powell (1991) est mimétique.

Celui-ci a une plus grande probabilité d’opérer dans un contexte d’incertitude, par exemple lorsque les objectifs des organisations sont ambigus. Une solution adoptée par les organisations dans une telle situation est de modeler l’organisation sur celles actives dans le même champ. L’imitation n’est pas forcément consciente, et elle peut intervenir par des moyens détournés, comme le transfert de personnel d’une organisation à l’autre (DiMaggio et Powell, 1991 : 69). Finalement, l’isomorphisme normatif intervient principalement par le biais de la professionnalisation. Deux sources sont décrites par les auteurs : d’une part la création de filières scolaires menant à une profession particulière, comportant donc une certaine standardisation des compétences par l’obtention de diplômes et le suivi de cursus similaires ; d’autre part, la création de réseaux entre membres d’une même profession, comme les associations professionnelles, qui tendent à assurer une rapide diffusion des modèles et des innovations et donc à faciliter l’homogénéisation (DiMaggio et Powell, 1991 : 70-74).

33 Attentes au sens de « ce qui est attendu », comme une « évidence »; pour traduire l’aspect« taken for granted » de ce qui est institutionnalisé.

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Comme le laissent entendre les exemples illustrant notre discussion de ces différents mécanismes, nous nous intéressons principalement à l’isomorphisme coercitif. Nous privilégions cette version du mécanisme parce que les mouvements sociaux sont généralement faiblement dotés en ressources34 et sont donc assez susceptibles de se retrouver en situation de dépendance, vis-à-vis de l’Etat par exemple. Toutefois, on peut soutenir que le GJM représente un contexte propice aux autres formes d’isomorphisme. D’une part, la professionnalisation des SMOs est un thème récurent dans les études sur ce sujet et laisse présager d’un large développement des carrières d’activistes. D’autre part, comme le montrent les études portant sur les conséquences des mouvements sociaux, il est difficile de déterminer la part qu’ils jouent dans les changements politiques et sociaux lorsque ceux-ci adviennent (eg. Giugni, 1998a). Dès lors, si les objectifs des mouvements sociaux sont souvent clairement revendiqués, il est en revanche bien plus délicat de mesurer l’efficacité des différents acteurs au sein des mouvements. Une telle situation semble comparable à ce que DiMaggio et Powell (1991) nomment un contexte incertain35.

La conceptualisation d’un champ organisationnel composé des SMOs, de leurs alliés et de leurs adversaires n’est pas nouvelle. Klandermans (1992) parlait déjà de champ « multi-organisationnel » et plus récemment Rucht (2004) a appelé à une prise en compte plus large des acteurs environnant les mouvements sociaux. Nous ne sommes pas en mesure de montrer que le GJM représente un champ organisationnel au sens de la théorie néo-institutionnelle, mais nous pensons qu’il est plausible de supposer que ce soit le cas. Ainsi, d’après DiMaggio et Powell (1991 : 65), les mécanismes d’isomorphisme prennent place dans un champ organisationnel structuré. La structuration d’un champ organisationnel se fait en quatre temps : augmentation des relations entre les organisations qui composent le champ, l’émergence d’une structure de domination inter-organisationnelle claire, une augmentation de la charge d’information à traiter par les organisations du champ, et une reconnaissance mutuelle d’un destin commun.

3.4.3 Hypothèses

Nous pensons donc que nous pouvons appliquer ce cadre d’analyse aux organisations du GJM, dans la mesure où certaines d’entres elles sont subventionnées par des entités

34 C’est une des raisons pour lesquelles les mouvements ont recours à des moyens dit non-conventionnels. On trouve un exemple implicite de cette vision des mouvements sociaux chez Kriesi (1996 : 153) lorsqu’il décrit les groupes d’intérêts comme suffisamment dotés en ressources - accès institutionnel, expertise ou autorité - pour ne pas avoir besoin de mobiliser leur base.

