• Aucun résultat trouvé

2. Revue de la littérature

2.2 La démocratie au sein des SMOs

Les travaux réalisés dans le cadre du projet DEMOS participent du regain d’intérêt pour les SMOs. Donatella della Porta (2009a : 226) positionne clairement cette recherche à l’encontre d’une « hyper normalisation » de la littérature tendant, par les études qu’elle génère, à confirmer une vision exclusivement instrumentale des SMOs. Dans cette optique, le tournant culturel déjà mentionné ainsi que la multiplication des travaux en théorie politique concernant la démocratie délibérative ont présenté d’excellentes opportunités pour palier les carences de la littérature concernant la démocratie à l’intérieur des mouvements sociaux. En effet, malgré une représentation solidement ancrée des mouvements sociaux en tant que lieu de développement d’alternatives démocratiques, peu d’études se sont penchées sur la question de manière empirique ou normative (della Porta, 2009a : 225).

Clairement, l’apport du projet DEMOS est considérable concernant tant le GJM que la question de la démocratie dans les mouvements sociaux (eg. della Porta, 2009c, 2009d, 2007b ; della Porta et al. 2006). Les modèles démocratiques étant au cœur du projet de recherche, les études qui en sont issues couvrent de très nombreux aspects (eg. relation entre valeurs et pratiques démocratiques, entre préférences individuelles et mise en œuvre au niveau des SMOs, etc.). Par conséquent, nous ne nous réfèrerons dans cette revue de la littérature qu’aux études portant sur le même sujet que notre travail, à savoir l’impact du contexte sur les modèles démocratiques adoptés par les SMOs. Mais avant de nous pencher sur les travaux les plus proches de notre recherche, nous examinons quelques auteurs qui se sont attaqués à la question de la démocratie dans d’autres mouvements sociaux.

Parmi ceux-ci, Polletta (2002) est sans doute l’auteur ayant couvert la plus grande diversité de mouvements. Elle offre un aperçu historique du développement de la démocratie participative au sein des SMOs aux Etats-Unis durant le XXème siècle. Son travail, basé sur des entretiens approfondis avec d’anciens membres des organisations qu’elle étudie ainsi que sur des documents d’archive, offre une riche description des tentatives passées et présentes d’expérimentation démocratique au sein des principaux mouvements sociaux de cette période (civil rights, féministes, new left). Son ouvrage, Freedom is an endless meeting, offre un nouvel éclairage sur les raisons qui poussent à adopter un fonctionnement participatif et sur

10

les causes d’échec de ces tentatives, réfutant en partie les thèses conventionnellement admises. Trois éléments sont particulièrement intéressants dans le cadre de ce mémoire :

1. Au début du XXème siècle, la gauche syndicale (labor movement) a été un lieu historique d’expérimentation pour une plus grande participation de la base, une forme de

« pédagogie démocratique » en vue de former des leaders locaux, et ainsi assurer la pérennité de l’organisation (Polletta, 2002 : 28). Le développement durant les années 1960 d’une démocratie radicale au sein de la «New Left » est plus facilement associé au mouvement pacifiste (d’où lui provient son aspect préfiguratif)6, que rattaché à la « Old Left » contre laquelle elle s’est elle-même construite. Néanmoins, le travail de Polletta (2002 : ch2) montre que les participants au « civil rights movement » ont bénéficié des enseignements de cette ancienne gauche par des contacts personnels.

2. Une dichotomie entre mouvements sociaux « expressifs » et efficaces (« instrumental »),

« préfiguratifs » et « stratégiques » est souvent mise en avant dans la littérature (voir Buechler, 2000). La démocratie participative est habituellement associée aux premiers de ces termes, mais l’examen qualitatif minutieux mené par Polletta fait apparaitre les avantages pratiques et politiques d’une telle forme (2002 : 2). Une organisation basée sur un mode participatif présente, entre autres, des avantages au niveau de la solidarité au sein du groupe, apporte des innovations (par le plus grand nombre d’inputs), et facilite le développement du mouvement et de ses membres (2002 : ch1, en particulier pp 5-12). En fait, pour Polletta la tension intrinsèque supposée entre démocratie et efficacité politique doit être remise en question, puisque pacifistes et syndicalistes du début du XXème siècle, bien qu’ayant une vision largement opposée des améliorations démocratiques possibles, ont tout deux cherché à mettre en œuvre leurs solutions pour des raisons politiques (2002 : 29).