35 Pour prendre un exemple concret, on peut penser à la tentation de prendre l’accès au média (ou la présence dans les médias) comme critère de succès. Ryan (1991 : 29) attire cependant notre attention sur la nécessité de ne pas considérer celui-ci comme le seul critère de succès, au risque de se retrouver prisonnier de la logique du système médiatique.

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gouvernementales, et qu’elles collaborent parfois avec les autorités. Nous proposons donc les deux hypothèses suivantes :

H5 Les SMOs qui reçoivent des financements de la part de l’Etat ont moins de chance d’adopter un modèle délibératif participatif de prise de décision que celles dont le budget repose sur d’autres sources.

H6 Les SMOs qui collaborent avec les institutions étatiques sont moins susceptible d’adopter un modèle délibératif participatif que celles qui ne collaborent pas. De plus, l’effet est plus marqué au niveau national qu’au niveau local.

Les organisations qui sont subventionnées se trouvent dans une situation de dépendance vis-à-vis des bailleurs de fonds, ce qui nous pousse à faire l’hypothèse qu’un mécanisme d’isomorphisme coercitif direct est à l’œuvre. Plus précisément, nous pensons que l’octroi de subventions est soumis à un certain nombre d’exigences quant aux responsabilités au sein de l’organisation (que ce soit d’un point de vue comptable ou managérial) ce qui inciterait les GJMOs à s’organiser selon un schéma classique36 de délégation du pouvoir décisionnel.

En ce qui concerne les relations de collaboration avec les autorités, c’est cette fois un isomorphisme coercitif indirect que nous postulons. DiMaggio et Powell (1991 : 76) sont d’avis que plus l’Etat est présent dans les transactions des organisations, plus le champ dans son ensemble sera homogène en termes de formes organisationnelles. Cela découle d’une part de la tendance à imposer des régulations valable pour l’ensemble d’un secteur d’activité.

D’autre part, la tendance des services de l’Etat à s’appuyer sur une rationalité formelle ainsi que l’accent qu’ils portent sur les règles institutionnelles conduisent à un fort isomorphisme.

La première condition ne nous semble pas pertinente dans le cas des GJMOs, celles-ci n’étant pas soumises à aux standards de production auxquels il est fait allusion. En revanche, la seconde devrait s’appliquer à tous les niveaux territoriaux et de manière uniforme parmi les pays de notre échantillon, l’administration étant l’exemple typique d’une bureaucratie wébérienne. Nous pensons qu’il s’agit d’un effet indirect dans la mesure où il n’y a probablement pas d’obligation pour une organisation qui souhaite collaborer avec une instance étatique de se conformer à un modèle hiérarchique et formalisé. Cependant, nous supposons qu’il y a une pression en faveur d’un tel conformisme. Comme le relève Kriesi (1996 : 158) : « SMOs with formalized and professionalized structures tend to have easier access to public authorities, because government bureaucracies prefer to deal with organizations with working procedures similar to their own ».

36 L’organisation bureaucratique de type wébérien semble constituer l’étalon de mesure de ces formes organisationnelles, en raison de son extension dans les sociétés modernes, aussi bien dans le secteur public que privé (Rucht, 1999 ; Meyer et Rowan, 1991). La situation est légèrement différente dans l’article de DiMaggio et Powell (1991), puisque ce sont avant tout les organisations dans l’environnement direct des acteurs qui sont déterminantes, même si l’Etat est souvent pris comme référence.

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La distinction que nous apportons entre les niveaux territoriaux relève de la plus grande ouverture des gouvernements locaux, couplée à une moins grande ampleur des moyens à disposition37, ainsi que des projets de collaboration. Ainsi il serait plus facile pour les organisations de type délibératif participatif de collaborer avec des autorités publiques au niveau local parce que celles-ci, au vu des enjeux moins importants, accordent moins d’importance à la formalisation de leurs interlocuteurs.