3. Il semble que cette idée d’une tension fondamentale entre démocratie et efficacité trouve sa principale source dans l’échec constaté des tentatives successives d’application d’une forme plus participative de prise de décision. En effet, les groupes tels que le Student Nonviolent Coordination Committee (SNCC), la Students Democratic Society (SDS) ou les collectifs féministes étudiés dans cet ouvrage et leurs expérimentations démocratiques se sont soldés par un échec face à l’accroissement du nombre de membres impliqués.

Plutôt que de lier directement la taille des organisations avec les limites des modes de décisions participatifs, Francesca Polletta s’est penché sur les modèles de relations

6 Comme l’écrit Polletta (2002 : 27) : « Pacifist’s well-known commitment to making ‘the means reflect the ends’ has been cited as inspiration for the utopian character of the 1960’s movements in general and, in particular, their commitment to participatory democracy. »

11

sociales qui sous-tendaient les pratiques mises en place dans ces mouvements particuliers. Ainsi, en l’absence de modèle délibératif préexistant, les activistes se sont basés sur des relations sociales qu’ils connaissaient déjà : relations d’amitié, fraternité religieuse ou relation d’enseignement entre adultes7. Ces relations spécifiques ont permis de dépasser certaines difficultés de fonctionnement, mais elles ont aussi été la source de blocages lorsque les groupes se sont agrandis. Parce qu’elles comportent une part d’inégalité et d’exclusion non prise en compte, les relations de cette nature ne sont pas aisément étendues à d’autres individus (Polletta, 2002 : 16-21).

Un autre ouvrage s’intéresse aux processus de prise de décision de manière qualitative.

Le volume 24 de Research in Social Movements, Conflicts and Change est principalement consacré à une série d’articles sur l’emploi du consensus au sein des SMOs. La plupart des articles sont basés sur des études de cas approfondies, à l’exception de Mansbridge (2003) qui en offre une synthèse ainsi qu’un développement conceptuel utile. Elle nous rappelle que le consensus peut avoir deux « visages » : l’un individualiste et protecteur, comme c’est le cas au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU pour les cinq nations bénéficiant d’un veto ; l’autre plus « positif » supposant qu’il existe une « bonne » réponse, atteignable par le biais de la délibération (2003 : 230-1). Ainsi le consensus est applicable à des situations à la fois de totale identité et de totale divergence d’intérêt (2003 : 231-2). C’est un rappel utile dans la mesure où l’aspect positif d’un « esprit de consensus » est souvent mis en avant. Bien que les cas pris en compte par Mansbridge (2003) ne correspondent pas exactement8 à ce que Polletta (2002) nomme « démocratie participative » ; ses conclusions quant aux avantages d’un mode de fonctionnement consensuel recoupent celles énoncées par cette dernière. En effet, sous d’autres appellations plus détaillées, on retrouve essentiellement les avantages en terme de solidarité, d’innovation et de développement, énoncés par Polletta (2002 : 209 ; Mansbridge 2003 : 234).

Mansbridge (2003) liste une série de conditions pour lesquelles l’usage du consensus amène plus d’avantages que d’inconvénients. Ce qu’elle nomme « contexte » se réfère en grande partie aux caractéristiques sociales d’un groupe (formant une SMO) ou à ses valeurs.

Ainsi, d’après elle, les coûts d’instauration d’un système consensuel sont faibles, par exemple lorsque le groupe est homogène (238), lorsque les membres du groupe ont une expérience

7 Les termes en anglais sont : friendship, religious fellowship et tutelage.

8 Mansbridge (2003 :243-8) fait clairement la différence entre « consensus » qu’elle étudie, et « égalité des participants », « participation » ou « décentralisation » ; là où Polletta (2002 : ch1 note 6) utilise le terme démocratie participative pour désigner aussi bien une forme d’organisation décentralisée avec une division minimum du travail et un ethos égalitaire, qu’un processus de prise de décision à la fois direct (plutôt que représentatif) et consensuel (opposé au vote majoritaire).

12

préalable d’un tel fonctionnement (239) ou lorsque la composition du groupe est stable (« low turnover »)(241). Relativement, les bénéfices sont substantiels lorsqu’une expérience d’oppression préexistait (qui rend le principe de reconnaissance des individus important), lorsque les membres du groupe ont besoin des compétences acquises dans un cadre délibératif, lorsqu’il existe un pouvoir informel nuisible au développement du groupe (235) ou lorsque l’unanimité a un caractère sacré pour le groupe (236). D’autres éléments plus généraux sont cités mais ils pointent à des situations propres au groupe tel que « le statut quo est acceptable »9. En Fait, seuls deux éléments du « contexte » font référence à l’extérieur du groupe : le fait que des divisions internes puissent être exploitées par des outsiders et le besoin stratégique de présenter un front uni à l’extérieur (234).

Ces deux textes ont le mérite de porter un regard neuf sur les formes de démocratie intégrant un processus délibératif, reconnaissant des avantages proprement politiques à ces pratiques, et leur redonnant en ce sens un caractère d’efficacité qui leur avait été nié en les qualifiant d’expressives, de pré-figuratives ou encore d’orientées vers des changements culturels. Ils identifient tous deux des avantages au niveau de l’innovation, de la solidarité et du développement aussi bien personnel (pour les membres) qu’organisationnel (pour le mouvement dans son ensemble). Ils reconnaissent également, de manière explicite (Mansbridge, 2003) ou non (Polletta, 2002) que ce type de structure est plus ou moins utile selon les caractéristiques des membres.

Une critique majeure que l’ont peut toutefois adresser à ces études est leur focalisation sur les éléments propres aux groupes qui pratiquent une forme de démocratie délibérative. Le contexte dans lequel se situent ces expériences de démocratie radicale n’est pas systématiquement étudié. L’approche qualitative adoptée par Polletta (2002) se prête sans doute peu à une perspective comparative, mais hormis l’expérience individuelle des membres clés des groupes dont elle fait l’histoire, le lecteur peine à discerner pourquoi ces expérimentations démocratiques se développent à certains moments, en certains lieux, et dans certains milieux particuliers. Nous pensons que ces interrogations peuvent être adressées par une conceptualisation explicite du contexte et une plus grande attention aux variations qui s’y manifestent.

Notre travail se propose de chercher plus largement les déterminants contextuels qui influent sur le choix des processus de prise de décisions au sein des SMOs. Par déterminants contextuels nous entendons notamment les institutions politiques qui ont été identifiées comme une donnée centrale dans l’explication de l’émergence des mouvements sociaux (eg.

9 Ce point semble incomplet, il faudrait plutôt lire : « le statu quo au sein du groupe est acceptable pour ce groupe-ci »

13

Kitschelt, 1986), mais qui jouent aussi un rôle dans leurs structures internes (Rucht, 1996) et sur l’évolution des SMOs qui les composent (Kriesi, 1996). Un tel contexte demeure une variable importante même à une époque où se développent des mouvements transnationaux (Giugni et al., 2006). Mais nous pensons aussi au contexte culturel vers lequel la notion d’identité pointe immanquablement, ainsi qu’au contexte relationnel qui prend une importance particulière dès lors que l’on conceptualise les acteurs (SMOs ou mouvement dans son ensemble) comme inscrits dans un champ d’interaction, comme nous invite à le faire les approches de sociologie des organisations déjà évoquées.